Tamyan + Faith : Night

12 minutes de lecture

La voie métallique résonne dans la carlingue. Un message automatisé, pré-enregistré : il n’y a pas d’IA sentiente dans ce vaisseau de fortune.

Analyse terminée. Atmosphère respirable, mais il est recommandé de ne pas y exposer vos poumons plus de trente-six heures. Température : - 65° Celsius, port de la combinaison de sortie extra-véhiculaire obligatoire. Présence d’eau sous forme gelée, de micro-organismes minéraux, et de vie organique. Je vous recommande d’effectuer les réparations demandées le plus vite possible, et/ou de contacter les secours. Veuillez ne pas vous attarder.

Machinalement, j’appuie sur le bouton rouge de la balise. Sur le moniteur, l’écho du signal balaye la carte vide, comme un sonar dans la nuit noire. Je sais que personne ne va l’intercepter. Et l’atmosphère limite, l’absence de nourriture et la présence d’une mystérieuse vie organique est le cadet de mes soucis. Toutefois, je joins les mains sur mon cœur et ferme les yeux. C’est le moment de me réconcilier avec Dieu.

Merci, Seigneur. Merci d’avoir été là pour moi.

Depuis combien de temps ne m’étais-je pas adressé directement à Lui ? Je pensais avoir perdu la foi, mais finalement, il reste quelque chose de ce qui m’a animé pendant tant d’années. La foi est une lumière qui peut vaciller par moments, mais reste la seule lumière lorsqu’il fait nuit, avait coutume de dire le Père Hatat.

Puis je me souviens de la fin terrible qu’il a eu, de la façon dont il a renié tout ce dont il croyait, en offrant son âme au diable sur un plateau, tout ça dans l’espoir de grapiller quelques minutes de vie supplémentaires.

Mais toi aussi. C’est tout ce que tu as gagné en t’enfuyant, et maintenant, hypocritement, tu te remets à croire en Dieu.

J’ai trouvé cette barge de sauvetage, oui, et on peut dire que c’était une chance inespérée de la trouver sur ce repaire alien, et encore plus d’être en capacité de la piloter. Si le vaisseau de Tamyan n’avait pas contenu autant de technologie humaine – des morceaux volés, qui agrémentaient son navire comme d’ignominieux trophées -, je n’aurais pas pu m’enfuir. Les humains sont incapables de piloter les vaisseaux ældiens. Ce n’est pas qu’une question de connaissance, de langue ou de technologie, mais de biologie, de réflexes. Leurs machines sont trop rapides, et les interfaces de pilotages inaccessibles pour nos sens, même augmentés.

Cela dit, je n’ai fait que repousser ma mort inéluctable, grapiller quelques minutes de vie comme voulait le faire le père Hatat en suppliant cet ældien. Car je vais mourir aussi, sur ce satellite glacé. La barge est morte : elle était déjà vieille, en mauvais état. Je suis coincée ici, sur ce caillou glacé au milieu de nulle part, loin de toute route commerciale.

Et, pire encore, j’ai vu la lueur de comète d’un vaisseau qui entrait dans l’atmosphère. Il s’est crashé non loin, à une centaine de kilomètres. Son occupant ne va pas tarder à venir ici. Je sais qu’il aura survécu à l’impact, d’une façon ou d’une autre, et que ce sera Tamyan.

Il y avait une arme de poing, cachée dans les fournitures de survie. Un émetteur de blast anti-grav du type de ceux qui sont utilisés par l’infanterie républicaine. C’est une bonne arme, particulièrement dévastatrice. Il y a aussi un sac de charges explosives : des mini-têtes thermonucléaires. Mais je sais que ça ne fera rien à Tamyan ni à aucun autre ældien. Il faudrait que je touche son cœur, puis parvienne à le porter à une température supérieure à la fusion d’une étoile. C’est lui-même qui me l’a dit. Sans ça, il se relèvera toujours, même si j’arrivais à le mettre en pièces – ce que, de toute façon, je ne suis pas en capacité de faire. Mais si j’utilise l’une de ces armes contre moi… Je pourrais m’éviter les souffrances atroces qu’il me réserve.

Le blaster fera disparaitre ta tête en une bouillie indistincte : même lui ne te reconnaitra pas.

Au moins, je ne serais jamais l’un de ces sinistres trophées dont ils décorent leurs vaisseaux. C’est une maigre consolation.

Je repose le flingue. J’ai trop envie de vivre. De grapiller encore quelques minutes, comme le père Hatat. Sans compter que le suicide hors martyre est un péché capital. Et la religion a encore suffisamment de poids sur mon intellect pour m’empêcher de commettre l’irréparable. Pas tout de suite, en tout cas. Mon ennemi est encore loin.

Il faut que tu fuies. Le plus loin possible du crash, et du vaisseau : c’est le premier endroit où il viendra te chercher.

Je pourrais faire ça, oui. C’est ennuyeux, car l’épave de la barge ferait un abri convenable – le seul à ma portée sur cette planète, surtout. Il me permettrait également d’être repérable par un éventuel convoi de secours. J’ai déjà enclenché – très égoïstement, je l’admets – le signal de détresse. Il est probable que les pauvres hères qui viendront – si quelqu’un croise dans cette zone de la Bordure – ne trouveront plus qu’un cadavre et un ældien fou furieux, et je les plains pour ça. J’espère que Dieu saura me pardonner. Mais je ne suis pas assez forte pour ne pas tenter ma chance, même infime, même si elle peut coûter la vie à d’autres. J’ai envie de vivre. De grapiller quelques minutes supplémentaires. Pas pour moi, non : pour Mila. Tant que j’aurais la moindre chance de la tirer de là… J’essaierai.

Et pour cela… Il n’y a qu’une solution : je dois frapper la première.


*


La configuration coûte cher, à tous les niveaux. Même si elle est inscrite dans ma chair, mes gènes. Cela fait des éons que je n’y ai pas eu recours. Et pendant un affreux moment, j’ai cru que je me perdais moi-même. Le flot d’informations, de souvenirs qui ont envahi mon âme – qui résonnait de sa plus pure vibration avec l’univers entier – a failli me rendre fou. Cette douleur… je l’avais oubliée. Ça fait mal, si mal. En se décillant, mes yeux rouges comme la lave ont pleuré des larmes de sang.

Mais j’ai réussi à me poser sur un de ces rochers glacés. À me rappeler, surtout, pourquoi je suis là.

L’humaine. L’éliminer.

Mes yeux, immensément plus performants que ceux de l’autre forme, scrutent l’horizon. Elle est là. Le vent apporte son odeur. Un fumet de viande fraîche, de sang et de sueur. Je me sens durcir. Sous cette apparence, je suis infiniment plus bestial, plus sauvage. Et ma mémoire atavique se souvient que l’accouplement, le coït avec les proies, est mille fois plus délicieux. Je vais m’emparer d’elle, la posséder en vol, puis je la dévorerai et rejetterai ses os au sol. Ensuite, seulement, je reprendrai ma forme initiale.

Quelle forme. C’est ta forme initiale. Ces ailes noires et immenses, ce sont les tiennes. Elles sont là pour te faire arpenter le ciel. Entends-tu Son chant ? Il t’appelle.

Cet appendice inutile me fait mal. Pourquoi est-il dur ? Je n’ai pas le droit de l’utiliser. Mon ventre me brûle. Pourquoi ? Me nourrir. Je dois me nourrir. Une proie. J’en ai senti une. Là-bas. Quelques battements d’aile et j’y suis.

Du feu. Du feu partout. Je me pose devant, détruis de mes serres puissantes un bout de ce matériau puant. Quelque chose brûle là-dedans. L’odeur de la proie. Elle brûle. Pourquoi.

Quelque chose explose sur mon périmètre de défense. Je reste un moment hypnotisé par l’onde bleuâtre qui se manifeste, bloquant cette attaque que l’on vient de m’envoyer. À tel point que je ne vois pas la deuxième. C’est mon aile qui la pare cette fois, les trois autres faisant bouclier autour de mon corps. Mon armure. Elle est double, et impénétrable. Mais il ne suffit pas de défendre : il faut éliminer la menace.

J’ouvre la main, appelle l’Arme dans ma paume. Mais elle ne vient pas. Je pousse un cri de ralliement, convoque ma légion. Personne ne me répond. Je suis seul. Seul pour éliminer cet ennemi invisible. Ce n’est pas un problème. Ce n’est qu’une proie. J’ai le droit de m’en nourrir.

Je la vois enfin. Ce n’est pas une proie. Je ne peux pas m’en nourrir. Une troisième attaque. Et une troisième. C’est elle qui en est l’origine. Je pourrais la briser, la réduire en pulpe sans la toucher, mais je n’ai pas le droit. Je suis là pour l’instruire, la protéger. Chérir la vie, Ses créations.

Le feu. J’ai reculé dedans. Un autre choc. Plusieurs. Je me rappelle. Elle. Ma proie. Que je veux garder. Reprendre ma forme. Vite.


*


Il est arrivé plus vite que je ne le pensais. Et à la vue de la créature de cauchemar que Tamyan est devenu, ma résolution s’évanouit.

Comment puis-je l’emporter contre ça ?

Les ældiens, avec leurs yeux sans pupilles, leur taille immense, leurs crocs et leur peau marmoréenne, ressemblent à des statues qui se meuvent avec des mouvements innaturels d’automates. Mais ce que j’ai devant moi n’a plus rien d’humain. C’est une chimère hybride entre la machine, l’ange exterminateur et une bête de combat. Des crocs comme des dagues. Des ailes de plumes noires et acérées, contre lesquelles mes balles rebondissent. Un regard de machine, comme des diodes luisant d’un feu impie, qui vitrifie la roche glacée autour de moi. Il a six ailes. Deux qui sont abaissées sur le bas de son corps, comme un vêtement, deux qui sont déployées et lui servent à voler, et enfin, deux autres, aux bords coupant comme des scies à diamant, qui servent d’arme.

J’ai vidé mon premier chargeur sur lui, sans aucun effet. Il possède une sorte de bouclier énergétique, sans parler de ces ailes qui dévient tout ce qui entre dans son périmètre. Seules les grenades, étrangement, l’ont fait reculer, de quelques pas. J’ai besoin qu’il soit au milieu de la carcasse de la barge, pour faire exploser le réacteur à plasma. Ma combinaison me protégera le temps de m’éloigner. Du moins, c’est ce que j’espère. Mais je n’ai pas d’autre choix. Mourir en martyre, c’est autorisé.

Ce que je n’avais pas prévu, c’est l’intervention d’un troisième acteur.

Au début, tout se passait plutôt bien. Tamyan – ou plutôt, l’horreur ailée qu’il est devenu – s’est mis au bon endroit. Et j’ai appuyé sur le détonateur, avant de me jeter en bas de l’éminence glacée où se trouve l’épave en flammes.

L’explosion est aveuglante. Tout organisme supérieur qu’il soit, Tamyan doit être en mille morceaux maintenant : il ne pourra pas se reconstituer avant un moment. Je me force à me relever malgré le blast, à m’éloigner le plus vite possible. Les boosters de ma combi m’aident : ils me font faire des bonds de plusieurs mètres à chaque poussée. Vite. Je ne dois pas rester là.

Mais je fais l’erreur de me retourner.

C’est alors que je le vois, en haut de la colline. C’est une torche brûlante, un phénix en feu. Ses yeux rouges – six, mon Dieu – se verrouillent sur moi. Il m’a vu. Je cours. Une nouvelle poussée.

Cent mètres de gagnés. Vas-y. Ne pense pas trop, ne te dis pas que tu n’as nulle part où aller, où te cacher. Essaie de d’oublier que quand il t’aura rattrapée, il…

Il est juste devant moi. La moitié de son visage et de son torse est brûlée : je vois le squelette en dessous, la mâchoire à nu, les crocs acérés. Et les côtes sous lesquelles brûle le cœur en fusion. C’est leur seul point faible. Je lève le pistolet devant moi, tire : mais déjà il n’est plus dans ma main.

Le monde se retourne comme un sablier. Il m’a saisi dans les airs.

Je retombe violemment. La combi a amorti le choc. Mais il est là, juste devant moi, se posant aussi gracieusement qu’un stryge de cauchemar. Déjà, son visage s’est reconstitué. C’est un masque inhumain, sans sentiment ni expression.

Probablement la dernière chose que je vais voir avant de mourir. Une vision d’une grande beauté, paradoxalement, même si je me déteste de le penser. Je le hais. Je voudrais qu’il ressente ma haine jusqu’à l’ultime moment, mon dernier souffle.

Mais soudain, une bourrasque blanche s’abat sur nous, m’envoyant à nouveau entre ciel et terre. La chute est nettement plus violente que la première. Cette fois, j’en ai les poumons vidés, les côtes écrasées, et je n’arrive pas à me relever. Il le faut pourtant. Un nouveau prédateur vient d’entrer dans l’arène.

Cette fois, c’est la fin. Je ferme les yeux.

Si tu existes, j’espère que tu me pardonneras, Seigneur, et m’accueilleras en Ton paradis.


*


La douleur, dans sa fulgurance, me sort de la torpeur de l’oubli. Soudain, mes yeux retrouvent leur focale, et je prends la mesure de la situation dans laquelle je suis.

Bien vivant. J’ai encore mes ailes, mais j’ai aussi toute ma tête. Je suis sur le satellite où s’est réfugiée Faël, sans aucune trace de vaisseau autour de moi, et…

On me dispute ma proie.

Une créature toute de crocs et de blancheur, coupante comme la glace, inexorable comme le blizzard qui balaie ce caillou stérile. Sa morsure a eu le même effet sur moi qu’un élixir de mémoire. En une fraction de seconde, je me souviens. Je me rappelle qui je suis, ce que je fais là. Et face à ce monstre qui se tient devant moi et me défie, je rugis : doigts écartés, griffes sorties, ailes déployées.

Regarde à qui tu as osé t’attaquer, misérable vermine. À l’un des seigneurs de l’univers : un ældien mâle adulte, en pleine possession de ses moyens.

Je ne suis pas un guerrier de métier, ni même un expert en configurations. Juste un prince devenu pirate, qui se repaît sur les ruines de ce monde. Un sidhe – a fortiori un champion du darsaman comme cet Ar-waën Elaig Silivren – aurait déjà plié l’affaire depuis longtemps. Mais, tout aussi bas que je sois tombé, je reste un ædhel. Ce n’est pas un mammifère de niveau primaire qui va me faire peur, même s’il possède deux gueules garnies d’une triple rangée de dents, une dizaine de petits yeux méchants et une queue empoisonnée. Cet ours des glaces, je ne le crains pas. Je me jette au combat, furieux qu’il ait osé s’attaquer à ma proie, à ma Faël.

Qui git bien mal en point derrière un rocher, sur lequel elle a méchamment atterri.

Tu t’occuperas d’elle plus tard.

Si elle est vivante. Si elle ne l’est plus… Cette vermine aura une mort lente et douloureuse.

Je n’ai pas le temps de me poser plus de question. La bestiole se jette sur moi, toutes dents dehors. Elle chope mon aile entre ses crocs, et je sens la saine douleur vibrer jusque dans mes os. J’aime cette sensation. Je me sens vivant, en phase. Beaucoup plus que tout à l’heure, alors que la configuration m’avait fait perdre la mémoire de mon identité.

Tu l’as échappé belle. Encore un peu, et tu ne redevenais jamais toi-même.

Le hurlement de la créature résonne dans la nuit polaire, alors que mes rémiges lui ouvrent la gueule en deux. Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Je profite de sa stupéfaction pour saisir à deux mains les deux extrémités sanglantes. Et je les écarte, jusqu’au point de rupture. Puis, avec un rugissement vainqueur, je projette sa carcasse au loin.

Une odeur me parvient du lointain. Étrangère, animale. Il y en a sûrement d’autres. Il me faut trouver un abri. Vite.

Je m’approche de Faël. M’accroupis, cherche son pouls. Elle est vivante. Toute la haine et la colère que je ressentais envers elle m’ont quitté. C’est ma proie, mon alchimiste, et j’ai failli la perdre. Je la saisis dans mes bras. Je l’entends gémir : elle ouvre les yeux, se débat mollement.

— Ne crains rien, ma Faël, lui murmuré-je de cette voix de gorge apaisante qui calme hënnil et femelles en chaleur. Sed-îdh an vas.

Je ne sais pas pourquoi je ressens ce besoin de lui parler dans la langue des Hautes Cours, une langue que je ne pratique plus depuis des millénaires et que, de toute façon, elle ne comprend pas. Mais le son, et le doux ronronnement de gorge que ma poitrine émet, semble la calmer sous son armure brisée. Alors, je déploie mes ailes et l’amène dans un endroit sûr, le refuge que je vais nous faire avec le reste de mon vaisseau.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0