Interlude 3 : Arawn

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Priyanca n’avait jamais fait confiance au SVGARD. Leur foi en un Dieu omnipotent — qui confinait au fanatisme —, leurs idées qu’elle jugeait extrêmes et surtout l’influence grandissante qu’ils exerçaient sur certaines franges de la société la rebutait. Elle avait du mal à comprendre l’indulgence de Manmohan envers la secte de moines-soldats, son choix de leur laisser le monopole sur le réseau gouvernemental qu’ils avaient renommé de ce nom sinistre, le Crypterium. Mais d’un autre côté, elle devait reconnaître qu’elle comprenait de moins en moins les choix de son amant et président. Elle n’était même plus sûre d’avoir encore des sentiments pour lui. De l’admiration, oui, elle en aurait toujours. Mais, depuis plusieurs décennies, leur relation était platonique. Et Priyanca n’était plus certaine que cela lui suffisait.

Qu’est-ce que tu racontes, pensa-t-elle en posant sa main sur son ventre en polymère renforcé. Tu n’as plus de corps biologique. Même pas de parties génitales.

À l’époque, lorsque, jeune recrue qui s’était engagée dans l’armée par admiration pour le légendaire pilote Manmohan Singh, elle avait enfin rencontré son héros — celui qui allait devenir à la fois son mentor, son supérieur et son amant —, Priyanca pensait savoir ce qu’elle voulait. Plus de puissance, de rapidité, d’efficacité au combat. Un tir plus précis, un œil qui ne manquait jamais sa cible. Un bras capable de soulever une caisse de chargement sans aide robotique. La possibilité de se passer d’un exosquelette sur le front. Une certaine inexpugnabilité en combat rapproché. Alors, elle avait renoncé à ce corps fragile et imparfait. Bien sûr, il avait fallu apprivoiser le nouveau... Avant de sauter le pas, elle avait fait préserver ses gamètes, ainsi qu’il l’avait il y a longtemps. Elle voulait donner une descendance à Manmohan, comme preuve ultime de sa dévotion. Le moment venu, ils avaient eu un seul enfant, une fille — actuellement en train de faire ses classes à l’académie militaire de la Nouvelle Arkonna —, par fécondation in vitro avec gestation dans un utérus artificiel. Comme beaucoup de citoyens augmentés, ils vivaient tous les deux une relation non charnelle, entièrement sentimentale et dématérialisée. C’était la direction qu’avait prise l’humanité. Priyanca, comme les autres, pensait que c’était la bonne voie. Oui, elle en était persuadée.

Alors pourquoi ressentait-elle ce doute, cette angoisse teintée de regrets aujourd’hui ?

Son aide de camp se signala par un bref coup sur la porte, tirant Priyanca de ses ruminations.

— Amirale ? C’est le grand inquisiteur Friedmath.

Elle se redressa immédiatement. Hors de question que ce religieux obtus et austère la voie fatiguée.

Friedmath entrait en conquérant, comme toujours. Il avait de plus en plus d’influence au sein de l’armée, et il le savait. Pour lui, Priyanca n’était sans doute qu’une pauvre femelle caractérielle, gouvernée par les lubies bizarres propres à son sexe. Cela lui faisait mal d’être obligée d’avoir recours à lui.

— Alors, Excellence ? Vous vous êtes enfin décidée à appliquer la Loi de Sécurité que nous vous avons proposée ? Tant que les non-citoyens auront le droit de cité, le Crypterium ne sera jamais sécurisé, et les Desséchés continueront de l’infecter.

Priyanca soupira.

— On a d’autres problèmes que les Desséchés et les zones rouges, pour le moment.

— Ah oui ? Lequel ?

L’Amirale prit son temps pour ménager son effet.

— Les ældiens, asséna-t-elle en relevant les yeux vers lui. Ils viennent d’annihiler toute une colonie. Le lieutenant qui les a affrontés en combat direct n’est plus que l’ombre de lui-même. Et il prévoie une attaque d’ampleur d’ici peu.

Au fond de ses orbites de titane, le regard de l’Inquisiteur sembla s’allumer.

— Le Grand ennemi... L’Adversaire !

— Vous semblez bien les connaître, Inquisiteur.

— Notre ordre les combat depuis sa fondation. C’est même sa raison d’être.

Varma s’assit sur le bureau, tentant de dissimuler son agacement. Le SVGARD n’avait-il pas été fondé pour protéger les utilisateurs du Réseau ? C’était ce qu’ils prétendaient, en tout cas.

Faudra que j’en glisse un mot à Manmohan, nota-t-elle mentalement.

— Très bien. On va avoir besoin de vous, car ils sont de retour. Mais ça, j’imagine que vos services de renseignement vous l’ont appris. Que savez-vous sur eux ?

— Ce sont des créatures démoniaques et maléfiques, dont l’unique objectif est de dévorer le monde ! s’excita Friedmath.

Priyanca décida de le tempérer.

— Des faits, Inquisiteur, j’ai besoin de faits, pas de prêches. Vous dites les connaître depuis toujours... comment ?

Les yeux de Friedmath brûlaient comme deux feux impies.

— L’humanité a toujours été aux prises avec les ældiens, depuis que l’Homme est Homme, et qu’il est sorti du bouillon de la création. Les esprits affamés qui rôdaient à la lisière du feu de camp des hommes primitifs, c’étaient eux. Les dieux anciens et cruels auxquels nos ancêtres sacrifiaient des villes entières, c’était eux. Les Anges vengeurs et renégats des Écritures, c’était eux ! Seule la Foi en l’Unique a donné suffisamment de courage à nos aïeux pour se libérer de leur influence pernicieuse, et ça n’a été que temporaire : l’humanité a de nouveau été confrontée aux ældiens lorsque l’Homme a quitté la Terre et s’est heurté à ses nouveaux ennemis, les Korridites.

— Les ældiens nous ont aidés, objecta Priyanca. Les archives militaires sont formelles : on n’aurait jamais pu se débarrasser de la menace Korridite sans eux.

— Certes, mais à quel prix ? Nos généraux se sont prostitués pour pouvoir bénéficier de l’aide des derniers ældiens, à commencer par Ahmed Aden. On nous apprend que c’était un héros, mais toutes les nuits, il s’offrait pour le plaisir d’un seigneur de la guerre qui le considérait comme son esclave. Ils nous demandaient des tributs en chair humaine, comme les dieux-démons d’antan !

L’Amirale revit en pensée l’image holographique du seul ældien qu’elle n’avait jamais vu, Ar-waën Elaig Silivren, puis celle de cette Rika Srsen, prête à mourir à ses côtés. Une esclave fidèle, prête à tout, même à sacrifier le monde entier.

— Et maintenant, ces seigneurs de la guerre réapparaissent... fit-elle pensivement.

— Ils n’ont jamais disparu, s’énerva Friedmath. Ils attendaient leur heure, patiemment. Contrairement à nous, ils ont tout leur temps ! Mais la technologie nous a libéré de leur joug. L’Homme Nouveau a renoncé à la chair et à la mortalité : nous, templiers du SVGARD, ne sommes plus sensibles à leur luith, à leurs promesses d’éternité dévoyées ni à aucun autre de leurs maléfices !

Varma garda le silence. Le discours de Friedmath devenait un peu trop exalté à son goût.

— Pourquoi, selon vous, les ældiens reviennent maintenant ? Ils auraient pu nous attaquer bien avant.

Friedmath semblait avoir réponse à tout.

— À cause de cet Ar-waën Elaig Silivren, siffla-t-il. C’était le « Gardien d’Æriban », l’incarnation de leur dieu de la guerre : l’équivalent d’un héros national, dans leur culture. Un symbole, un messie. Son retour a été interprété comme la survie de la toute-puissance ældienne, un signe que leur empire hégémonique peut revivre. J’ai fait une recherche dans les archives et j’ai appris autre chose à propos de ce Silivren : son père, lui, avait été consacré à Arawn.

Priyanca leva un sourcil.

— Arawn ? Comme le dieu de la mort chez les Celtes ?

— Les dieux celtes nous venaient des ældiens, comme les autres d’ailleurs ! Il n’y a qu’un seul vrai dieu : c’est l’Unique.

Friedmath s’emballait.

— Revenons-en aux faits, le recadra Priyanca. Que symbolise cet Arawn pour les ældiens ?

— La toute dernière bataille. Celle qui les verra revenir dans toute leur puissance, ou disparaitre à jamais, répondit l’inquisiteur en appuyant son regard.

— Je vois. C’est donc pour ça qu’ils nous attaquent...

— Il y a sans doute d’autres raisons, que nous ignorons. Mais le retour de ce sidhe n’y est pas pour rien. Vous n’auriez jamais dû le réveiller !

— On avait besoin de le faire, le coupa Priyanca. Du reste, ce n’est pas à vous de juger des décisions du Consortium et du Président Singh. Je vous rappellerai lorsque nous aurons de nouveaux signes des ældiens. En attendant, je compte sur vous pour nous donner toutes les informations en votre possession. J’ai décidé de déclassifier les archives sur ces créatures, et d’informer la population de la menace qui pèse sur nous.

— Vous ne pouvez pas faire ça... Ces archives contiennent des hérésies qui pourraient grandement endommager les chances de salut de nos concitoyens !

Des hérésies. Encore un argument religieux, qui n’avait pas lieu d’être dans un système aussi évolué et ambitieux que la République.

— Merci, Agent Friedmath. Le lieutenant Kosarian va vous reconduire à votre vaisseau.

Mais Friedmath n’en avait pas fini avec elle.

— Est-ce que vous connaissez la méthode de terraformation ældienne, Amirale Varma ? asséna-t-il en posant ses lourdes mains sur le bureau. Celle qui fut utilisée pour la Terre, notamment.

Priyanca sentit un frisson désagréable lui remonter la nuque. Friedmath avait attendu le dernier moment pour lui donner cette information.

— Vous savez ce qu’est un « sidhe », je suppose, continua-t-il. Les seigneurs de la guerre ældiens que notre espèce a affronté lors de la dernière guerre se présentaient sous ce titre. Mais en réalité, à cette époque, ils avaient disparu depuis longtemps. Le dernier vrai « sidhe » était Ar-waën Elaig Silivren, cet ældien que vos apprentis sorciers ont réveillé si imprudemment.

Priyanca se tourna vers Friedmath.

— Que voulez-vous me dire, Inquisiteur ?

— Que les ældiens, lorsqu’ils voulaient terraformer un bout de caillou, se crashaient volontairement dessus pour que leur organe « féconde » la planète. Et que c’est probablement ce que cet ældien avait l’intention de faire, avant que vous ne le rameniez au monde. Pour une raison encore inconnue de nous, son plan a raté et son corps s’est simplement retrouvé coincé dans le sol d’un satellite éloigné, endormi pendant dix mille ans. En gros, en le réveillant, vous l’avez juste remis sur les rails de son programme. Vous pouvez vous estimer heureuse que cette terroriste, Rika Srsen, l’ait détourné de son but initial. Mais ça ne va pas durer. Lorsqu’elle mourra, ou que l’intérêt qu’il a pour elle cessera — les ældiens n’ont pas la même notion du temps que nous, et pour l’instant, il s’imagine probablement s’octroyer une petite récréation sympathique —, il retournera à son objectif.

Un signal d’alarme s’alluma dans l’esprit de Priyanca.

— Lequel est-il, selon vous ?

— Vieille-Terre, asséna l’Inquisiteur. Les ældiens considèrent que la planète leur appartient, que nous leur avons volée avant de la rendre inhabitable. Le meilleur moyen de la récupérer, pour eux, seraient de faire table rase, de repartir de zéro, en détruisant toute trace humaine et en provoquant un nouvel âge Hadéen[1], afin de permettre la recréation d’une nouvelle Terre qui pourrait également servir de refuge aux ældiens survivants. Bien entendu, avant cela, ils auront éradiqué l’humanité entière.

Priyanca n’était jamais allée sur Terre. Peu de gens y allaient, ou même, avaient l’envie d’y aller. Après tout, le berceau de l’humanité n’était qu’un désert inhospitalier, brûlé par les rayons du soleil, à l’atmosphère saturée de gaz délétères et de radiations mortelles. Les quelques humains qui vivaient là-bas représentaient la lie de l’humanité, des gens trop pauvres ou à l’ADN trop altéré pour qu’on les autorise à quitter leurs cités-égouts souterraines. Mais la Terre conservait une forte valeur symbolique. Cela restait le centre du monde humain, le lieu où tout avait commencé. On ne pouvait pas laisser les ældiens s’en emparer.

Friedmath sembla comprendre qu’il avait marqué un point. Il quitta son bureau sans un mot de plus, laissant ses paroles faire leur chemin dans le cerveau de l’Amirale.

Seule dans son bureau, Priyanca repensa à sa dernière discussion avec Levi Fenrig. Le pilote, lui avait appris qu’Ar-waën Elaig Silivren, peu de temps avant de rejoindre leurs rangs,

avait complètement oblitéré la colonie rebelle de Demeria Tri[2]. Suite à un bombardement thermonucléaire, la planète était devenue inhabitable, en proie à une activité volcanique intense. Tous les humains qui y vivaient alors — des gangsters sans foi ni loi, certes, mais des humains tout de même — étaient morts, sans exception. D’après les rumeurs propagées par les quelques observateurs ayant pu s’en approcher, il y régnait désormais des créatures étranges, mélange d’hybrides de combats et de mutants, et les ruines de la capitale avaient été envahies par les araignées stellaires.

Cette histoire avait évoqué à Priyanca celles de la Guerre de Fondation, quelques millénaires plus tôt. Les archives disaient que les seigneurs de la guerre ældiens, notamment ceux qui appartenaient à la caste des « sidhes », l’élite des combattants de leur espèce, avaient coutume de crasher leur vaisseau de guerre sur le site, lorsqu’ils étaient sur sur le point de perdre une bataille contre les Korridites. La destruction de leurs vaisseaux si spéciaux — le corps modifié de créatures gigantesques aujourd’hui disparues — et surtout du cœur solénoïde du pilote provoquait des explosions en chaîne encore plus destructrices qu’un tir gravitationnel. D’après les rumeurs, c’était d’ailleurs ce constat qui a d’ailleurs donné l’idée à la Towa d’utiliser leurs cœurs comme réacteurs.

Pour Friedmath, c’était là, depuis le début, le plan d’Ar-waën Elaig Silivren. Ces guerriers étaient programmés pour ça. Détruire et conquérir, par tous les moyens, en permettant à leur espèce de s’étendre encore et toujours. Ar-waën Elaig Silivren était la première sentinelle, l’épée dégainée de ce peuple agressif et tyrannique.

En fermant les yeux, Priyanca se remémora l’image de l’ældien, la première fois qu’elle l’avait vu sur les enregistrements du consortium scientifique. De l’impression qui l’avait frappée tout d’abord. Ce n’était pas de la peur, mais de la fascination. Et un bizarre sentiment de tristesse, de nostalgie d’un temps oublié mais inscrit au plus profond de son ADN. Les humains regrettaient les ældiens. Tous. Ils regrettaient le temps où ils étaient leurs esclaves, leurs proies. Au fond d’eux, ils n’aspiraient qu’à une chose, retrouver ce joug.

Priyanca croyait s’être affranchie de la domination de la chair en faisant de son corps une machine inexpugnable. Mais elle ne pouvait rien faire contre sa mémoire génétique, son programme. Les ældiens étaient nés pour dominer et asservir, les humains, eux, pour courber la tête et vénérer ces dieux descendus du firmament. Il n’y avait qu’un seul moyen pour se libérer : les éliminer, tous.

À commencer par cet Ar-waën Elaig Silivren.

Priyanca ouvrit les yeux. Puis elle se dirigea vers sa console de transmission privée.

Où que vous soyez, répondez-moi. Nous avons besoin de vous. Si vous revenez, Rika Srsen et vous, vous serez amnistiés.

Elle hésita un instant. Puis appuya sur envoi.

Le code, une série de chiffres n’ayant de sens que pour ceux qui l’intercepteraient, traversa les immensités vides de l’espace.

[1] Premier âge de la Terre, de 4,6 à 4 milliards d’années.

[2] Voir Je Brûlerai ton armure.

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