Chp 21 - Rika : le prince et la sainte nitouche
Je n’avais jamais vu de sépulcre. Dans l’Holos, les corps sont réutilisés, une fois la personnalité des citoyens sauvegardée dans le Crypterium. Rien n’est conservé. Mais dans cette salle, c’était tout le contraire. Il y avait trois tombeaux, chacun à un coin de l’immense salle, dans une alcôve qui ressemblait à une chapelle, le tout surmonté d’un arbre immense, dans une matière ressemblant à du verre translucide. Du moins, pour deux d’entre eux. Le troisième, lui, était nu. Ren lui jeta un regard bref, les sourcils légèrement froncés, avant de se diriger vers le plus grand des cercueils.
— C’est bizarre qu’on les ai placés là, observa-t-il. Normalement, comme je te l’ai dit, les nôtres sont mis dans un cimetière-forêt. Là, on dirait qu’ils ont voulu qu’ils se réveillent.
— C’était peut-être le cas...
— Celui-là ne se réveillera jamais. Il est mort.
Je me penchai sur les hauts rebords pour regarder. Mais Ren me repoussa.
— Ne le regarde pas. Il a les yeux ouverts, et pourrait t’entraîner dans des abimes dangereuses. Il s’agit d’Arawn, celui que tu as rencontré tout à l’heure.
« Rencontré ». Le choix du terme me fit frissonner. Chez les ældiens, visiblement, on prenait les fantômes très au sérieux.
Mais il y avait de quoi. Après tout, j’avais cru devenir folle, là-bas, dans cette salle de bal. Je battis donc en retraite, et allais rejoindre Pas Douée. Elle s’était dirigée vers la troisième alcôve, celle qui n’était pas surmontée par une sculpture d’arbre.
— On l’ouvre ? me proposa-t-elle d’un ton enjoué, comme si elle parlait d’une conserve de bouffe.
Je jetai un coup d’œil à Ren, cherchant son approbation. Mais il était debout devant les murs qui jouxtaient le tombeau du roi, occupé à lire les inscriptions.
— Allez.
Avec sa force surhumaine, ce fut un jeu d’enfant pour Pas Douée de soulever la lourde plaque de marbre blanc. Pendant qu’elle la posait précautionneusement contre le mur, pour ne pas la casser, je me hissai sur la pointe des pieds pour voir ce que cachait le tombeau. Ce que je vis me laissa sans voix.
Le troisième cercueil contenait un jeune mâle à la somptueuse chevelure rouge. Il avait un visage si beau, si paisible, que je restai un moment figée, comme dans un rêve, à le contempler. Il avait l’air vivant... Juste endormi.
Pas Douée se pencha à son tour, curieuse.
— Un mâle couleur de feu ! s’exclama-t-elle avec une drôle de grimace.
Elle fronça le nez, ce qui déforma son joli visage en lui donnant un air chafouin, presque animal.
— Il sent une drôle d’odeur... grinça-t-elle en grimpant sur les dalles qui abritaient le mort.
— Pas Douée, arrête ! murmurai-je en espérant que personne ne nous regardait.
Mais Ren était trop occupé de son côté à lire l’histoire gravée sur le tombeau du roi.
« ... C’est pourquoi je me suis couché pour le sommeil éternel, emmenant mon peuple endormi pour Tyrn-ann-nagh, rêvant d’une renaissance nouvelle... » murmurait-il d’une voix basse et habitée, douce comme un chant.
Pas Douée était à cheval sur le corps du pauvre jeune mort dans son cercueil. Elle le reniflait activement, fouillant sa chevelure rouge de ses griffes noires.
— Il sent une odeur ! grondait-elle. Je te jure ! C’est bizarre !
Soudain, elle poussa un hurlement. Tellement perçant que je dus me bouger les oreilles. Et elle sauta en l’air, comme un Nekomat échaudé.
— Il a ouvert les yeux ! hulula-t-elle.
Encore un fantôme. Agrippée l’une dans les bras de l’autre, nous reculâmes contre le mur, alors que le mâle crinière de feu se redressait dans sa tombe, aussi pâle que le marbre.
Mon Dieu.
Il braqua aussitôt le feu de ses yeux rouges sur nous. Puis, avec une célérité et une grâce inhumaines, il se releva de toute sa hauteur. Il était immense, comme tous les ældiens.
Pas Douée lui feula dessus. Elle lui fit face, tous crocs et griffes dehors. On pouvait dire qu’elle était impressionnante.
— Arrière, fantôme ! siffla-t-elle en posture d’attaque, sa mince queue en lasso battant l’air derrière elle.
J’espérais vivement que ce serait suffisant. J’en doutais, cela dit…
Mais son père fut plus rapide. Bondissant de l’autre bout de la pièce, il s’interposa entre elle et son adversaire, qui recula aussitôt dans sa boîte. Il faut dire que Ren faisait le double de son gabarit. Tous les mâles ældiens n’étaient pas comme lui, ce qui était plutôt rassurant.
— Ce n’est pas un fantôme, murmura Ren après quelques secondes d’observation.
— C’est quoi, alors ? siffla Pas Douée sans lâcher l’ennemi des yeux.
— Un survivant.
— Tu veux dire qu’il est vivant ? murmurai-je, horrifiée.
Il était resté là tout ce temps, seul dans ce tombeau glacial, hanté par les fantômes de ses congénères…
— Oui, répondit Ren d’une voix lugubre.
Puis il s’avança d’un pas décidé vers la tombe.
Le jeune mâle, visiblement épuisé, était retombé dans son cercueil. Ses yeux ambrés ne quittaient plus Pas Douée, mais Ren, immense et plutôt menaçant, s’interposa entre lui et sa fille.
— Qui es-tu ? gronda-t-il d’une voix autoritaire. Je suis Ar-waën Elaig Silivren, As Sidhe d’Æriban, et voici ma fille, ainsi que ma première femelle.
Il n’avait pas dit nos noms. Chez les ældiens, les noms avaient un pouvoir. Mais il avait donné le sien, que personne n’ignorait, chez son peuple.
L’inconnu ouvrit la bouche. Il n’avait pas l’air agressif – plutôt perdu, en fait… mais possédait néanmoins des crocs impressionnants.
— Je m’appelle… Ar-Aendel Círdan na Druheda, fils d’Ar-Awn Niahu na Druheda et d’Ar-Duina-wen na Druheda, de la Cour de Tará.
Il avait une jolie voix, grave et chantante. La deuxième voix ædhellon que j’entendais après Ren.
J’échangeai un rapide coup d’œil avec Pas Douée, qui fronçait les sourcils autant que moi, les oreilles plaquées au crâne. Visiblement, elle n’avait rien compris au nom de ce pauvre jeune.
— Parle plus distinctement ! Comment tu t’appelles, en vrai ?
Le mâle roux darda sur elle un regard mi-courroucé, mi-choqué. Visiblement, il n’était pas habitué à ce qu’une femelle lui parle comme ça. Ren décida d’intervenir.
— Sois plus polie avec lui. C’est le fils unique de deux très grands monarques, qui gouvernaient un immense domaine, très prestigieux : la Cour royale de Tará.
— Tará ? Je sais pas ce que c’est ! protesta Pas Douée. Et son nom est trop long. Il ne peut pas nous répondre avec des mots plus simples ?
Je cachai mon amusement derrière ma main. Pas Douée n’avait pas tort.
— Prince Círdan, commença Ren en détachant toutes les syllabes. Je ne sais pas combien de temps tu as dormi, mais tes parents n’existent plus, ainsi que toute leur Cour. J’ai collecté leurs cristaux-cœurs. Si tu le désires, je t’accueillerai en mon cair, le temps que tu trouves une nouvelle voie. Je dois te prévenir que les nôtres ne sont plus qu’une poignée. Ma famille et moi, c’est tout ce qu’il reste de notre peuple.
J’hésitai à donner un coup de coude dans le flanc de Ren, pour ce que ça aurait changé. Il avait une manière d’annoncer les choses un peu brutale.
— Ce n’est qu’un ado qui vient de se réveiller, lui soufflai-je en Commun. Il était en sommeil cryo pendant je sais pas combien de centaines d’années, et toi, tu lui annonces que toute sa famille est morte, avec tous ceux de sa race ! C’est un peu violent, tu ne trouves pas ?
Ren ne réagit pas. Círdan, lui, restait prostré. Apprendre qu’il était le dernier… mais après tout, Ren était passé par là, lui aussi.
Pas Douée fit une drôle de moue.
— Wouah, un prince… Rien que ça ! Dis, est-ce qu’on est des princesses, Arda, Eren et moi ? demanda-t-elle en se tournant vers son père.
Arda et Eren. Morfale 1 et Morfale 2… Elles avaient donc obtenu des noms ! Et Pas Douée ? Il fallait que je le lui demande plus tard.
— Non, répondit Ren. Je suis un simple sidhe de basse origine. Ma mère était certes de sang royal, mais en m’offrant au temple d’Æriban, elle a coupé avec moi tout lien familial. En outre, il faut être fille de deux monarques pour recevoir un titre de royauté.
— C’est pas juste… bougonna Pas Douée.
— C’est la loi des Cours.
Le pauvre Círdan était complètement laissé à lui-même, alors que père et fille s’éloignaient en débattant sur les titres de noblesse ældiens. Je me tournai vers lui, prise de pitié.
— Je suis désolée pour toi, lui dis-je sincèrement.
Il me regarda d’un air étrange, à mi-chemin entre l’hostilité et l’ahurissement.
C’est vrai que pour lui, je ne suis qu’une esclave, réalisai-je. Un être inférieur, un genre de singe qui parle.
Je le laissai donc là, et parti rejoindre les autres.
*
Justement, deux autres ældiennes nous attendaient sur le grand pont. Morfale 1 et Morfale 2, deux portraits crachés de leur mère... En plus dodues, car elles étaient toutes les deux en (léger) surpoids. D’ailleurs, elles m’accueillirent en mâchant un sachet de chips.
— Salut, Rika, fit Morfale 2.
Je la reconnus à la petite tâche qu’elle avait sur la pointe de l’oreille. Sa sœur avait les cheveux tressés, et elle, laissés longs. D’un blanc de lait qui tranchait sur le noir bleuté de leur peau, comme Mana. Elles étaient franchement superbes.
J’étais contente de les voir.
— Alors, il paraît que vous avez reçu un nom ?
— Ouais… Moi c’est Erenwë, et elle, Ardamirë. À abréger en Eren et Arda.
— C’est super joli. Je suis vraiment heureuse pour vous !
Je me tournai vers Pas Douée.
— Et toi ?
Pas Douée se fendit d’un grand sourire.
— J’attendais que tu me le demandes… Je m’appelle Angraema ! Ça veut dire « danseuse cosmique ». Magnifique, non ?
— Alors qu’elle danse comme un pied, se moqua Eren, sarcastique.
La petite Morfale 2 semblait avoir une personnalité au vitriol.
— On a trouvé un prince, apprit Angraema à ses sœurs.
Les yeux rubis des deux Morfale s’agrandirent.
— Un prince ?? Tu veux dire, un mâle ? Vivant ??
Pas Douée croisa les bras.
— Il semblerait.
Les deux sœurs se regardèrent. Puis, sans un mot, elles s’égaillèrent vers le couloir d’où nous venions.
Le pauvre.
Le réveil allait être dur…
Ren était déjà sur le départ. Visiblement, il avait eu le temps de faire tout le tour du bâtiment.
— Où sont les petites ?
— Elles sont reparties à la salle des tombeaux.
Eren et Arda ne tardèrent pas à revenir, flanquées du pauvre Círdan. Il avait l’air complètement perdu, mais je ne pouvais plus le quitter des yeux : c’était le premier mâle ældien que je voyais depuis Ren, et il fallait reconnaître qu’il était vraiment beau.
— Il faut l’emmener avec nous, père, insistèrent Arda et Eren en le maintenant chacune par un bras.
Je me tournai vers lui. Ren semblait hésiter… allait-il vraiment laisser ce pauvre prince ældien tout seul, dans les ruines de son vaisseau, alors que c’était l’un des tout derniers de son espèce ? Mais, à la grande joie de ses filles, il céda.
— Très bien. Mais il embarquera dans mon cair, et vous, dans le vôtre.
— Pourquoi ? s’écrièrent les deux filles en cœur.
Ça promettait…
Les deux vaisseaux – celui de Mana et celui de Ren – devaient être reliés par un portail, accessible à partir du « temple » des deux bâtiments. Mais Ren m’informa brièvement qu’il était hors de question que l’accès soit laissé libre, et que tout passage de l’un à l’autre cair serait contrôlé par ses soins. Même si le principe en lui-même m’irrita, je devais reconnaître qu’il avait raison. Mieux valait laisser Círdan tranquille. Et les deux sœurs n’avaient pas l’air de vouloir le lâcher. Le jeune mâle, pour sa part, se laissait conduire facilement. Il semblait encore pris dans les brumes spectrales du Mirhendelas. En regardant son beau visage vide, rendu blême par le choc de la découverte de sa situation, je sentis mon cœur se serrer de pitié. Moi aussi, j’avais vécu ça. La perte brutale de toute ma famille, et de la seule réalité que j’avais toujours connu.
*
Nous nous apprêtions à fermer définitivement le sas du Mirhendelas lorsqu’une voix résonna dans le grand couloir. Ren avait prévu de faire sauter le vaisseau tombeau juste après notre départ, pour éviter de possibles profanations… et une menace plus diffuse, sur laquelle il refusait visiblement de s’étendre.
— Dartho nín býr !
C’était un cri désespéré, émis d’une voix cristalline qui avait néanmoins la portée d’une sirène.
Attendez-moi.
La longue silhouette d’une ældienne se rapprochait à grande vitesse dans le couloir. À ma droite, Angraema – qui ne me quittait plus – coucha les oreilles.
— Pourquoi ne coure-t-elle pas à quatre pattes ? Elle irait plus vite…
— Elle irait plus vite encore avec huit, observa Arda en enfournant la ration de survie que je venais de lui donner dans sa grande bouche aux crocs pointus. Mais elle doit se prendre pour une princesse, elle aussi.
— Si ç’en est vraiment une, je la bouffe, commenta Eren d’un ton placide.
Ren, pour sa part, s’était figé. Je lui trouvai l’air attentif – pour ne pas dire électrique – qu’il avait dans les situations limites.
— Monte dans l’Elbereth, m’ordonna-t-il en me poussant derrière lui.
Je détestai lorsqu’il me soulevait comme ça, sans me demander la permission, tel un vulgaire animal domestique. Mais je ne pouvais rien y faire. J’avais beau lui dire, ce trait ressortait à chaque fois qu’il me croyait en danger. Pour Dea, il s’agissait d’une « routine de comportement » inscrite dans son ADN, plus ancrée encore que ses instincts guerriers.
Mais l’ældienne était déjà là. Pour une princesse, elle courrait vite. Elle s’arrêta à une distance prudente du barrage formé par Ren – il avait déjà les cheveux hérissés -, mais suffisamment prêt pour que tout le monde puisse la voir. Elle portait, comme tous les membres de cette colonie, un shynawil vert émeraude, dont elle rabaissa la capuche en s’inclinant bien bas.
— Elo hantarë ! Vous m’avez attendu : que la lumière de Narda soit sur vous.
Sa beauté – ou sa voix enchanteresse, plus pure et cristalline que les meilleures chanteuses républicaines – me frappa comme une décharge de bolter. Jamais je n’avais vu de créature plus magnifique. Mana était belle, avec sa peau d’obsidienne et sa chevelure d’argent, mais elle avait aussi un côté effrayant, aussi superbement monstrueux qu’une araignée stellaire. Mais cette ældienne… c’était un ange descendu des cieux. Sa chevelure était du même rouge flamboyant que celle de Círdan, et sa peau irradiait comme la nacre. Quant à ses yeux de feu liquide… Je ne pouvais les regarder sans en être éblouie. Je restai là, la bouche ouverte, jusqu’à ce que Pas Douée me pince discrètement.
— Cette femelle est louche, murmura-t-elle une fois de plus.
— Qui êtes-vous ? lui demanda Ren, à peine plus aimable que sa fille.
La belle inconnue lui octroya un petit salut.
— Je m’appelle Tanith, se présenta-t-elle. Dame lige de la reine Anör, reine consort du seigneur Arawn. Je sollicite la permission de trouver refuge en votre cair… et vous demande asile et protection, ô Vénéré Gardien d’Æriban.
Le visage d’Angraema se crispa.
— Elle l’a dit ! chuinta-t-elle en Commun.
Je levai la tête vers elle, cherchant une explication. Puis je compris. Ren avait à son tour baissé la tête, et toute tension chez lui s’était évanouie.
— Veuillez nous suivre, alors. Vous êtes la bienvenue sur mon cair, et désormais sous ma protection.
*
— Un sidhe est obligé d’obéir si une pauvre femelle perdue sollicite son aide, m’apprit Pas Douée plus tard, alors que nous nous prenions une collation ensemble bord du cair de Mana. C’est comme un chevalier, si tu préfères.
Les filles avaient tenu à me faire visiter. Elles voulaient surtout me montrer leurs chambres respectives, toutes très différentes, dans leur genre.
— Un chevalier ?
— Un sidhe humain, crut bon de m’expliquer Angraema.
Cela ne m’éclaira pas.
— Les aios sont au service des femelles nobles, compléta alors Eren. Cela a toujours été. Même si Æriban et ses règles n’existent plus, Père est obligé de s’y conformer.
— Ou plutôt, il se croit obligé de s’y conformer, corrigea Arda. Rika, tu as toujours ta réserve de chips sur l’Elbereth ?
Je secouai la tête.
— Non, Ren a tout fini.
Elle grimaça.
— Il faudra en prendre d’autres. Il n’y avait rien de bon à grailler, dans ce vaisseau de la mort.
— On aura du mal, ici. Il n’y aucune présence humaine à des milliards de parsecs à la ronde.
Un silence sinistre tomba sur l’assemblée. Nous pensions toutes la même chose.
Il n’y a rien, ici. Que le vide, et quelques vaisseaux fantômes.
— Je m’attendais à beaucoup plus d’aventures, finit par dire Pas Douée. Des combats. Des rencontres et des défis à relever ! Mais on est tombés sur le Mirhendelas quasiment tout de suite après vous avoir quitté. Mère n’a plus voulu partir, et on n’a pas vu le temps passer…
— On a quand même trouvé un roi momifié, une cour de fantômes, un prince et une sainte nitouche, lâcha Eren.
Arda darda un regard blasé sur sa sœur.
— Prems sur le prince. Je te laisse la prio sur la prochaine cargaison de chips.
Les filles se mirent à s’asticoter à propos de Círdan, le jeune mâle tenu au secret par Ren sur l’Elbereth. Je savais qu’il était en train de s’entretenir avec lui, et avec cette femelle ældienne, Tanith. Une chape de plomb s’abattit sur moi à cette pensée. Une femelle ældienne qui savait parfaitement réveiller les instincts protecteurs des mâles de son espèce. Seule avec Ren, présentement en rut.
— Moi, je trouve ce prince sans intérêt, bailla Angraema. Ce n’est même pas un guerrier : son visage ne porte aucune marque d’initiation. Pas même dans simple guilde de chasse…
— Les princes comme lui n’ont pas besoin de chasser, voyons, s’amusa Eren. Les autres le font pour lui !
— Mouais… ça doit être bien chiant, d’être dans une famille royale, alors, commenta Arda.
— C’est peut-être un piètre chasseur, mais ça reste un mâle avec un skryll entre les jambes. C’est le seul sport que je demande ! En plus, il a encore son panache…, chuinta Eren avec un sourire entendu.
Les gloussements des filles me chauffèrent les joues. Pourquoi la mention de la queue de fourrure des mâles les faisait tant ricaner ? Et pourquoi l’associaient-elles au « skryll », qui, vraisemblablement, désignait le membre viril ældien ?
— Berk, ce mot est affreux ! s’emporta Angraema. C’est du dorśari. Vous ne devriez pas parler aussi vulgairement. Surtout devant notre deuxième mère !
Eren leva un sourcil.
— Et alors ? Nous sommes un tiers dorśari. Et Rika en a vu d’autres.
— On est différentes de ces sang-blancs de taráni, ça c’est sûr ! s’esclaffa Eren méchamment. Regarde-les. Ils se sont laissé mourir comme des larves. Et le prince héritier qui s’enferme dans un cercueil en pensant dormir pour l’éternité, alors qu’il aurait pu tenter de conduire le cair ailleurs… C’était son rôle, en tant qu’ard-æl, puisque son père était mort ! Il y avait encore une femelle à sauver, avec qui il aurait pu se reproduire, perpétuer sa lignée et fonder un nouveau clan. Mais il n’a même pas été foutu de la féconder… à mon avis, ce Círdan est un mauvais coup. Est-ce qu’il a seulement un truc en état de marche, sous ses braies royales ?
— On ne sait pas ce qui s’est passé pour eux, murmurai-je. Il y a sûrement des choses qu’on ignore.
Plein de choses. Et l’idée m’inquiétait de plus en plus.
Mais Pas Douée s’était levée.
— Moi, je ne m’identifie pas aux Sombres. Y a pas de sidhe chez les dorśari, et Æriban ne se trouvait pas en Dorśa, mais en Ælda !
J’essayai de me remémorer la signification de ces mots. Dorśa, l’ombre, la nuit. Ælda, la blancheur, le soleil. En toute logique, « dorśari » - qui se prononçait « dorshari » - voulait dire « les sombres », ceux qui vivaient dans la nuit.
Il y avait donc deux sortes d’ældiens. Dieu merci, j’étais tombée sur les bons.
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