Chp 4 - Rika : une nouvelle alliée

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Je voulais en apprendre plus sur Tanit et Círdan. Deux nouveaux passagers à bord, des ældiens inconnus… il y avait quelque chose de dangereux là-dedans, mais également, d’excitant. Il s’agissait, après tout, de créatures qui avaient disparu de la galaxie depuis des milliers d’années.

Les filles étaient surtout excitées par la présence du jeune prince à la longue chevelure rouge, Círdan. Mais Ren avait défendu à ses filles de l’approcher, et pour le moment, Círdan ne se montrait pas. Elbereth prétendait qu’il lui fallait sans doute du temps pour accepter la réalité : la disparition de toute sa famille, de son clan. Et de toute son espèce.

— J’ignorais que les ældiens pouvaient être si fragiles, murmurai-je à la wyrm, assise sur le siège du copilote alors que Dea s’activait non loin.

J’avais l’image de Ren, imperturbable, qui jamais ne se laissait distraire par les évènements. Ren, au visage si froid, dont j’avais tant de peine à lire les émotions.

— Ils le sont, me répondit Elbereth. Il s’agit d’une espèce très sensible. Un trop gros choc pour provoquer de graves déséquilibres internes, et mener, ultimement, à la mort. On appelle cela le « muil » : la maladie de langueur.

Je savais ce que c’était, en théorie. Mana prétendait que le père de Ren, le légendaire Simrod, en avait été atteint.

— Aucune chance pour que ça arrive un jour à Alfirin, ajouta Elbereth sans me jeter un regard. L’As Sidhe a subi un entrainement spécial depuis sa plus tendre enfance : il sait parfaitement contrôler ses émotions. Certains disaient que, pour arriver à ce niveau, il fallait ne pas en avoir.

Je la fixai en silence, incapable de déterminer si elle plaisantait ou non. Comment savoir, avec Elbereth ? À sa façon, elle était encore plus énigmatique que Ren.

— Pourtant, il y a quelques mois, avant que Ren ne m’avoue ses sentiments… tu es venue me trouver pour me dire que son cœur était fendu, que c’était peut-être un début de muil, murmurai-je.

Je vis un muscle tressaillir sur la peau couleur pétrole de la wyrm.

— Je me suis trompée. Il était blessé à cause de cette arme secrète de l’Holos, le CERG. Cela n’avait rien à avoir avec ses sentiments. Il est impossible à l’As Sidhe de se laisser envahir par ses émotions à ce point.

Je jugeai inutile de débattre avec elle. Même Dea, entièrement dévouée à Elbereth désormais, gardait un visage impassible. Je les avais perdues toutes les deux. Elles vivaient dans leur monde exclusif, auquel je n’appartenais plus.

Comment la situation a-t-elle pu changer à ce point ? songeai-je en repartant dans les grands couloirs vides du vaisseau. J’avais l’impression d’être revenue à l’époque où je n’étais qu’une intruse, m’immisçant dans le dessein grandiose d’un être supérieur. Il avait fallu que Mana revienne, et que l’humanité se retrouve en nette infériorité numérique sur ce foutu vaisseau pour que je ressente ça à nouveau.

Pourtant, depuis que nous avions laissé le nuage de particules formé par l’explosion du Mirhendelas derrière nous, je n’avais presque pas vu les autres ældiens. Mana se livrait à de mystérieuses activités sur son cair. Le prince Círdan était tenu au secret par Ren. Pour Tanit, le traitement était différent. Je l’apercevais se balader dans le vaisseau, parfois. Elle traînait souvent dans la soute. Je la voyais passer entre les arbres, évanescente dans ses grands voiles vert d’eau, sa longue chevelure rouge luisant comme une flamme sous les spots pâles et aveuglants de la voûte. Ren ne m'avait rien dit sur elle. Si je voulais une information, il allait falloir que j'aille la chercher. Mais j'avais peur. Elle ne m'avait pas été présentée officiellement. Personne n'avait pris la peine de lui dire qui j'étais. Après tout, je n'étais qu'une humaine. Pas quelqu’un d’important. Ces pensées me torturaient… je savais que je ne devais pas y céder. Surtout pas. Si je commençais à penser ainsi, alors… Mais je ne pouvais pas m'en empêcher. C'était plus fort que moi.


*


— Vous êtes la compagne humaine de l’As Sidhe ?

Tanit avait surgi de derrière une colonne. Je ne l’avais ni vue, ni entendue. Avoir été surprise ainsi, dans cette immense salle où je me croyais seule, en train de faire l’inventaire de nos provisions, me glaça l’échine.

Ils sont si silencieux… n’importe lequel peut te surprendre, au moment où tu t’y attends le moins.

Mais son visage était si beau que cette peur irrationnelle se dissipa, aussi vite qu’elle était venue.

— Oui, lui répondis-je en inclinant légèrement la tête.

J’aurais voulu paraître plus assurée, faire illusion dans mon rôle de « capitaine ». Mais c’était la première ældienne – et la première tout court – à reconnaître mon statut auprès de Ren. Tous les autres avaient utilisé ce terme affreux : « aslith. »

— Nous n’avons pas été présentées, dit-elle de sa voix cristalline. Je me nomme Tanit Luthalinn. J’étais barde à la Cour du roi Arawn.

— Barde…

Je me souvins alors que c’était ainsi que Ren qualifiait les musiciens. Des « bardes. » Un mot ancien, désuet, évoquant une époque révolue, qui m’avait fait sourire au début.

Je lui tendis une main maladroite, que Tanit regarda sans réagir.

C’est vrai. Pour les ældiens, ce geste ne veut rien dire, pensai-je en retirant ma main.

— Rika Srsen. J’étais mécanicienne sur des cargos de transport, « interprète langage machine », aussi… Mais euh, surtout mécano.

Soudain, j’eus honte de ma tenue, de cette combi de travail élimée dans laquelle je me baladais tout le temps, de mon visage de petit singe non maquillé. Comme à l’époque avec Mana. Les ældiennes vous faisaient ça. Confrontée à leur beauté irréelle, je perdais pied.

— C’est un magnifique métier, sourit Tanit en posant sa longue main sur la colonne. À la fois diplomate, et charpentier. Les deux fonctions les plus importantes sur un navire !

Mes yeux allèrent de ses longs doigts blancs et arachnéens, aux ongles taillés et polis. Si griffes elle avait, cela ne se voyait pas. Elle ressemblait juste à une déesse, ou une fée dans les anciens contes. Une créature céleste descendue du ciel. Il ne lui manquait plus que les ailes de papillon dorées derrière elle.

— Disons que ça payait pas trop mal, renchéris-je bêtement.

Je ne savais pas quoi dire d’autre. Je ne cherchais pas à la contredire sur ma fonction de « diplomate » : après tout, j’avais tenu ce rôle, malgré moi. Celui de « charpentier », en revanche…

— Je ne faisais que réparer ce qui tombait en panne, précisai-je, une peu gênée. De la petite mécanique.

— Le prince Círdan est lui-aussi très doué avec les machines. C’est d’ailleurs la signification de son nom : « fabricant de navires », en haut ældien.

Je hochai la tête, subjuguée. Mais bien sûr… Cela me paraissait à présent évident. Cír, le pluriel de cair, « navire ». Dan : la forme infinitive du verbe « faire ».

— C’est un très beau prénom. Que signifie le vôtre ?

Tanit me sourit, brièvement, et ce fugitif éclat de dents me parut être la chose la plus belle que je n’avais jamais vue. Contrairement à Ren et à Mana, elle avait la peau d’une blancheur spectrale, qui renvoyait tant de lumière qu’elle en irradiait.

— Étoile du Matin, répondit-elle.

— C’est magnifique aussi…

— Sûrement pas autant que le vôtre, m’octroya-t-elle gentiment.

Je baissai la tête, un peu honteuse. Non. C’était incomparable.

— Mon prénom n’a pas une signification aussi poétique… Mon père disait souvent qu’il m’avait appelée ainsi en hommage à un groupe de bardes humains. Mais je sais que mon prénom avait un sens dans au moins deux langues antiques : « logique », « rationnelle »… Ce n’est pas très joli.

— Mais en ældien, votre nom veut dire « la Brune », « celle à la noire chevelure ». C’est un très beau nom !

— Comment savez-vous que j’ai un nom ældien ? lui demandai-je, surprise.

Seul Ren utilisait ce nom pour m’adresser à moi. C’était, en quelque sorte, privé.

De nouveau, elle me fit son sourire charmeur et mystérieux.

— Il vous a parlé de moi, devinai-je.

Je n’étais pas sûre de trouver cela de bon augure. Pourquoi Ren, qui était si secret, avait dit tout cela à cette inconnue ?

Parce qu’elle est ældienne, et que ce n’est pas Mana…

Tanit me prit les deux mains.

— Tutoyons nous, Baran. J’aimerais que nous soyons amies.

Moi, amie avec une ældienne, une aussi sublime créature ? Mana, depuis le début, ne m’avait offert que du mépris. Il y avait les filles, bien sûr : les étranges et indifférentes Eren et Arda, ou la pétillante Pas Douée. Mais je les voyais un peu comme mes petites sœurs, pas de véritables ældiennes. Tandis que cette Tanit… Elle avait plusieurs milliers d’années, vu des choses que je ne pouvais même pas imaginer. Tout ce qu’elle pourrait m’apprendre… ces choses que Ren refusait de me dire.

Même si je déteste qu’elle m’appelle Baran, et que son contact me hérisse le poil.

— Oui, soufflai-je. Soyons amies !

— Tu donneras bientôt une descendance à l’As Sidhe. Tu dois être si heureuse ! Veux-tu que je t’apprenne quelques chants pour les petits ? Je te montrerai aussi comment leur construire un panier, si tu veux. Tu sais que nous les mettons traditionnellement dans des berceaux-boîtes ?

J’acceptai avec enthousiasme, le cœur débordant de gratitude. Personne, jusque-là, n’avait été capable de m’expliquer de manière positive comment m’occuper de bébés ældiens. Dea avait une posture scientifique et médicalisante qui me terrifiait plus qu’elle me rassurait, et sa connaissance était purement théorique, basée sur la somme – dérisoire – des connaissances humaines sur le sujet. Elle le disait elle-même : peu d’humains à travers les âges avaient eu la chance d’apercevoir des bébés ældiens, et une portion encore plus infime savait quels soins il fallait leur apporter. Mais cette Tanit, elle, se proposait de m’apprendre. Une partie de mon angoisse s’envola. Je n’étais plus toute seule.

Enfin, j’avais une amie : une amie à moi seule, qui s’intéressait à mon cas.


*


— J’ai parlé avec Tanit, annonçai-je à Ren le soir, dans notre lit.

Ren, contre lequel j’étais calée, était en train de disputer une partie de lugdanaan contre lui-même. Il me jeta un regard surpris.

— Ah ? Elle parle le Commun ?

— Je parle l’ældarin, répondis-je, blessée.

Ren savait que j’étudiais cette langue. Et pourtant, il continuait d’ignorer mes efforts.

— Elle n’a sans doute jamais rencontré d’humain avant toi, asséna-t-il. Et en tant que filidh, elle a une façon de s’exprimer très pure, qui doit être difficile pour les débutants. Je suis étonné que tu l’aies comprise.

— C’est le cas, pourtant, lui dis-je, omettant de lui demander le sens du mot « filidh ». Et elle m’apprend beaucoup de choses. L’histoire ældienne, la façon de s’occuper des hënnil…

— Tanit Luthalinn est une femelle très érudite, observa Ren en déplaçant un pion sur son échiquier. Elle est pleine de talents, comme tous les filidhean.

Je le regardai jouer en silence. Je le trouvais froid, distant.

Comme souvent, pensai-je. Mais c’était son caractère.

— Ren… Que veut dire « filidhean » ?

Un sourire quasi-imperceptible apparut au coin de sa bouche.

— Tu dis que Tanit est ton professeur, et tu ignores cela…

— Je ne peux pas tout savoir. Je ne suis pas une machine, Ren.

Ni une ældienne.

Il se retourna. Me regarda un moment, avec ce regard énigmatique, presque lointain.

— C’est le pluriel de « filidh ». Qui veut dire, comme tu dois le savoir, « barde ».

Je soutins son regard pendant un moment. Puis je me redressai, et quittai le lit.

Ren continua sa partie sans me jeter un regard.


*


— … Et il m’a dit : « Comme tu dois le savoir », expliquai-je à Pas Douée. Quand il est comme ça, vraiment, je le déteste !

J’étais parti me réfugier sur le cair de Mana, luxueux et cosy, dans les appartements des filles. Angraema piochait dans une assiette tout en m’écoutant, affalée sur une couchette dans le pyjama désormais trop petit que je lui avais offert enfant, qui lui faisait comme un short. Sa longue queue en pinceau en dépassait, qu’elle agitait dans les airs.

— T’aurais dû le griffer, fit observer Eren. C’est ce qu’écopaient les mâles insolents ayant manqué de respect à leur femelle, à Kharë.

Je tournai vers elle un visage courroucé.

— Kharë ? Encore un mot que j’ignore !

— C’est le nom d’une ville où les mâles sont à leur place, répondit Arda, à la botte des femelles. C’est là que nous aurions dû vivre, si les Vingt-et-Uns Royaumes existaient encore… Mère nous en parle souvent.

— Vous, au moins, on vous apprend des choses, soupirai-je.

— Te plains pas, toi t’as le droit de te balader où bon te semble. Ce n’est pas notre cas.

Je me tournai vers l’ældienne, qui me regardait d’un air placide.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— On nous a interdit d’aller sur votre cair jusqu’à nouvel ordre, répondit-elle. Tu ne le savais pas ?

— Non… personne ne m’en avait informé.

Alors que j’étais censée être le « capitaine » de ce vaisseau. Un capitaine de pacotille, oui !

— C’est à cause du prince, précisa Eren en repoussant l’une de ses longues tresses blanches derrière son oreille pointue. Círdan de Tará.

— Ils veulent nous tenir éloignées de lui, ajouta sa jumelle.

Eren et Arda se ressemblaient moins qu’avant. Elles avaient toutes les deux la peau noire bleutée de leur mère et sa longue chevelure blanche, savamment tressée en figures géométriques anciennes et agrémentée de cristaux, de longues griffes laquées de couleurs métalliques et un visage de déesse sauvage et hiératique. Mais Eren s’habillait en bleu nuit, et Arda en pourpre profond.

— On nous empêche de voir Círdan parce que c’est un mâle, finit par lâcher Arda. C’est ça la vérité !

— Comme si on allait lui sauter dessus… grogna Pas Douée, les cheveux hérissés. Pour qui nous prend-on ? Comme si on était incapables de se contrôler ! Et en plus, personnellement, il me laisse de marbre, ce Círdan.

— Mère prétend que quand il aura ses fièvres, c’est lui qui nous sautera dessus, ricana Eren, ses petits crocs étincelants sous la lumière tamisée de leur salon.

— Je le prends où il veut, quand il veut, renchérit Arda, les joues gonflées par la nourriture qu’elle mâchait avec entrain.

— Faudra d’abord m’affronter, sœurette !

Arda lui jeta un regard féroce.

— Je pèse le double de ton poids. Je t’écraserai comme une galette de coimas. Tu n’as aucune chance !

— On verra ça… Je suis d’avis que ton gros derrière va t’empêcher de bouger.

— Les mâles préfèrent les femelles bien en chair, expliqua Arda d’un air docte. Il ignorera ton cul plat.

— Mouais… Je crois plutôt qu’il va te fuir. Il aura trop peur que tu le bouffes… !

Les deux jumelles s’esclaffèrent, avant de se taper dans les mains. Effectivement, ce pauvre Círdan avait du souci à se faire.

Angraema, qui jusque-là était restée silencieuse, les sourcils froncés, se leva d’un seul bond.

— Vous êtes ridicules, fulmina-t-elle. Vous vous rendez compte que c’est à cause de votre comportement qu’on nous empêche de lui parler ? Alors qu’il aurait tant à nous apprendre !

— Ouais. La bonne position pour le faire. T’façon, il n’aura pas le choix : faudra qu’il s’y colle, un jour ou l’autre. C’est le dernier mâle, en-dehors de Père.

La grimace que firent les trois ældiennes me rassura sur leurs intentions. On m’avait dit que les ældiens se fichaient des liens familiaux, quand il s’agissait de s’accoupler. Mais visiblement, pas Eren, Arda et Angraema.

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