Chp 1 - Rika : le venin de Mana

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La grande ældienne à la peau obsidienne me dévisagea des pieds à la tête.

— Ren n’a pas perdu son temps, railla-t-elle. Combien de mois ?

Au début, j’étais contente d’avoir retrouvé Mana. Mais c’est parce que j’avais oublié à quel point elle pouvait se montrer garce.

— Je parle de ton gros ventre, idiote ! insista-t-elle. Première portée ?

Je hochai la tête. Mana m’octroya un sourire vicieux.

— Mmh ! Tu vas souffrir, lors de l’accouchement. Beaucoup d’aslith en mourraient !

— Ce sera en module médicalisé, sous anesthésie générale, lui appris-je, lui renvoyant son sourire hypocrite.

Mais il en fallait plus pour la décourager. Même si, je devais le reconnaître, sa remarque m’avait suffisamment mis le doute pour que je reste là, devant elle, à l’écouter déverser son venin.

— Les humaines ne sont pas faites pour mettre au monde nos petits. Et puis, pense un peu à ces bébés... les pauvres, naître ainsi dans une froide machine !

Je ravalai une remarque acide. Quelqu’un, personne, pour me tirer de cette conversation mal venue ? Non. Mana m’avait coincée au moment où je m’apprêtais à descendre à la soute pour retrouver Ren, dans un couloir désert. À croire qu’elle avait guetté là, dans le noir, pendant des heures. La connaissant, c’était tout à fait possible.

— Tu n’as pas des choses à faire sur ton cair, Mana ?

— Non. Silivren m’a demandé de tenir compagnie à cette Tanit… Mais je préfère te voir, toi. Je pense que tu as besoin des conseils d’une femelle qui a déjà porté la vie.

— Je suis suivie par Dea, déjà. Elle s’occupe très bien de moi.

— Dea n’est pas ældienne, et ce n’est qu’une machine, une chose inerte ! renchérit Mana en plissant ses quatre yeux rouges. Est-ce que Ren t’insémine bien tous les jours ? J’imagine qu’il te prend assise sur lui, comme les mâles le faisaient avec leurs aslith. Tu dois être bien élargie, maintenant. Te sers-tu des œufs que je t’ai offerts ?

Je fis la grimace. Mana m’avait offert ces horreurs — des boules de geisha ældiennes, grosses comme des ballons, à la texture écailleuse pour reproduire celle des organes mâles — pour bien me faire peur, à l’époque.

— Non, je ne les ai pas utilisés. J’ai trouvé ce cadeau insultant, tu vois. Un peu comme tes insinuations peu subtiles… Ren n’est pas un bourrin. Il fait ça doucement, à mon rythme. Et ça se passe très bien, merci.

— Pour l’instant. Attends de l’avoir vu au plus fort de ses fièvres... Est-ce qu’il t’a marquée ?

Le piège était gros : connaissant Mana, je me doutais qu’elle allait encore distiller son venin avec ses révélations finement choisies. Je pouvais choisir de refuser de l’écouter, de tourner les talons et de rejoindre mon compagnon, que je venais justement voir dans un but bien précis. Mais une fois de plus, je tombai dans sa toile.

— Comment ça ?

Un large sourire s’afficha sur le visage cruel de Mana.

— Les mâles marquent leurs femelles favorites — celles qu’ils fécondent — avec une morsure profonde. Cela arrive pendant la saillie, qui se fait toujours en lordose.

L’acidité mielleuse de son ton me provoqua un rictus incontrôlé.

— En lor quoi ?

— Tu ne connais pas ce mot ? miaula-t-elle. C’est du Commun, pourtant. C’est la position traditionnelle et habituelle pour l’accouplement entre ældiens.

Je me rappelai vaguement avoir entendu Dea me donner cette information. Elle avait employé ce terme, il y a longtemps, mais ne le comprenant pas, je l’avais oublié.

— Et qu’est-ce que c’est, cette position ? demandai-je en sentait le feu me monter aux joues.

Qu’est-ce que je détestais devoir poser ces questions à Mana ! Mais avec Ren qui me distillait les informations au compte-goutte, et uniquement lorsqu’il y était contraint et forcé, je n’avais pas le choix.

Mana exultait. Elle se pencha en avant pour mieux m’avoir en ligne de mire.

— La femelle est prise à quatre pattes par le mâle, qui se positionne au-dessus d’elle. Elle bascule le bassin pour favoriser une pénétration profonde, celle qui donne accès au fond du palais des hënnil.

— Le palais des hënnil ?

— La poche que vous appelez de ce mot affreux...

— L’utérus, lui appris-je.

— Oui, voilà, grimaça Mana. Donc, la femelle s’offre au mâle de cette façon... elle se soumet à lui, et accepte qu’il l’immobilise en lui mordant la nuque. Il enroule son panache autour d’elle, la ligote avec… puis se sert de l’extrémité de cette queue pour la rendre encore plus désirante, si tu vois ce que je veux dire. Oh, mais j’oubliais : ce pauvre Ren n’a plus de panache… !

Elle émit un petit rire cristallin, qui me rendit folle de rage.

— Ne t’en fais pas, seule l’As Ellyn, la première femelle d’un mâle, bénéficie de ce privilège. C’est pourquoi elle exige que son partenaire lui remette son panache. En échange, elle se laisse mordre. Elle portera cette marque toute sa vie… C’est la plus belle preuve de confiance qu’une femelle peut offrir à un mâle, car comme tu le sais, les mâles ont un rôle subalterne, dans notre société. Il n’y a que dans deux domaines qu’ils prennent l’ascendant : la guerre, et l’accouplement. C’est pourquoi ils ne servent qu’à ça.

— Je trouve ça injuste, protestai-je. Ren est plus qu’un simple reproducteur et guerrier. Il est sensible, intelligent...

Mana m’interrompit par un rire tonitruant.

Intelligent ? grinça-t-elle. Ren n’est bon qu’à deux choses : la guerre, et la reproduction. Et c’est tout ce qu’on lui demande. Mais c’est normal que tu ne comprennes pas cet aspect de notre culture, tu n’es qu’une humaine... Une aslith.

— Je l’ai déjà dit mille fois, mais je vais le répéter pour toi, Mana : je ne suis pas l’esclave de Ren, mais sa compagne. Ça fait une énorme différence.

— Oui, si tu étais une aslith, tu saurais des choses, au moins… Je n’ai jamais vu une femelle aussi ignorante que toi. Tu ne connais même pas le rituel d’accouplement. Tu t’imagines que tu vas pouvoir avoir ta portée facilement, avec l’aide d’une machine parlante qui ignore tout de nos coutumes… et tu ne sais même pas que ces portées vont te tuer, à la longue. Tu devrais laisser Ren prendre d’autres concubines !

Je lui jetai un regard farouche. Ça, c’était hors de question.

— On ne va pas remettre ce sujet sur le tapis, Mana, soufflai-je. Ni toi, ni Tanit !

— Oh, je ne parlais pas d’une ældienne. Mais de quelques humaines solides et dociles, comme toi, qui se laisseraient monter et écarteraient les cuisses avec complaisance, intoxiquées par le luith. Ren est un mâle : il a des besoins spécifiques. Toute seule, tu ne pourras pas le contenter totalement pendant les fièvres, surtout lorsque tu auras plusieurs hënnil accrochés aux tétons ! Les bébés ældiens sont bien plus exigeants que les enfants humains.

Ne pas pouvoir répondre aux attentes de Ren était l’une de mes craintes secrètes : Mana l’avait bien senti. Mais elle semblait ignorer le caractère particulier de son frère.

— C’est lui qui refusera. On dirait que tu ne le connais pas !

— Je le connais suffisamment pour savoir ce qui est bon et mauvais pour vous deux, susurra Mana. N’oublie pas que tu vas devoir le supporter toute ta vie, pendant plusieurs siècles au minimum ! En admettant que tu puisses vivre jusque là — ce qui m’étonnerait — tu en auras vite assez de lui, s’il continue à t’imposer ce rythme. Songe combien il sera malheureux, quand tu le laisseras. Ou quand tu mourras, des siècles et des siècles avant lui… ou que tu seras trop vieille et décrépie pour le satisfaire... Tu ne pourras jamais lui donner ce qu’il veut. C’est surtout à lui que je pense !

Comme si Mana se souciait du bien-être de son frère ! Ou du mien, d’ailleurs, en me disant des horreurs pareilles !

Je n’avais jamais songé à mon avenir avec Ren. J’avais foncé tête la première dans cette aventure, une première pour mon espèce, sans vraiment réfléchir. J’avais agi d’instinct, en écoutant mes sentiments. Mais déjà, au bout de quelques mois de vie commune, je me rendais compte du fossé abyssal qui séparait nos deux peuples.

Et la différence de longévité était probablement pire que la différence physique entre nous.

— Est-ce que tu... connais des cas comme ça ? De... d’aslith qui ont été abandonnés par leurs maîtres, parce qu’ils étaient trop vieux ou décrépits ?

Mana m’octroya un long sourire. C’était parti pour une nouvelle histoire à faire frémir dans les chaumières.

— Non... La plupart mouraient avant de vieillir. Enfin, pour être tout à fait honnête, j’en ai connu un, un mâle : Myrddyn Lwytt. Un aslith qu’on avait offert à Ren, justement... Le seul qu’il n’ait jamais eu.

Ce nom alluma quelque chose dans mon cerveau. C’était celui qui avait tant écrit sur les ældiens, il y avait des millénaires, sur Terre.

— Et... et alors ?

— Ren a menacé de le tuer s’il ne partait pas. Le pauvre Myrddyn est retourné vieillir sur Ælba, et il ne s’en est jamais remis.

— Mais... pourquoi ? Il aurait pu le garder avec lui.

Mana me jeta un regard oblique. Un sourire ambigu flottait sur ses lèvres noires.

— Il y a quelque chose que tu ne me dis pas... murmurai-je. Parle.

Elle soupira.

— Je t’ai tout dit la première fois qu’on s’est rencontré, mais tu ne m’as pas écoutée. Les humains ne sont pas faits pour vivre avec nous. Une humaine ne peut pas rester avec un mâle de notre race.

À l’époque, en effet, Mana m’avait fait ce laïus. Elle prétendait que l’étreinte de Ren — le connaître charnellement — pouvait me tuer, ou, en tout cas, me blesser grandement. Mais j’avais découvert que c’était faux.

— Ren n’a jamais essayé de me faire du mal, murmurai-je. Jamais.

— Et pourtant, comme il doit en avoir envie ! Ta chair si appétissante, le parfum de ton sang, celui de tes larmes qui coulent pour un oui ou pour un non, la musique de tes gémissements… tout cela doit être une torture pour lui.

Je fronçai les sourcils.

— Mon sang ?

— Ton sang, oui, sourit Mana. La boisson la plus délicieuse qui existe pour nous. Nous nous l’offrons même entre nous, cela fait partie des jeux entre amoureux, entre petits et leur mère, et même entre frères et sœurs... Juste un peu, s’entend. Mais le goût du sang d’un proche n’est rien comparé à celui d’une proie humaine. Ren était nourri de libations de sang à chaque lune rouge, pendant les fêtes du dieu de la guerre, sur Æriban. C’est devenu très dur pour lui de s’en passer... et un jour, dans le feu de l’action, il a mordu son petit esclave dévoué, ce Myrddyn. Seul un sursaut de volonté l’a empêché, au dernier moment, de le tuer. Le lendemain, il l’a renvoyé. Mon frère a toujours été dans le contrôle. Il tient ça de Śimrod, notre père, qui ne souriait jamais, ni de prenait jamais aucun plaisir, même lorsqu’il fécondait ma mère. Pour Ren aussi, c’était un devoir d’épuiser ses fièvres dans le corps toujours consentant de ce jeune esclave. Alors le jour où il y a vraiment pris du plaisir, tu penses bien…

— Arrête, la suppliai-je. Arrête de me raconter tout ça !

Je ne voulais plus entendre les horreurs distillées par Mana. Surtout pas maintenant. Je me bouchai les oreilles, puérilement. Cela la fit rire, mais elle n’insista pas pour me torturer.

— Si tu n’es pas prête pour entendre la vérité, dit-elle avant de s’en aller, alors, tu ne devrais pas rester avec mon frère. S’il ne te raconte jamais rien, c’est pour une bonne raison. Il a peur de te montrer le véritable visage de notre espèce… Je te redis, mais tu as eu beaucoup de chance de tomber sur lui, entre tous les autres. Ren est le plus discipliné de tous les mâles ældiens. Mais te féconder tous les jours, voir ton sang couler, va finir par éveiller ses instincts prédateurs. Ce jour-là, mieux vaudra que tu sois loin. N’oublie pas : je t’aiderai.

J’avais l’impression d’avoir été ramenée des mois en arrière, à l’époque où je tentai désespérément d’attirer l’attention de Ren, de lui avouer mes sentiments. Un voyage dans le passé, provoqué par la seule voix, aussi vicieuse qu’envoûtante, de la demi-sœur de mon compagnon.

Mais tu n’es plus la même Rika. Mana n’est plus une menace. Tu es ici chez toi, dans ta famille. Et Ren est l’amour de ta vie. Tout ce que vous avez traversé ensemble, personne ne pourra jamais te l’enlever, même pas Mana.

N’empêche. C’est le cœur lourd que je continuai ma descente vers la soute. Ren y était déjà, assis sous son arbre comme à son habitude, les yeux fixés sur cette plaine artificielle qui nous faisait oublier le vide de l’espace, et les mondes refuges qui n’existaient plus. En le voyant, j’hésitai à aller le rejoindre.

Non. N’écoute pas Mana. C’est la seule ældienne menteuse qui existe, et tu es tombée sur elle.

Alors, je me dirigeai vers mon compagnon, qui posa sur moi son regard énigmatique, si fascinant, dans lequel moi, je ne voyais plus que la chaleur de notre amour. Il m’ouvrit son bras, et je me calai contre son corps puissant, m’énivrant de son odeur sucrée de mâle en rut.

Je n’ai pas connu la morsure, ni la caresse du panache, certes, mais j’ai eu bien plus. L’amour de Ren.

— C’est déjà l’heure ? finit-il par me demander en me pressant contre lui.

Pour lui, c’est un devoir.

— Ce n’est pas une obligation, Ren, lui rappelai-je.

J’avais l’impression de devoir lui dire à chaque fois. Mais si Mana disait vrai, alors…

Sa bouche s’écrasa sur la mienne. Le baiser n’était pas une coutume ældienne, je le savais. Mais il le faisait pour moi. Sa langue, si longue et douce, s’immisça dans ma bouche, déclenchant soudain une montée de désir qui me submergea.

Une humaine docile qui écarte les cuisses avec complaisance, comme toi.

Mais oui. J’étais cette humaine. Celle qui avait choisi de lier sa vie avec un amant d’une autre espèce. Le monde entier était contre nous, cherchait à briser nos sentiments, nos projets de paix et l’amour que nous avions l’un pour l’autre. Mais ils pouvaient parler, s’agiter, cracher leur poison. Ce serait en vain. Cela, il me suffisait d’être dans les bras de Ren pour en avoir à nouveau la certitude.

Rien ne pouvait nous séparer. Ni la jalousie, ni la haine, ni la crainte de la finitude, de la vieillesse et de la mort.

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