Chp 7 Rika : le récit de Cirdan

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Un soir, en arrivant dans le mess, j’eus la surprise de voir Círdan assis autour de la grande table de quartz noir. Il n’était pas seul. Il y avait également Mana, ses trois filles, et Tanit, immobiles comme des statues géantes. Aucune trace de Dea et Elbereth qui, de toute façon, ne mangeaient pas.

Visiblement, la quarantaine était terminée.

Voir tous ces ældiens, immenses et si beaux, avec leurs longues chevelures, leurs habits luxueux et leurs yeux qui brillaient d’éclats fauves, me fit une drôle d’impression. À tel point que je faillis rebrousser chemin. Mais je pris mon courage à demain et m’avançai sans rien montrer dans la grande salle pour prendre ma place habituelle. Tanit m’accueillit avec un grand sourire à côté d’elle, au bout de la table. Ren se trouvait à ma droite en bout de la table, Mana en face à l’autre bout. Círdan, lui, était escorté par Mana et Tanit. Les filles, en face, le dévoraient du regard. C’était plus que gênant.

La table regorgeait de victuailles comme j’en avais rarement vues. Tout était rouge : les fruits, la viande, les feuilles qui les décoraient, jusqu’à la boisson, le fameux gwidth. En jetant un coup d’œil sur l’arbre-lige qui projetait ses branches immenses sous la coupole, je constatai qu’il était rouge lui aussi. Ren avait mis son vaisseau aux couleurs de ses honorables invités : Tanit m’avait déjà appris que le pourpre, l’or et le vert profond étaient les couleurs de la Cour de Tará. Les symboles comptaient chez les ældiens.

— Maintenant que le temps du nien est passé, annonça Ren, il est temps d’accueillir nos invités dans les règles. Je souhaite la bienvenue parmi nous à Círdan de Tará et à Tanit Luthalinn. Ils vont rester à notre bord quelques temps.

Il leva une lourde coupe remplie de gwidth, et les invités l’imitèrent. Les filles se regardaient, visiblement aussi perdues que moi, jusqu’à ce que leur mère leur fasse signe qu’il fallait faire pareil. Je fus la dernière à lever la mienne, d’autant plus mal à l’aise qu’entre mes doigts, cet ustensile avait la taille d’un plat.

Tout le monde but en même temps.

— Je suis très honoré de me trouver ici, sur le cair du prestigieux gardien d’Æriban, dit ensuite Círdan. C’était très généreux à vous de nous accueillir ainsi, avec la barde qu’avait accueilli mon père en ses vieux jours.

Comme la première fois, je fus frappée par la beauté de sa voix. Je visiblement pas la seule, puisqu’Eren et Arda se mirent à glousser. Angraema leur jeta un regard dédaigneux.

Vous nous foutez la honte, l’entendis-je murmurer à ses sœurs en Commun.

Une vague de tendresse me submergea en constatant que les petites continuaient d’utiliser la langue humaine entre elles.

— C’est normal, répondit Ren après avoir jeté un regard sévère à ses filles. Il reste très peu d’entre nous : nous sommes probablement les derniers survivants. Et puisque vous alliez dans la même direction que nous…

— Vous cherchez vous aussi Tyrn-ann-nagh ? demanda Círdan.

Je me tournai vers Ren, étonnée qu’il ne lui ai pas déjà dit. Mais ce dernier garda le silence.

— On ne l’a jamais trouvé, finit par murmurer Círdan en baissant la tête.

— Vous n’avez peut-être pas bien cherché, fit observer Mana.

— Notre quête a duré des centaines d’années, répondit tristement Círdan. Avant que…

Il se tut.

Je jetai un regard alarmé à Ren. On n’avait sûrement pas autant de temps à gaspiller.

— Tyrn-ann-nagh ne se situe pas sur ce plan dimensionnel, intervint alors Tanit. Seuls certains d’entre nous ont la capacité d’ouvrir la porte…

— Les Régnants avaient cette capacité, dit Ren en lui jetant un regard rapide. Le roi Arawn aurait pu conduire sa Cour là-bas. Il était monarque de plein droit.

— Il n’en a pas été capable, coupa Círdan. Et finalement, toute la Cour a été atteinte de langueur, et a basculé dans la folie.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Angraema en se penchant en avant.

Círdan lui jeta un regard rapide.

— On ne sait pas trop… Mais c’était comme si le vaisseau avait été vidé de son énergie. Il faut comprendre que le Mirhendelas n’était pas un cair, c’était un refuge pour notre cour, un morceau de Tará que mon père avait extrait d’Ælba mourante, pour la préserver.

Ælba. La Terre. La planète d’origine des humains, que les ældiens leur disputaient. Mais Círdan continua son histoire. Tout, chez lui, semblait s’être allumé. C’était comme s’il reprenait vie.

— Au début, tout allait bien : nous devions rejoindre Tyrn-ann-nagh à la suite de tous ceux parmi les nôtres qui étaient déjà partis. Mais mon père s’est laissé convaincre de combattre aux côtés du général humain Ahmed Aden contre les Korridites…

Cette fois, c’est moi qui le coupai.

— Ahmed Aden ?! Tu l’as connu ?

L’attention de Círdan se porta brièvement vers moi.

— Pas personnellement, non… Mon père a combattu aux côtés d’un autre humain, et j’étais trop jeune pour le suivre. Mon père n’était pas un guerrier de métier. C'était un artisan ingénieur, mais, adolescent, il avait été formé par un sidhe, ancien maître d'Æriban, qui lui avait appris la stratégie, la navigation tactique, le maniement des armes et l'art du combat. Ce sidhe, qui vivait seul sur son cair, n’était resté que quelques temps à Tará, mais grâce à son enseignement, mon père était devenu un guerrier reconnu et redouté. Ce maître d'armes avait pris la route pour Tyrn-an-nnagh avant nous, et bien avant l'entrée en guerre des ædhil aux côtés de l'Holos.

Círdan fit une pause, et vida le gobelet de gwidth que venait de lui tendre Tanit.

— C’est Aden qui a persuadé mon père de rejoindre la bataille aux côtés des derniers survivants humains. Aucun de nous n’avait connu Ultar : nous vivions sur Ælba, dans un sanctuaire isolé des hommes, l’un des derniers ilots de paix et de beauté qui existaient sur cette planète, sécurisé hors de portée de la souillure adannath par celui qui régnait sur Tará avant mon père. En plus, les Korridites ne constituaient pas une menace pour les ædhil. Et pourtant, malgré cela, mon père a voulu aider les humains… Il disait que c’était important, que c’était notre rôle, notre devoir.

Le jeune ældien paraissait perdu dans ses souvenirs, ramené en arrière. Son visage affichait un pli amère, concentré. Tanit le resservi.

— Tous les membres du Mirhendelas, au grand complet, étaient les anciens guerriers-lige de mon père, ou leurs descendants, continua-t-il. Ils ont affronté les Korridites dans l'espace, sacrifiant leur incarnation pour que survivent les derniers humains. Tanit est venue trop tard pour avoir vécu cette époque, mais elle connaît les recensions qu'en fit le barde de mon père – il s'appelait Ailill – avant de mourir, sur le champ d'honneur, bien sûr, comme tout barde qui se respecte. Mon père n'aimait pas que l'on évoque cette période, mais j'ai souvent demandé à Tanit de me chanter les terribles batailles qui eurent lieu alors, surtout parce que je voulais connaître cette époque que mes parents me cachaient. Ma mère...

Je le coupai doucement.

— Ta mère, c'est la reine Aenor, n'est-ce pas ?

— Mère était une grande architecte chez les nôtres, dit le jeune ældien d'un ton douloureux. C’est elle qui a bâti le Mirhendelas, le palais flottant dans lequel nous vivions.

— Pourquoi les vôtres ne sont-ils pas restés dans la Voie ? demandai-je alors. Pourquoi tous les ældiens sont-ils partis ?

Cette question me taraudait depuis longtemps. Mais cette fois, c'est Tanit qui prit la parole.

— Il fallait trouver Tyrn-an-nnagh, m’expliqua-t-elle. Depuis la chute d’Ultar, c’était le plan. Ælba était devenue inhabitable, et nos anciens royaumes avaient disparus. Bien sûr, la Cour de Tara en exil et les ædhil ayant combattu auprès d’Aden auraient pu rester avec eux au sein de l’Holos nouvellement formé, mais dans la plupart des cas, la cohabitation avec les humains ne s'est pas bien déroulée. Une fois la guerre gagnée, un grand nombre de problèmes apparurent. Et très vite, le conflit changea de protagonistes. En tant que race plus ancienne et plus sage, nous, ædhil, avons simplement décidé de quitter la Voie pour toujours, et de la laisser aux humains.

Círdan reprit la parole.

— Quand la guerre a été terminée, mon père nous a rejoint, mais c’est là que tout a commencé à changer. Il a abandonné son nom et pris celui d’Arawn, pour montrer sa détermination à être celui qui nous sauverait tous, nous amènerait dans un autre monde. Mais Foredruim, l’arbre-lige qui venait de la terre royale de Tará, s’est mis à dépérir. Les uns après les autres, le muil a atteint le cœur des nôtres… Ma mère est partie la première. Mon père a perdu la lumière à ce moment-là. Dans un dernier éclair de lucidité, il m’a enfermé dans une capsule d’éternité… Pendant ce temps-là, les membres de sa Cour étaient en train de s’entretuer. Je l’ai vu penché sur moi, ses yeux qui me regardaient, la dalle se refermer… quand elle s’est rouverte, c’est le visage de cette jeune elleth que j’ai vu : j’ai cru qu’il s’agissait de la sældar Amariggan, venue me chercher de l’autre côté… (Il jeta un regard à Pas Douée, avant de couvrir son visage de sa longue main.) Je ne sais même pas combien de temps je suis resté ainsi, entre le sommeil et la mort !

Son visage plongea en avant, caché par sa longue chevelure de cuivre. Tanit posa un main réconfortante sur son épaule. J’éprouvai une peine profonde pour lui : ce qu’il avait vécu était horrible. Et Ren qui ne bougeait pas un cil…

Dis quelque chose, eus-je envie de lui dire. Quelque chose de réconfortant, n’importe quoi.

— Pourquoi la reine Aenor a-t-elle attrapé la maladie de langueur ?

Círdan releva son regard rubis sur Ren. On pouvait y lire une tristesse infinie, mais, également, une forme de colère. Je le comprenais : Ren était tout sauf psychologue.

— Ma mère avait été blessée.

— Par qui ?

— Les humains.

Círdan avait lâché ça avec dégoût, sans me regarder.

— Que lui ont-ils fait ?

C’est moi qui avais posé la question.

— L’un des bataillons avec lequel mon père combattait ont profité de son absence pour tendre un piège à ma mère, renifla Círdan avec dégoût. C’était de vils soudards obsédés par leur finitude prochaine, prêts à tout pour survivre encore un peu… Ils croyaient que s’accoupler avec une elleth et boire son sang les rendrait immortels. Elle leur faisait confiance, et s’est laissé capturer. Lorsque mon père est venu la chercher, ce n’était plus la même. Bien sûr, il a massacré les coupables, et Aden a destitué officiellement cette légion de la flotte : les survivants ont été bannis en pleine guerre, ce qui équivalait à les condamner à mort. Mais c’était trop tard. Le mal était fait. À cause de cela, mon père s’est mis à haïr les humains. Son cœur a changé, et il a perdu la capacité de nous guider. Nous n’avons jamais pu rejoindre la Terre Promise... Et maintenant, toute ma famille est damnée, et erre pour l’éternité dans les ténèbres, sans aucune chance de se réincarner ! Moi aussi, je crois que je ne pourrais jamais pardonner aux humains, et que mon cœur est irrémédiablement souillé par cette haine !

Le beau visage du jeune ældien était défiguré par la rage. Je restai pétrifiée, saisie d’horreur face au récit terrible qu’il venait de nous faire. Plus personne ne faisait de commentaires. Même Arda s’était arrêtée de mâcher le bout de viande qu’elle avait discrètement piqué tout à l’heure. Mais, sous la table, je sentis la grande main de Ren se refermer sur la mienne. Ce seul contact me rassura.

Ce n’est pas de ta faute, semblait-il me dire silencieusement. Tu n’as pas à porter sur tes épaules tous les crimes des tiens. Et c’est pareil pour moi. Toi et moi, on a assez payé.

— N’aie crainte, dit enfin Ren d’une voix douce. J’ai récupéré tous les cristaux-cœurs des passagers du Mirhendelas. Ils sont sur mon arbre-lige : c’est pour cela qu’il porte vos couleurs.

Cirdan lui jeta un regard incisif.

— C’est bien généreux de votre part, mais il n’y a plus assez d’ædhil pour qu’ils puissent renaître un jour. Or, seul l’Aonaran a le pouvoir de leur apporter une paix éternelle… À moins que nous ne tombions sur Tyrn-ann-nagh, ceux de mon clan sont fichus.

— Ne sois pas si négatif, tenta Ren. Bien sûr, je comprends tes sentiments, mais tu dois t’efforcer de ne pas y céder. C’est en cédant aux passions que l’on devient la proie du muil. Tu l’as reconnu toi-même.

— C’est facile à dire pour vous, lâche Círdan, les yeux luisant d’une colère sauvage. Vous êtes un sidhe. Et ce n’est pas votre mère qui a été souillée par de la vermine, votre père trahi et toute votre famille, votre clan maudit pour l’éternité !

Un lourd silence tomba sur l’assemblée. Círdan baissa de nouveau la tête, semblant réaliser ce qu’il venait de dire.

— Je n’aurais pas dû dire cela. Je vous ai manqué de respect. Après tout, vous n’étiez pas obligé de me secourir… Si vous voulez me punir, vous seriez dans votre droit.

— N’y pensons plus, statua Ren en poussant le plat principal vers le prince. Mangez, et reposez-vous.



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