Chp 3 - Tamyan : la fêlure

10 minutes de lecture

Il y a deux forces antagonistes chez les nôtres : une nature bestiale et primaire, et l’autre, qui aspire aux idéaux les plus hauts. La bête nous torture, mais lorsqu’on cède enfin et qu’on la nourrit… ça va tout de suite mieux.

Rien de tel qu’un peu d’action pour se revigorer, songé-je en m’étirant.

Faël dort à côté de moi, marquée par l’empreinte de mes crocs, couverte de mon luith. Elle en a pris dans tous ses orifices, et il y en a même dans son œsophage. Sa matrice en est infusée. Elle luit telle une statue d’or, ses traits détendus comme un bébé, sa chevelure blanche plus fournie que jamais. Toutes ses cicatrices ont disparu. Il est fort possible qu’elle vive un ou deux siècles, avec tout ce que je lui ai mis… mais je ne vais pas la garder en vie.

Trop dangereux. Si la prophétie d’Alyz était vrai… Honnêtement, je n’y crois pas – après tout, l’extase que j’ai ressenti en baisant cette humaine était purement sexuelle -, mais on ne sait jamais.

Mes crocs glissent hors de leur gaine. Non plus pour marquer une femelle consentante, mais pour tuer une proie. Où vais-je la mordre ? Au ventre, sur sa peau blanche et ferme, au dessus de cette toison si odorante ? Non. Il ne faudrait pas que j’ai envie de la prendre à nouveau. Ça recommence, d’ailleurs : une douce douleur, contre laquelle je m’arme comme un sidhe enchaîné face à une femelle qu’il ne peut pas toucher. Je l’entends pousser un doux gémissement dans son sommeil : le même gémissement que celui qui a fait vibrer sa gorge quand j’enfonçais mes crocs dans sa cuisse tendre, et que je m’enfonçais, plus tard, dans son paradis de velours rouge. Rouge comme son sang, qui traçait sa ligne écarlate sur sa peau comme la neige des palais engloutis de la Cour d’Hiver. Rouge comme mes yeux apparaissaient dans le miroir des siens. Rouge comme le lien, la passion et la vie. Je ne voyais plus que cette couleur, alors que ses jambes m’enserraient à me briser les reins et qu’elle hurlait mon nom. Des fleurs de ténèbres, voraces et noires de sang, s’ouvraient et se refermaient tel un tourbillon de couleurs dans mon esprit, alors que j’étouffais ses cris à coups de langue.

Ah, je me sens une âme poétique…

Ça suffit. Tue cette humaine. Maintenant.

Je me penche sur sa jugulaire. Un coup de canine, et c’est fini. Terminé. Plus de menace, plus de honte. Plus de faiblesse.

Mais j’en suis incapable. Je me redresse, la regarde.

De toute façon, elle mourra, seule, sur ce satellite perdu au milieu de l’espace. Avec mon sang et mon luith, elle survivra sans manger quelques semaines, peut-être plus. Elle résistera au froid, aussi. Mais il y a d’autres prédateurs, sur ce caillou. Ils ne tarderont pas à la trouver.

Ces créatures blanches la tueront à ta place. Et tu pourras toujours rêver : est-elle vivante ? Vais-je la revoir ? Laisse Amarrigan décider.

Je sens l’air autour de moi vibrer. Ils sont là. Je n’avais pas rêvé tout à l’heure : j’avais bien senti leur présence.

Vite, je sors de la grotte, drapé de ma chevelure. Juste à temps pour voir les lignes agressives d’un croiseur à la coque parsemée d’éclats d’impacts et de peintures de guerre. Le glyphe des neuf lunes en croissant, la pointe effilée dirigée vers le centre… Le symbole héraldique de Dorśa, la Neuvième Cour d’Ombre.

Lathelennil. C’est donc lui qui est venu.

J’attends que le croiseur se pose, sans m’en approcher davantage. La haute silhouette de Rizhen en émerge, suivie de celle de mon cousin, immédiatement reconnaissable à sa chevelure bicolore courte et non tressée, réunie en queue haute à l’arrière de son crâne.

— Cousin ! ricane-t-il, tous crocs dehors, en me voyant. Eh bien ! Quelle tenue ! Il ne fait pas chaud ici pourtant, non ? Ah ah !

Sans relever sa boutade, je mets un genou à terre, tête baissée. C’est peut-être mon cousin, mais il est le troisième successeur de Fornost-Aran, issu de la lignée la plus pure de notre clan. Lathennil, d’un geste impatient, me fait signe de me relever.

— Pas de ça entre nous, cousin. On est de la même famille !

Comme ce faux-jeton d’Asdruvaal, ou bien sûr Fornost-Aran, notre roi si impitoyable. Même Nazhrac, par une lointaine ascendance, est lié au clan Niśven. C’est loin d’être un gage de confiance, et Lathelennil est le premier à le savoir, lui que ses frères tentent régulièrement de faire assassiner.

Mais je me relève et accepte son accolade, front contre front. Rizhen, qui le suit, s’approche sans vraiment se presser.

— Je suis tout de suite allé chercher du secours, Tam, précise-t-il. Mais Uhryn est mort. Il a été mortellement blessé lors de la lutte pour nous enfuir.

Uhryn. Le jeune mâle que je venais tout juste d’introniser dans la guilde, et qui avait encore son panache… Je ferme les yeux brièvement.

Puisse l’Aonaran ramasser ton cristal-cœur, ard-an Uhryn.

— Ton chasseur est venu me trouver immédiatement, annonce Lathelennil avec une tape sur mon épaule. Tu peux être fier de sa fidélité ! Et de sa bravoure, parce qu’il a bien failli y rester… Deux prestigieux guerriers que tu avais là dans ta guilde, cousin. On ne peut pas en dire autant des autres !

— Je sais, acquiescé-je. La mort d’Uhryn sera vengée : ce traître de Nahzrac paiera cher son ignominie !

Lathelennil m’octroie une nouvelle bourrade compatissante.

— Sauf qu’il est allé faire reconnaître sa prise de pouvoir à Ymmaril, sans tarder… Ça va compliquer tes projets de vengeance, cousin.

— Il m’a volé mon vaisseau ! grogné-je. Ainsi que toute ma marchandise. Mes concubines…

— Tu en retrouveras d’autres. Ton vaisseau n’était pas un cair, mais un simple cargo adannath… J’ai un projet de raid, justement : ça va te changer les idées. Et tu vas pouvoir te refaire. Songe à toutes les femelles que tu vas pouvoir conquérir ! Et plein de nouveaux serviteurs. Si ça se trouve, certains chasseurs voudront partir avec toi : j’en ai quelques-uns en manque d’aventure, en ce moment.

— Tu comptes attaquer Solaris ?

— Juste une petite expédition éclair, pour que tu puisses reconstituer ta guilde. Ensuite, je repars. Je suis sur la piste d’un plus gros poisson.

Ar-waën Elaig Silivren. L’As sidhe… Rien que ça.

— Alors, ce n’était pas une légende. Tu comptes vraiment t’attaquer au gardien d’Æriban !

— Je veux m’emparer de sa femelle, une adannath folle des mâles de notre espèce, une guerrière et pilote hors-pair qui fait peur aux siens. C’est elle qui portera mes héritiers ! s’enflamme Lathelennil, les yeux pétillants.

— Je doute que ce Silivren soit d’accord. Et il a gagné quatre fois le darsaman…

— Il ne s’attend pas à ce que je lui réserve, sourit Lathelennil avec un clin d’œil.

Je le détaille des pieds à la tête. Comme tous les Niśven, il est grand. Mais il a toujours été souffreteux, et on ne peut pas dire qu’il soit vraiment impressionnant.

— Nous autres sommes des politiciens, des maîtres dans le jeu des Cours, tenté-je. Mais ce Ren, lui, est un combattant né dont l’unique raison d’être est le massacre. Une brute quart-orc dont le bras fait l’envergure de ton torse, Ennil. Ses crocs sont aussi longs et pointus que ta dague, et ses griffes sont de véritables épées. Sans compter que c’est un expert en configurations, qui peut se changer en wyrm et t’incinérer sur place. On raconte aussi que son père était l’Aonaran…

— Foutaises ! balaie Lathelennil avec un geste de la main. Il ne me fait pas peur. C’est une relique du passé, comme Æriban et l’Aonaran !

— Il est plus jeune que toi.

— Donc plus bête, et moins expérimenté. Mais assez parlé ! Ça caille ici, cousin. Allons plutôt discuter de tout cela sur mon cair, avec un bon gwidth !

Je suis Lathelennil jusqu’à son astronef. Au moment de monter, Rizhen se tourne vers moi :

— Tu as retrouvé Faël, Tam ?

Je me fige. Si Lathelennil apprend pour Faël… Il la voudra pour lui, c’est sûr.

Et justement, cette mention soulève l’intérêt de mon noble cousin, qui dresse l’une de ses oreilles à la pointe racée.

— Faël ? Une femelle ?

— Mon alchimiste personnelle, m’empressé-je de préciser. Une humaine stérile, pas très jeune, bougonne, complètement fanatisée par les culs bénis.

— Ah ! Ce sont les meilleures. Elle est là ?

— Elle est morte. Je n’ai retrouvé que ses restes, dis-je en regardant le sol.

Lathelennil ne remarque pas mon trouble.

— Dommage ! J’aime bien discuter avec ces fanatiques. C’est toujours amusant de leur faire prendre conscience de la réalité ! Et ils connaissent assez bien l’histoire.

Lathelennil, même à Ymmaril, est ce qu’on peut appeler un intellectuel. Il se passionne pour l’histoire ancienne, humaine, notamment. Les longs débats avec des humains verbeux ne lui font pas peur.

Au moment de monter, je jette un dernier regard vers la grotte glaciaire où je m’étais réfugié. Faël. Elle m’a guéri, et je lui ai donné mon sang en échange. Mais je ne peux pas la garder avec moi. Mieux vaut qu’elle meure.

Arrête de te trouver des excuses. Tu as pris la bonne décision.

Maintenant, j’ai de quoi me venger de Narhzac, et même de Fornost-Aran. Et revendiquer ma place sur le trône d’obsidienne.


*


— T’as l’air fatigué, Tam, observe Rizhen, une fois à bord du cair de Lathelennil. Je te trouve une petite mine.

Je fais tourner le verre de cristal entre mes doigts. Il faudra que je me fasse limer et laquer les griffes.

— J’ai dû faire une configuration. Ça m’a vidé.

Ça, puis le partage de mon sang avec Faël, et ce qui s’est ensuivi.

Rizhen ouvre un peu plus les yeux. Et je décèle une lueur d’intérêt dans ceux de Lathelennil.

— Une configuration ? Vraiment ?

— Ma barge allait exploser. Il fallait que je me tire de là.

— Quelle forme as-tu choisi ?

Je relève le menton, plante mes yeux dans celui de mon cousin, à travers le verre.

— Celle que nous avions tous à l’époque de la Première Légion. Le messager, le veilleur.

Ah, si seulement Nazhrac, et tous ceux qui m’ont pensé assez faible pour être renversé ! La stupéfaction est flagrante : Rizhen, comme Lathelennil, sont bluffés.

— Et tu as réussi à garder ta conscience ? C’est impossible ! s’écrie mon cousin.

— C’était limite, je l’admets. Mais j’ai réussi. Et j’ai repris ma forme initiale sans problème, comme vous le voyez.

J’omets volontairement de leur dire que sans Faël, je serai resté comme ça, et serait probablement en train d’errer dans l’espace en ce moment même, à la recherche de je ne sais quel signal oublié.

Lathelennil me scrute, comme s’il me restait une plume au cul.

— C’est la première fois que j’entends parler d’une configuration réussie chez un membre du clan depuis le Schisme… Tu avais choisi cette forme délibérément ?

— Tout à fait, réponds-je en levant mon verre. La prochaine fois, je me changerai en wyrm, tiens.

Rizhen fronce les sourcils, concentré.

— Seuls ceux qui sont passés par les dures épreuves d’Æriban ont assez de contrôle sur eux-mêmes pour réussir les configurations et se souvenir de leur forme initiale, professe-t-il. C’est un haut fait, ard-æl !

J’ai envie de lui répondre « je sais », mais je vois bien que la nouvelle perturbe Lathelennil. Il doit s’imaginer capable de m’imiter.

— Je me rappelle d’un cousin, murmure-t-il, la griffe sur la lèvre. Il s’était entrainé dur pour reproduire l’ascèse d’un sidhe… mais il n’a pas réussi à contrôler sa configuration. Il s’est changé en une espèce de chimère à quatre bras et trois têtes, avec une seule aile, et tous les organes à vif… une catastrophe. Il n’a jamais réussi à reprendre sa forme initiale, et il avait perdu toute conscience de son identité. Il a fallu le tuer.

— J’ai moi aussi entendu ces légendes. Ce sont elles qui m’ont empêché de tenter le coup tout ce temps. Sauf que là, je n’avais plus le choix. C’était ça, ou le crash.

— Ah ah ! Bien joué, cousin, acquiesce Lathelennil en se levant. Bon, je vais aller m’enquérir de ce que font mes chasseurs. Continuez sans moi ! On se retrouve ce soir, au banquet. Prenez votre aise. Comment disent les humains, déjà ? Mi casa es su casa ?

Je lui jette un coup d’œil rapide, tentant de dissimuler mon agacement. Lathelennil et ses manies… Je devine que ça ne lui plaît pas de m’entendre raconter mon exploit, et qu’il préfère nous laisser seuls. Rizhen se rapproche, me sert une nouvelle coupe.

— Les initiés d’Æriban s’entraînaient depuis leur plus tendre enfance, précise-t-il en me tendant ma boisson. Et ils étaient tenus à l’écart de toute tentation. Ils avaient un contrôle absolu sur leur mental, la moindre parcelle de leur chair.

— Ils étaient tout de même sortis de leur temple régulièrement pour aller saillir les plus belles femelles des Vingt-et-un Royaumes, raillé-je en trempant mes lèvres dans le gwidth.

— Seulement les plus forts, et cela restait exceptionnel, à ce qu’on m’a dit, objecte-t-il.

Rizhen est comme un jeune mâle, fasciné par les exploits fantasmés de ses aînés. Sauf qu’Æriban est loin d’être la célébration pure et désintéressée de la force guerrière qu’il s’imagine.

— Qui t’a dit ça ? Un champion du darsaman fécondait une femelle différente par nuit. Sans compter les aslith, et les vierges de temple… Bon, en général, ils ne restaient pas champions longtemps.

— Sauf Ar-waën Elaig Silivren, corrige Rizhen.

— Mais lui, il ne s’accouplait pas.

— Pourquoi ? On le disait d’une grande beauté. Et inégalé dans l’arène.

J’expédie le fond de mon verre.

— Quart sang orc. Aucune femelle noble d’Ælba n’aurait voulu de ça dans sa lignée. C’était ça, Æriban, Rizhen : une écurie d’étalons reproducteurs tenus prêts pour la saillie. Aucun Nisven n’aurait accepté d’y être incorporé.

Je me lève, regarde le bleu scintillant de l’espace à travers la baie. Tanibris et ses satellites sont loin, maintenant. Faël est toute seule sur Night, dans les ténèbres et le froid polaire. Peut-être est-elle déjà morte.

Soudain, l’idée qu’elle ne survive pas, qu’elle disparaisse de ce monde, m’apparait insupportable.

Je repose ma coupe. Ma main tremble.

— Tam ? demande Rizhen, inquiet.

Il croit que c’est une nouvelle crise. Mais ce n’est pas cela. Je le sais.

Cette douleur dans mon cœur… je la connais. Une fêlure. Le début du muil.

Rhach.

Je croyais que cette humaine m’aiderait, me sauverait de la malédiction… Mais en réalité, elle n’a fait que m’y précipiter encore plus vite.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0