Chp 9 - Tamyan : résolution

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Satellite Night

Système de Tanibris


Faël. Elle n’est plus là.

Je fixe la grotte, les bras ballants. Je me suis précipité dedans le premier, tout ça pour trouver…

Rien.

C’est la sensation que j’ai au milieu de la poitrine. Le vide. Soudain, rien ne me semble avoir d’importance.

— Je ne pense pas qu’elle soit morte, ard-æl, me lance Rizhen après avoir quadrillé la zone. Il n’y aucune trace de lutte, ni de sang. Pas un seul reste humain. Si l’un de ces prédateurs que tu as vu l’avait dévorée… il y aurait quelque chose. Un os, ou un bout de cheveu.

— Il l’a peut-être emmenée dans sa tanière, plaisante Elsheved. Et dévorée là-bas. C’est ce que j’aurais fait, moi !

Le rire de ses compagnons s’élève dans la caverne, se répercutant sinistrement sur les parois glacées. Lathelennil les fait taire d’un regard.

Puis, tournant un visage compatissant vers moi, il m’achève d’une tape amicale dans le dos.

— Ne t’en fais pas cousin, on la retrouvera.

Je ne peux pas supporter sa pitié.

Derrière lui, tous ses chasseurs me zieutent d’un air goguenard. Rizhen, lui, fixe le sol, ennuyé. Je me suis rarement senti aussi pathétique.

Faut que tu te reprennes. Maintenant.

Je relève la tête.

— On s’en va, dis-je à Rizhen.

Du coin de l’œil, j’aperçois le regard étonné que se lancent les chasseurs de Lathelennil. Mais ils m’emboitent le pas vers la barge qui nous a conduit là.

Je quitte la grotte sans me retourner.

*

— Ça fait combien de temps qu’il reste enfermé dans son khangg ?

La voix râpeuse de Nemdur flotte jusqu’aux douces ténèbres où je me suis réfugié :

— Un bout de temps. Je pense qu’il est fini. Quand on pense à celui qu’il a été… ! Ça aurait pu devenir un prince de la trempe de Lathelennil, qui aurait fait de l’ombre jusqu’au trône de Fornost-Aran.

— C’était un ard-ael redouté… avant. Maintenant, c’est une vraie loque. Développer une telle obsession pour une aslith humaine… ! Faut vraiment être timbré.

— Ces nobles des vieilles familles ne sont pas comme nous. Ils sont plus fragiles. Moi, son humaine, je l’aurais ramonée, foutue en cloque, puis enchainée à mon fauteuil de commandement, nue et prête à donner son cul. Elle aurait compris tout de suite qui est le maître, et d’ailleurs, les chasseurs aussi. Je peux te dire que ça n’aurait pas fait un pli avec moi. C’est parce qu’il s’est conduit en lopette que tout le monde s’est barré : esclave, et vassaux !

J’ai l’ouïe fine. Suffisamment fine pour entendre ce que les chasseurs de Lathelennil disent de moi, en ricanant devant ma porte. Je ne porte plus sur moi la marque du noir baiser d’Alyz. C’est une tout autre caresse qui m’étreint le cœur désormais : celle, blanche et glacée, de Faël. Mais elle ne fait plus partie de ma constellation. Elle est partie ailleurs, loin, très loin.

À qui la faute.

Lorsque j’ouvre la porte à la volée, les deux cancaniers, surpris, baissent la tête.

— Tiens ? Étonnant de tomber sur de solides chasseurs au torse sculpté comme vous deux, leur dis-je. À entendre vos caquetages, je pensais voir deux poules d’eau. Mais ne vous arrêtez pas pour moi. Continuez à faire vos pronostics, c’est intéressant.

J’avais raison : c’est bien Nemdur, et son frère de sang Dunizel, que, faute de femelles assez musclée et surtout consentante, il s’enfile joyeusement dans les recoins, en-dehors de ses heures de service. Pour conserver son rôle de mâle dominant auprès de son mignon, il risque un coup d’œil mauvais dans ma direction. Je me penche assez près pour voir sa pupille elliptique s’agrandir quand je lui murmure :

— Quand j’aurais récupéré ce qui est à moi… Vous serez peut-être les prochains sur ma liste noire, qui sait ? On verra alors ce que c’est, un « maître » digne de ce nom.

J’entends un léger grondement monter de la gorge du mâle outragé, mais pas trop quand même. Comme ils l’ont dit, je reste un « noble », même fils de traître. Et même des parias comme eux ne peuvent se résoudre à attaquer un Niśven. Aucun d’eux n’ose me défier. Je passe devant eux sans qu’ils ne lèvent une griffe.

J’ai pris ma résolution. Je ne peux effectivement pas rester allongé dans le noir à courir après le fantôme de Faël. C’est moi qui me suis montré trop bête pour accepter la vérité : maintenant, je dois assumer. Et aller de l’avant.

Si Amarrigan a mêlé le fil de cette humaine dans la trame de ma destinée… alors, je le retrouverai sur mon chemin.


*


Le portail est là, au milieu du néant, fenêtre ouvrant sur un autre monde. Un vestige d’une autre civilisation, d’une autre époque, que même nous avons oublié. Mais pouvoir discerner ces portes à l’œil nu, et les emprunter (presque) sans risque, fait partie de nos privilèges, à nous autres ædhil.

— La Cité Rouge, m’annonce mon cousin avec un geste théâtral. Si tu n’as pas changé d’avis, Raziel peut t’y emmener : il a une course à faire là-bas. Tu ne m’en voudras pas de ne pas t’accompagner moi-même… j’ai quelques inimitiés à Urdaban.

Des démêlés avec les Sœurs du Rouge, sûrement. Les gladiatrices d’Urdaban sont renommées dans tout le monde ædhel pour leur adresse et leur férocité au combat. Mais elles n’ont que peu de patience pour les jolis cœurs du genre de Lathelennil… sauf Unila, évidemment.

— Ça ira. Tu peux dire à ton chasseur d’affréter son croiseur.

Mon cousin se tourne vers son second, qui attend, immobile et muet, dans un coin.

— Raziel, va faire chauffer les moteurs.

Son sbire décroise les bras et se décolle du mur avec un grognement. Puis il disparait dans le couloir.

Lathelennil se tourne à nouveau vers moi.

— Tu vas vraiment faire ça ?

— Oui. Je ne te suis déjà que trop redevable.

— Ça te prendra un certain temps avant de pouvoir t’acheter un vaisseau… y comprus une épave de facture adannathi. Même si tu gagnes tous les combats. Et tu sais, les arènes sont gangrenées par les orcs maintenant… Il n’y a presque plus de gladiateur ædhel.

— Ça leur fera du spectacle. J’imagine qu’ils n’ont pas vu d’épéiste Niśven depuis un paquet de siècles !

J’ai fait part à Lathelennil de mon plan. Louer mon bras dans les arènes d’Urdaban, la Cité Rouge, pour regagner un peu d’argent et acheter un nouveau vaisseau. Il a proposé de m’en prêter, mais j’ai refusé. Si je me repose sur lui, jamais je n’arriverais à reconstituer une guilde de chasse. Ces brutes bas du front de Nemdur et Dunizel ont raison sur ce point : les faibles n’attirent pas ni admiration ni soumission.

Pour une fois, Lathelennil a perdu cet air de chien fou qu’il arbore comme un masque. Son visage est devenu sérieux.

— Tiens, dit-il gravement en sortant son poignard de sa ceinture. Prends ça.

D’un geste sûr, il fait virevolter l’arme pour me le présenter par le manche. Je baisse les yeux sur le mithrine finement gravé, qui brille comme une lune d’argent.

— Je ne peux pas accepter.

Il sait que je n’ai plus rien. Même le shynawil que j’ai sur le dos lui appartient. Sans parler de la tunique. Je n’ai même plus d’armure.

— J’y tiens, cousin, insiste-t-il pourtant. Ce n’est pas un geste de pitié. Lorsque tu retrouveras Nazhrac… Plante lui cette dague dans le cœur. Elle s’appelle « larmes d’elleth » : je pense que c’est tout à fait approprié pour toi.

Je lui renvoie son sourire.

— Larmes d’elleth. Amusant.

Personne chez nous ne pleure. Encore moins une femelle noble.

— Je sais que tu vas te refaire, me rassure mon cousin avec une nouvelle bourrade. Tu te refais toujours.

En effet. Ce n’est pas la première fois que je dois tout reprendre de zéro. Après notre bannissement d’Ymmaril, à ma mère et moi, il m’a fallu reconquérir ma place, faire oublier que j’étais le fils d’un traître. Je n’ai jamais été vraiment à ma place parmi les nôtres, à la Cité Noire. Mais lorsque j’y retournerais, ce sera en vainqueur.

— La prochaine fois qu’on se reverra… Qui sait dans quelle position nous serons, toi et moi ! s’amuse Lathelennil.

Je lui réponds d’un sourire.

— Je serai peut-être roi. Assis sur le trône d’obsidienne à la place de ton frère.

— Ah ! Alors, il faudra que je t’affronte…

Mon cousin me regarde, plongeant ses yeux noirs dans les miens. Puis il se fend d’une brusque accolade.

— Prends soin de toi, cousin.

— Toi aussi, Ennil.

Tous les deux, on évolue dans un monde dangereux.

Je repousse mon shynawil sur mon épaule et suis Raziel dans les couloirs. Il n’a pas l’air enchanté de devoir me chaler.

— Sans vouloir te manquer de respect, dit-il en chargeant une grosse caisse de viande dans le sas de la barge, tu ne tiendras pas une journée dans les arènes.

Je m’efforce de garder un air neutre.

— Tu crois ça ?

Il me regarde des pieds à la tête.

— Comme l’a dit l’ard-æl, ce sont les orcs qui dominent le monde du combat professionnel, à présent.

— Je sais. Mais depuis quand un orc te fait peur, fils d’Ariel de la maison Malekh ? Ces sous-créatures nous servent depuis que les Cours existent. Nous les dominons, à la fois intellectuellement et physiquement.

Sa moue dubitative m’irrite.

— Je pense que t’as oublié ce que c’était… Les orcs d’Urdaban sont autrement plus dangereux que la version diminuée qu’on a à Ymmaril. Surtout les gladiateurs. Je vais souvent à Urdaban, moi : c’est toujours moi que ton cousin envoie pour faire ses courses.

La caisse retombe au sol avec un bruit lourd. Raziel se redresse, prêt à reprendre son monologue. Je suis obligé de l’écouter, les bras croisés.

— Tu te souviens de Śimrod Surinthiel ?

Je fouille ma mémoire. En vain.

— Un combattant du darsaman, insiste-t-il. Un sidhe d’Æriban.

— Ah oui ! Le semi-orc.

Et, d’après la légende, le père de l’As Sidhe, Ar-waën Elaig Silivren.

Raziel hoche la tête d’un air entendu.

— Précisément. Tu te souviens comme il était fort ?

— Je n’ai jamais regardé ses combats, réponds-je en cachant mon ennui. Je te rappelle que la famille Niśven n’était pas trop en odeur de sainteté à la Capitale des Vingt-et Uns Royaumes…

— Mais t’as entendu parler de lui. Tout le monde disait qu’il était imbattable. Et c’était vrai.

— C’est surtout le responsable de la destruction du temple d’Æriban. Un barbare qui n’obéissait à aucune règle.

— Voilà. C’est là où je voulais en venir. Ces orcs sont imprévisibles.

— J’essaierai d’être encore plus imprévisible qu’eux. Le chaos, c’est un peu notre spécialité, à nous autres Niśven.

Raziel hausse les épaules. Il a terminé son petit sermon. Bien.

D’un air nonchalant, il se retourne pour fermer la porte du sas. C’est à ce moment-là que Rizhen apparait au bout du long couloir, essoufflé, en armure complète sous son shynawil. En travers de sa poitrine, la courroie en cuir de wyrm qui retient la besace contenant toutes ses affaires.

— Attendez ! nous interpelle-t-il. Je viens avec vous.

Raziel se tourne vers moi, l’air interrogatif.

— C’était prévu ?

— Non.

J’ai pris la décision de partir seul.

— La Guilde n’existe plus, lancé-je à mon ancien vassal. Tu es libre de rester avec les chasseurs du Cœur Noir, si tu veux.

Rizhen me fixe d’un air outré.

— J’ai prêté serment, Tam. Avec mon sang.

— J’ai été destitué. Ce serment n’a plus lieu d’être.

Dans un élan passionné, il prend ma main dans les siennes.

— Je ne peux pas t’abandonner. Tu es le plus proche de ce que j’ai d’un ami, Tam. Et tu resteras mon ard-æl.

Je plonge mes yeux dans les siens. Je n’en reviens pas.

Je t’ai sous-estimé, pensé-je en me rappelant toutes les fois où je pestais contre lui, le trouvant peu disert et pas marrant. Dire que c’est lui que je soupçonnais de traîtrise !

— Je ne peux pas te garantir la réussite de mon projet, le prévins-je. Ni la fortune, ni les proies, ni les femelles. Je vais faire un piètre ard-æl, qui va devoir tout reconquérir par ses propres forces. Si tu viens avec moi, ce sera en tant que frère, Rizhen.

— Tu ne serais pas un Niśven si tu ne passais pas par le chemin le plus dur, me dit-il avec fougue.

Je lui rends son regard brillant. Pour un peu, je l’embrasserais.

Raziel, à nos côtés, s’impatience.

— Bon, c’est pas bientôt fini, la déclaration d’amour ? C’est beau de voir autant de passion et de fidélité, mais on doit y aller. Le portail ne va pas rester ouvert longtemps. Si on rate la fenêtre, il faudra repartir et trouver un autre chemin vers Urdaban.

Je donne une dernière accolade à mon fidèle Rizhen. C’est un vrai réconfort de l’avoir à mes côtés. Je ne peux pas trop le lui dire, mais je le pense.

D’autant plus qu’il a une épée et une armure, lui.

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