Chp 6 - Tamyan : pour les beaux yeux d'une femelle
Cette nuit, je me suis vu dans le corps d’un humain. Une femelle humaine, plus précisément. Elle marchait dans un champ doré, sous les rayons du soleil couchant. Sa longue chevelure blanche flottait librement sur ses épaules. Elle portait une robe simple, sans couleur ni matière. Sa peau avait la texture du fruit défendu.
Faël.
Je me réveille en sueur dans le khangg que mon cousin m’a prêté, seul. Je me souviens que je n’ai pas réussi à toucher aux deux aslith que Lathelennil m’a fait amener. Je les aie renvoyées en pleurs dans le sérail, en leur disant que je ne dirai rien. Elles avaient peur d’être revendues.
Je n’ai même pas pu boire leur sang. J’ai écouté la soirée à écouter leurs doléances, au lieu de les torturer, de les dévorer. Je suis devenu faible. Une caricature de moi-même.
Rhach.
Je me lève, tout le corps douloureux. Je ressens encore les effets de la configuration. Et maintenant, parce que j’ai échangé mon sang avec elle, j’ai une sorte de… connexion avec Faël.
La prophétie. Alyz l’avait dit.
— Non. Non !
J’enfile mes vêtements en vitesse. Il faut que je voie Lathelennil.
Maintenant.
*
— Tu sais où il est ?
Le jeune mâle me fixe d’un air idiot. J’ai pris le premier que j’ai trouvé. Et pas le plus malin de la guilde, visiblement.
— Qui ça ?
— Lathelennil.
— L’ard-ael ? Il est descendu à terre, je crois. Vendre des esclaves.
Merde.
Presqu’une petite lune qu’on est amarré à Cyg-cerdyff. Et moi, qui n’ai même pas eu la présence d’esprit de lui demander ça, hanté par ces rêveries bizarres…
Non. Avoue plutôt qu’avant, tu t’en fichais.
Mais la situation a changé. Il faut que je la retrouve.
Que je les retrouve toutes les deux.
Le Marché à la Chair est l’un des rares endroits qui n’a guère changé depuis la Chute d’Ultar. Les sluaghs continuent de le gérer. Au moment de la Grande Extinction, ou avant sûrement, ils ont réussi à isoler cet endroit dans une dimension de poche. Une technologie qu’on a perdue, et qui ne fonctionne aujourd’hui que grâce aux rares portails encore en activité. Une véritable déchéance.
Mais les sluaghs continuent à faire commerce de tout et n’importe quoi. De bouffe et d’esclaves, principalement. Je saute parmi leurs silhouettes rabougries et grouillantes, aussitôt suivi de Rizhen qui accoure, mon shynawil à la main.
— Tam ! hurle-t-il. Tam ! Attends-moi.
— J’ai pas le temps, Rizhen, grommelé-je.
Mais il me rejoint en grandes enjambées, et me jette le lourd manteau noir sur le dos.
— Tu ne peux pas sortir parmi des inférieurs sans cacher ton visage ! gronde-t-il en ajustant la capuche sur ma tête. Pense à eux. Si trop de ces marchands meurent par notre faute, ils ne nous laisseront plus commercer avec eux.
Je jette un coup d’œil autour de moi. Quelques créatures me fixent avec des yeux ronds. Certains bavent déjà, d’autres sont tombés par terre. Une longue plainte s’élève, tel un chant de Ban-sidhe.
— La beauté qui tue, la beauté qui tue !
— Partons, me presse Rizhen en m’attrapant le bras.
Je le suis dans les ruelles obscures. Avant, il y a très longtemps, ce marché, cette ville étaient sous terre, sur Ælba. Maintenant, tout cela se trouve à l’intérieur d’un astéroïde creux. Les murs, le plafond : une immense caverne.
— Tu sais où se trouve Lathelennil ? demandé-je fébrilement.
— Sûrement sur la place du marché. Il voulait vendre quelques aslith.
— J’espère qu’on n’arrive pas trop tard !
— Trop tard pour quoi ?
Je ne réponds pas à la question de Rizhen. Je repousse de ma botte ferrée d’iridium un mendiant un peu trop entreprenant, lui écrasant la main au passage : celui-là mangera son treizième enfant ce soir.
La place est vide. Quelques badauds s’attardent.
— Rhach, pesté-je. On l’a raté !
— Tu as renvoyé deux aslith hier… Dis-moi ce qui se passe, Tam, me supplie Rizhen, l’air concerné.
— Plus tard.
Je viens de repérer l’un des chasseurs de Lathelennil devant une taverne. C’est Elsheved, un mâle aussi brutal qu’idiot. Je le soupçonne d’avoir du sang orc.
— Où est mon cousin ?
Le mâle relève le menton d’un air insolent. Sous son demi-heaume à double cornes, je peux deviner son expression dédaigneuse.
— Tu veux dire l’ard-ael ? siffle-t-il en me montrant ses crocs. Il est dedans, il boit un coup. Pourquoi ?
Je n’aime pas du tout son ton.
— Rien qui te regarde. Continue à monter la garde comme un bon chien, surtout, lancé-je en le dépassant.
Son grondement est bientôt couvert par la musique et les bruits de fête. Ce genre d’ambiance m’a toujours gonflé. Même avant la Malédiction, même avant d’être atteint de muil, et de me languir pour des femelles situées à des milliards de lunes d’ici.
La chevelure bicolore de Lathelennil est facilement repérable dans la foule. Il a pris la meilleure table, ou plutôt, on s’est empressée de la lui donner. Le prestige de la maison Niśven n’a pas faibli, même ici, dans ces pathétiques ruines du passé.
— Ah ! Cousin ! exulte Lathelennil en levant sa coupe dans ma direction. Viens boire un coup avec nous.
Nous. Sa garde rapprochée, son « cercle intérieur » composée des pires renégats de la Cité Noire : Nazhdru (qui n’est autre que le frère de ce traître de Nazhrac, mais ils sont fâchés à mort), le taiseux Raziel, Nemdur à la tête de chauve-souris, Dunizel qui porte très mal son surnom « le beau » et le portier, Elsheved. Il y a également deux femelles dans la bande : un laideron au crâne rasé qui déteste les mâles, Soveh, et enfin Unila, qui, d’après la rumeur, en pincerait secrètement pour son prince, Lathelennil. Pas de chance pour elle, il semble ne la voir que comme une bonne compagne de beuveries… et une excellente épée, cela dit.
Je me rapproche en jouant des coudes. Certains mécontents se retournent – notamment, un orcneas mal-léché – mais se ravisent en reconnaissant les neuf croissants de Dorśa sur l’armure de Rizhen, et surtout l’immense épée de guerre accrochée dans son dos. Moi, je suis sorti quasiment nu.
Heureusement que Rizhen m’a donné un shynawil, réalisé-je. Ou j’aurais été la risée de tous.
— Ah, je suis content de te voir réveillé ! m’accueille Lathelennil en me passant une coupe que l’un de ses vassaux lui tend. Je me suis presque inquiété.
Je la vide d’un trait, sous le regard inquisiteur d’Unila. Sans la cicatrice qui la défigure, cette femelle pourrait être belle.
— Ennil, je voudrais te demander quelque chose, commencé-je, la voix rauque.
Ma gorge est encore sèche. J’expédie une deuxième coupe.
— Quoi donc ?
— Les aslith que tu as vendu aujourd’hui… est-ce qu’il y avait une certaine Mila parmi eux ? Une femelle à la chevelure de feu.
Je sens Rizhen se tendre derrière moi. Il se souvient que je l’ai déjà envoyé enquêter sur ce sujet. Il se souvient aussi que Mila est la sœur de Faël.
— Euh, laisse-moi réfléchir un instant… Non ! Celle-là, je l’ai perdue au lugdanaan il y a quelques temps.
— Où ça ? Contre qui ?
— Contre mon frère Aeluin, à Ymmaril.
Je me tape la paume de la main sur le front.
C’est pas vrai.
Bon. C’est pas urgent.
Tu la récupéreras plus tard, lorsque tu retourneras là-bas pour accomplir ta vengeance. Cela peut même rajouter du prestige à la quête : Délivrer la sœur de ta femelle.
Je me fige. Qu’est-ce que je suis en train de m’imaginer ?
— Lathelennil, j’ai autre chose à te demander.
Mon cousin, qui était retourné à ses libations, se retourne à nouveau. J’écope d’un autre regard noir d’Unila. Et aussi de Soveh, avec son visage à faire tourner le lait.
— Quoi donc ?
— J’ai besoin de revenir sur le satellite où vous m’avez retrouvé. Le plus vite possible.
Je sens la tension de Rizhen derrière moi. Ce n’est vraiment pas le moment de m’envoyer ses phéromones d’angoisse, celui-là !
— On est très loin, répond Lathelennil, le visage déjà moins jovial.
— Donne-moi une barge, alors.
— Tu ne pourras pas aller jusque là-bas en barge. C’est trop loin.
— Qu’importe. J’essaierai.
— Non. Impossible, je te dis.
— Alors retournons là-bas.
Cette fois, Lathelennil a les sourcils froncés. Ses yeux, aussi, sont devenus entièrement noirs. La tension monte d’un cran. Je me rends compte qu’en plus des deux femelles, Raziel s’est mis à nous observer lui aussi.
— J’ai dis non, cousin. N’insiste pas. Jusqu’à preuve du contraire, c’est moi qui commande, ici.
Tant pis.
Sans prévenir, je tire la grosse épée de Rizhen de son fourreau. Cela se passe si vite qu’il n’a pas le temps d’intervenir.
— Ard-ael, non ! crie-t-il dans mon dos.
Mais je n’ai plus le choix.
— Je te défie, Lathelennil !
— Quoi ? Mais que…
— Tu ne me donnes pas le choix. Bats-toi !
Le silence tombe sur la taverne. Tout le monde attend, figé. Le défi va-t-il être relevé ?
Soudain, Lathelennil bondit sur ses pieds.
— Tu l’auras voulu, cousin ! hurle-t-il en tirant son arme, tous crocs dehors.
Lathelennil a des côtés comme ça, à se jeter corps et âme dans tous les défis. C’est un joueur. Apparemment, je suis tombé sur son jour de folie. Il brandit son énorme épée au-dessus de ses frêles épaules, hurle, puis l’abat sur moi. J’ai mille ans pour esquiver, ce que je fais. La table derrière se fracasse sur les genoux d’une compagnie orcanide, six grosses brutes qui nous fixent un instant, hébétées, leurs coupe de mauvais alcool à la main, leurs visages stupides couverts de mousse et de morceaux de barbaque.
— Niśven ! hurlent-ils enfin en balançant leurs chopes.
Et ils chargent.
— Une bataille ! Une bataille ! scandent les soulots qui n’ont pas encore pris parti.
Un pugilat sans nom s’ensuit. Les chasseurs de Lathelennil dégainent tous leurs sabres dans un chuintement d’argent, parfaitement synchrones. Jusque-là, ils n’intervenaient pas : le défi est accepté par nos lois. Mais avec des orcneas, c’est autre chose.
Lathelennil s’est retourné pour faire face. Son visage fin, ses yeux excités passent d’un ennemi à l’autre, fébriles, sans parvenir à choisir par où commencer. Je décide pour lui en sabrant un orc qui s’est approché trop prêt.
— Ah ! Je t’en dois une bonne !
Il a l’air de s’amuser comme un petit fou.
Quelques coups de crocs, de griffes et de schlass plus tard, la situation est revenue à la normale. Les morts sont évacués pour être dépécés et distribués aux nécessiteux (qui ne manquent pas dans cette cité.) Les survivants, et surtout les gagnants, se congratulent. Bien entendu, les ædhil ont mis une raclée aux orcs. Ils font amende honorable en gromellant.
— Allez, tournée pour tout le monde ! hurle Lathelennil.
Sa proposition est accueillie par un beuglement sonore. Ça valait bien le coup de tuer. Du coin de l’œil, j’aperçois Rizhen qui extrait les cœurs des orcs morts d’un coup de poignard. Il se donne bien de la peine, celui-là. Je devine l’influence de son frère de sang, le barde Elshyn, et leur croyance bizarre en l’Aonaran qui sauvera tout ce petit monde à la toute fin. Mais tout ce mal pour des orcs ?
— Bois avec moi, me propose Lathelennil. Qu’on enterre le couteau de guerre.
Je lui jette un coup d’œil par en-dessous.
— J’étais sérieux, lui dis-je.
— Oui, moi aussi ! Je suis toujours sérieux quand je me bats. Surtout contre un membre de ma propre famille.
Je soupire. Parfois, ces liens familiaux me pèsent. Mais je dois avouer que Lathelennil est mon meilleur cousin.
— Tu voulais vraiment t’emparer de ma guilde ? s’amuse-t-il. Jamais mes femelles ne t’auraient prêté allégeance ! Elles t’auraient saigné et émasculé.
— Je me fiche de tes femelles, Ennil, surtout qu’elles ressemblent à des gladiateurs d’Urdaban. Et je me contrefous de ta guilde. Je voulais juste m’emparer de ton cair pour aller chercher Faël.
— Rhaenya ne t’aurais pas obéi non plus… attends ! Est-ce que j’ai bien entendu ? Tu as mentionné une « belle aux cheveux blancs » ?
— J’ai laissé mon alchimiste sur ce caillou, avoué-je. Une simple humaine sans qualité particulière. Je n’ai pas osé te le dire parce que… parce que…
— Parce que … ?
Il me regarde, scrutateur. Derrière, je vois Rizhen se gratter le bout du nez. Il est gêné pour moi.
— Parce que j’avais honte d’elle, mens-je. Elle n’est pas aussi belle que les femelles magnifiques que je prends d’habitude, ou que tu as, toi.
— Et pourtant, tu étais prêt à défier l’un des plus redoutables guerriers d’Ymmaril pour elle, siffle mon cousin, admiratif. C’est qu’elle doit être extraordinaire !
— Elle est… Je me suis attaché à elle, voilà tout. Je suis dépendant de ses services.
— Elle baise bien ?
Je lui jette une œillade contrarié.
— C’est pas ça, grondé-je, elle me soigne… C’est mon alchimiste personnel, j’ai dit.
Lathelennil me tape dans le dos.
— Et tu avais peur qu’on te la vole…Tu aurais dû me le dire que c’était pour les beaux yeux d’une femelle, cousin, sourit Lathelennil. Je t’aurais bien sûr soutenu dans ton entreprise ! Allez, ne fais pas cette tête. On va retourner la chercher, tous ensemble.
Exactement ce que je voulais éviter.
— Si tu… pouvais juste me prêter un peu de monnaie pour que je m’achète une petite épave, j’irai moi-même, Ennil, murmuré-je, peu fier.
— Non non, tu es mon cousin adoré. Je dois t’aider. Surtout pour une histoire de cœur.
Il tape dans ses mains.
— Allez, on y va ! Continuez la fête sans nous, vous autres ! clame-t-il en jetant une poignée de pierres sur la table. Unila, Raziel : passez devant.
Du Lathelennil tout craché. Quelques instants avant, il était prêt à me tuer. Maintenant, il va peut-être sauver ma vie.
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