Chp 11 - Faith : le sacrifice
Je ne sais pas trop à quoi je m’attendais. Mais sûrement pas à ça.
Même dans une colonie fondamentaliste comme New Eden, on racontait beaucoup de choses sur le SVGARD. Leur renoncement total à la chair, leurs corps entièrement cybernétiques figurant la recréation d’un humain surpuissant, leurs visages de machines qui n’expriment rien d’autre que le fanatisme. Les flèches et les transepts des monastères orbitaux qui s’élèvent dans l’espace, monuments à la gloire de Dieu tournoyant éternellement sur eux-mêmes. Les hautes tours noires de la zone réservée au SVGARD sur le Réseau, ce cimetière immense et cette bibliothèque aux rayonnages infinis qu’on appelle le Crypterium et dont ils ont la garde exclusive. Mais je suis devant une femme normale, un peu plus pâle que la moyenne il est vrai. Elle porte une austère combinaison noire, et les seules marques religieuses qu’elle arbore sont l’absence de chevelure et la triple signe du SVGARD imprimé sur son front blanc.
— Sœur Yolen, se présente-t-elle d’une voix qu’elle tente de rendre aussi grave que les voix artificielles des moines ordonnés. Je suis la Sœur Hospitalière. C’est moi qui vais vous prendre en charge pendant tout le temps où vous prendrez asile dans notre monastère. Ici, vous aurez tout le temps pour panser vos plaies, pour réfléchir et demander à Dieu de vous pardonner. N’hésitez pas à Lui ouvrir votre cœur. Sa miséricorde est infinie : ne l’oubliez pas.
Zrivian a déjà disparu dans les couloirs sombres. Cette structure est labyrinthique : là-dessus, les rumeurs disaient vraies. Ils disaient également vrai sur le silence, les bruits hantés qui sifflent dans les traverses vides. Alors que nous passons devant le gigantesque fourneau gravitationnel, ma guide tourne son petit visage aux yeux de souris vers moi.
— Je dois vous informer que nous faisons vœu de silence : il est interdit de parler en-dehors des heures réservées à cet effet, lors des Auditions avec les novices et des rencontres avec le Confesseur. Suivez-moi : je vais vous conduire dans le quartier des novices. Notre Supérieur, le Père Friedmath, vous recevra en temps voulu. Il faudra vous montrer patiente.
Étrangement, il n’y a pas de séparation entre hommes et femmes dans les monastères du SVGARD. À quoi cela servirait-il ? Une fois l’Ordination passée, tous possèdent le même corps artificiel, quasiment intersexe. La séparation est surtout basée sur la hiérarchie : les novices tout en bas, les moines ordonnés au milieu, et les Inquisiteurs tout en haut. C’est pendant le repas que je prends la mesure de tout cela. Tous le personnel du monastère, une bonne cinquantaine au bas mot, est réuni dans l’immense mess aux voutes gothiques. Là, j’aperçois des techno-prêtres tels qu’on se les imaginait, sur New Eden. De hautes silhouettes inquiétantes à la face blafarde, qui parait flotter sur leurs robes noires, impossible à discerner des ténèbres de la salle. Au milieu de ces faces de carême, Gerald Zrivian ressemble à l’archange Mechail descendu du Ciel pour bénir une assemblée de cloportes. Je le vois à la table du Supérieur, dont les yeux d’un noir d’encre me scrutent avec une sévère attention. Il lui murmure quelque chose à l’oreille, puis se lève et disparait. Je me lève à sa suite, sous le regard interrogateur de Yolen. Mais j’ai beau me précipiter dans le couloir, il a déjà disparu.
*
Zrivian n’est pas présent à l’office du soir, ni à celui du matin le lendemain, ni à celui de midi. Ni même aux autres. Finalement, le soir, pendant l’Audition, le seul moment où je peux m’adresser à quelqu’un, je finis par craquer. À la question : « de quoi voulez-vous parler ? », je pose la question fatidique :
— Où est l’agent Zrivian ?
Le regard que les deux moniales s’échangent ne m’échappe pas. Visiblement, elles ne s’attendaient pas à cela.
— Oh, il n’est pas disponible pour l’instant, répond Sœur Ortunata avec un sourire faussement jovial. Vous le verrez plus tard. Par quoi voulez-vous commencer cette audition ? Les règles du monastère ou le commentaire sur l’office du jour ? Mais peut-être avez-vous des questions sur le rite de l’Ordination. En général, c’est ce qui intéresse le plus le grand public. Après tout, il n’y a que deux façons d’obtenir la vie éternelle : intégrer la légion et espérer monter suffisamment en grade pour pouvoir faire de son corps une arme, ou offrir sa chair à Dieu comme nous le faisons. Que choisiriez-vous ?
Je ne lui dis pas qu’il y a une troisième option, qui n’implique ni renoncement à la chair ni fanatisme aveugle. Un autre genre de soumission, il est vrai. Mais je suis là pour me « purifier », il paraît. Alors, je me tais.
Les journées s’étirent, longues comme un jour sans lumière. Je suis obligée d’assister à l’office, d’écouter les chants sinistres et métalliques proférés par des dizaines de gorges robotiques, puis les sermons de Yolen et Ortunata. Friedmath ne m’a toujours pas reçu. Et pendant ce temps-là, Mila souffre. Où est-elle ? J’enrage de rester là à ne rien faire. Je m’étais tournée vers le SVGARD en pensant qu’ils étaient les seuls à même de m’aider. Pas pour pourrir dans ces couloirs lugubres, en compagnie de fantôme en sursis.
J’essaie de nouveau de contacter quelqu’un, une autorité supérieure cette fois, en me servant de mon numéro de citoyenne nouvellement acquis pour me connecter au Réseau. Mon guide dans les limbes du cyber-espace est un techno-prêtre dématérialisé qui a poussé le concept à son extrême en choisissant de ne pas être téléchargé dans un corps ici-bas : sa conscience ne vit que sur le Crypterium. Il me pose la même question que les deux novices : « De quoi voulez-vous parler ? »
— Je veux parler avec l’agent Gerald Zrivian, réponds-je.
— Impossible. Formulez une autre demande.
Sa voix désincarnée me glace. Une boule d’angoisse commence à peser dans mon ventre.
Et si je restais coincée ici, sans pouvoir revoir Zrivian ?
— C’est mon confesseur, insisté-je. C’est lui qui a mené la procédure me concernant… Je ne serais jamais venue ici sans lui.
Une lueur s’allume dans les orbites vides du techno-prêtre.
— L’agent Zrivian a d’autres choses à faire que de confesser des laïcs. C’est un Grand Inquisiteur.
— Mais pourtant…
— Cette audition est terminée. Veuillez-vous recentrer sur des sujets plus appropriés. La lecture du Triple Livre Saint vous fera le plus grand bien.
Sa silhouette disparait, ainsi que les colonnes de marbre et les cyprès du Crypterium derrière lui. Il a mis fin à la connexion. Je sais que c’est inutile de réessayer : ce sont eux qui contrôlent tous les accès.
Tout n’est que procédures avec le SVGARD. Procédure pour demander à parler à quelqu’un. Procédure pour demander où est celui qui m’a fait venir ici. S’il reviendra un jour. Car sans Zrivian, je suis perdue ici, et condamnée à me dessécher dans ces couloirs poussiéreux.
*
C’est Yolen qui lâche le morceau malgré elle, un jour lors d’une Audition.
— Chacun de nous, au SVGARD, a une mission différente. Les novices, les moines, les Inquisiteurs. Frère Gerald, par exemple, est toujours en déplacement. Son ministère est loin de se limiter à ce seul monastère.
— Il ne vit donc pas là ? demandé-je.
Si ça se trouve, il était reparti à des milliers de parsecs d’ici. Et j’étais venue pour rien.
— Il y est deux fois par an solarien. Mais en-dehors du temps qu’il passe à l’infirmerie ou à la bibliothèque, il est à l’extérieur.
— La bibliothèque ? Il y passe beaucoup de temps ?
— Normalement, oui. Mais pas en ce moment.
L’infirmerie. C’est donc là qu’il est.
Après l’Audition, j’avise le premier terminal de connexion que je trouve pour télécharger la carte des lieux : une procédure banale, ouverte même aux invités. L’infirmerie se trouve trois étages plus haut. J’emprunte le monte-charge, vide comme la majeure partie de ce bâtiment gigantesque. Le SVGARD doit peiner à recruter : ce monastère a dû être conçu pour plusieurs centaines de personnes.
On m’a remis un pass qui, en théorie, me donne accès à toutes les parties du monastère. À croire qu’ils n’ont rien à cacher. Pourtant, lorsque le sas s’ouvre, dévoilant des couloirs autrement plus lumineux que les salles vétustes qui forment les parties que j’ai pu visiter, on cherche à me barrer l’accès.
— Vous ne pouvez pas entrer. C’est interdit à…
Il n’y a qu’un seul infirmier, debout devant une grande salle vitrée. Gerald est là, assis sur le rebord d’une capsule médicale. Il hausse un sourcil en me voyant arriver, puis secoue la tête. Sa longue chevelure d’or blanc coule sur ses épaules puissantes, et il ne porte pour tout vêtement qu’un bas de combinaison dans cette manière noire et moulante qu’affectionne le SVGARD. Je détourne le regard de son torse sculpté, gênée, mais mon soulagement est immense.
Il est encore là.
— Je vous cherchais. Où étiez-vous pendant tous ces jours ? Vous m’avez abandonnée.
Je sais que je sonne comme une petite fille pathétique. Mais c’est tout ce que je trouve à dire. Du coin de l’œil, j’aperçois un soignant en blouse blanche, qui se précipite sur moi, avec son masque menaçant.
Gerald lève une main pour l’arrêter.
— Elle peut rester. Je n’en ai que pour quelques minutes.
L’infirmier recule dans sa loggia derrière la vitre. Zrivian se tourne vers moi.
— Vous disiez ?
Des gouttes de sueur coulent le long de son front. Je discerne sur sa clavicule un numéro en chiffres romains.
— Je ne savais pas que vous aviez servi dans la l’infanterie mobile, murmuré-je.
— Pas longtemps. Mais c’est comme ça que j’ai pu être recruté par le SVGARD. Ils ne prospectent que rarement parmi les civils.
Il soupire, et repousse son épaisse chevelure en arrière. Elle n’est pas attachée. Entre ses pectoraux pend une chaîne où sont attachées deux plaques, ainsi que deux canines animales anormalement longues et blanches.
Zrivian relève son regard vert sur moi.
— Alors ? Qu’est-ce qui vous arrive ?
Je ne peux pas demander à cet homme de m’aider. Je réalise à quel point j’ai été ridicule, de penser qu’il pouvait mobiliser les ressources du SVGARD pour retrouver ma sœur. Je dois me débrouiller seule.
— Je voulais juste vous demander de leur dire de me laisser partir. Il faut que j’aille chercher Mila.
— Maintenant ?
Soudain, je me sens bête. Capricieuse et inconséquente. Égoïste, surtout.
— Cela fait des semaines que vous aviez disparu… soufflé-je. Que je reste là, toute seule, à attendre qu’il se passe quelque chose… et je crois que je ne suis pas faite pour intégrer le SVGARD, finalement.
Zrivian sourit.
— C’est Sœur Yolen, qui vous a dissuadé ?
Elle. Et tout le reste.
— Elle m’a dit que cela faisait des années qu’elle attendait son opération, réponds-je à défaut d’autre chose.
— Et vous trouvez ça trop long ? Vous avez si hâte de vous débarrasser de votre corps périssable ?
Se débarrasser de son corps, de la honte, du stigmate, de la douleur et du plaisir… Je me souviens de la sensation de la langue de Tamyan sur ma peau. De son organe en moi. De son goût, de son odeur. La même que Zrivian en ce moment, lourde, capiteuse. Envoûtante. Un frisson me traverse jusqu’aux orteils.
— Mieux vaut attendre avant de prendre cette décision, ajoute-t-il. Certains regrettent, vous savez. Mais c’est trop tard. On peut troquer une enveloppe de chair pour le métal et le silicium… Mais ensuite, il est impossible de revenir en arrière. Il faut une foi très solide pour renoncer à tout ça.
— Vous, vous n’y avez pas renoncé, soufflé-je, les yeux irrésistiblement attirés par sa peau dorée, marquée ci et là d’une petite cicatrice.
— Non. J’aurais voulu, pourtant. Mais le Créateur avait d’autres desseins pour moi.
Il bouge, fait mine de se lever. La blouse blanche se rapproche.
— Vous devez partir, maintenant. Nous devons le remettre en stase, grogne l’infirmier.
En stase ?
— Pourquoi ?
J’ai posé la question à Gerald.
— Ils veulent me rendormir, sourit-il. Ils ne supportent pas que je reste en liberté dans cet état-là, avec toutes ces petites novices vierges dans le monastère…
Sa boutade me choque encore plus que la blouse blanche. Mais il ne dit presque innocemment, dans un flash de dents blanches.
— Je ne comprends pas… N’êtes-vous pas un prêtre ? Vous avez fait vœu de chasteté, comme eux…
— Je plaisantais, s’excuse-t-il. S’ils veulent m’endormir, c’est parce qu’ils ont besoin de moi. De ce que produit mon corps pendant cette période.
Je reste sans voix, attendant la suite. De quoi parle-t-il ?
— Je suis désolé Faith, mais je dois vous laisser encore un peu aux bons soins de Sœur Yolen. Encore une semaine ou deux, et je pourrais vous rejoindre. Profitez-en pour aller faire des recherches à la bibliothèque. Demandez Frère Markys. Il vous montrera les Livres Interdits. C’est là-dedans qu’il va falloir fouiller pour retrouver les coordonnées menant à la Cité Noire…
— Vous ne savez pas y aller ?
— Personne ne le peut. Certains ont trouvé le chemin, autrefois. Mais je crains que ce savoir ne se soit perdu. Cherchez ! C’est ce que j’avais l’intention de faire avant que ces foutues fièvres ne me tombent dessus. Markys vous aidera. Il est très érudit… bien plus que moi.
— Les fièvres ? m’enquis-je. Vous êtes malade ?
Je sens que mon ton est plus alarmé qu’il ne le devrait. Cela provoque chez Zrivian un nouveau sourire.
— On se revoie bientôt, m’assure-t-il en s’allongeant.
La blouse blanche me pousse, un épais cathéter dans la main. Elle donne l’aiguille à Gerald, qui, sans moufter, se l’enfonce dans le ventre comme s’il plantait une bougie dans un gâteau. Tout cela sans la moindre grimace.
Puis, sur un signe de sa part, l’opérateur en blouse blanche appuie sur un bouton. Le module où Zrivian s’est allongé se referme comme une capsule médicale.
— Demandez Frère Markys, répète-t-il avant de coller le masque anesthésiant sur son visage.
Ses yeux se ferment presque aussitôt.
*
— De quelle maladie souffre dont l’agent Zrivian ?
Yolen me fixe, interdite. Encore une question qui dépasse ses prérogatives. Elle congédie Ortunata d’un regard… puis, une fois sa collègue sortie, elle prend un air douloureux, presque extatique.
— Frère Gerald traverse de grandes souffrance pour nous, dit-elle, la voix vibrante d’émotions contenues. Ce sacrifice… est sans commune mesure.
— Sacrifice ? Quel sacrifice ?
— Frère Gerald endure le martyre pour nous permettre de quitter ces corps impurs, répond Yolen, la bouche tremblante. C’est grâce à son sacrifice que ce monastère est indépendant, et peut se passer de bioplasma pour les opérations. Quand je pense que c’est grâce à son Don de Vie que je pourrais moi-même subir l’Ordination… Je me sens bénie entre toutes les femmes !
Ses yeux se lèvent vers le plafond, comme si un ange lumineux s’apprêtait à descendre pour caresser son crâne lisse.
— Le bioplasma ? Vous n’en utilisez pas ?
Mon incrédulité doit sembler insultante. Mais il est impossible de subir des transformations cybernétiques aussi lourdes sans recourir au bioplasma. Faire croire que le SVGARD s’en passe grâce à l’action du Saint Esprit me parait être une propagande un poil osé, même pour une secte fondamentaliste.
— Grâce au Don de Vie fourni tous les six mois par le sacrifice de Frère Gerald, nous n’en avons pas besoin, professe Yolen d’un ton docte.
— Le Don de Vie ? De quoi parlez-vous ?
Elle me fait les gros yeux. Puis, voyant que je ne réagis pas, fait claquer sa langue.
— Enfin… Vous savez bien ce que produisent les… les… mâles ældiens pendant cette période ! bégaie-t-elle.
Elle est rouge écarlate. Je reste de marbre.
— Quelle période ?
Yolen me jette un nouveau regard furibond.
— Les fièvres ! Leur rut, réussit-elle à articuler après un rapide regard circulaire dans la petite pièce vide.
— Vous voulez dire que ces êtres subissent une phase de rut, comme les zubrons ?
— Oui, souffle-t-elle.
— Même… l’agent Zrivian ?
L’idée me parait scandaleuse, dégradante. Mais pas étonnante. Je m’efforce de garder contenance, alors que l’image de son sourire chaleureux danse devant mon visage. Je ne peux pas imaginer qu’un prêtre…
Non. Pas lui.
Et soudain, je réalise. Le « sacrifice » dont elle parle. Le « martyre ».
— Vous l’avez convaincu de ne pas passer par l’Ordination… murmuré-je, choquée. C’est pour ça que c’est le seul Inquisiteur non cybernétique ! Vous avez besoin de son corps pour… pour…
Produire le précieux fluide séminal ældien, aux extraordinaires propriétés médicales.
Je sens que la bouillie que je viens d’avaler menace de remonter au bord de mes lèvres.
Quelle horreur. Et quelle infamie. Lui faire subir ça… Depuis combien d’années cet homme accepte-il de se laisser ponctionner ainsi ?
— Je ne l’ai convaincu de rien du tout, soupire Yolen. Cet accord a été pris avec le Grand Supérieur de l’Ordre. Il s’est engagé il y a plusieurs centaines d’années déjà : c’était déjà une légende quand je suis entrée. C’est pour lui que j’ai rejoint le SVGARD. Comme beaucoup d’autres.
Le charme ældien. Quelle arme dans les mains de cette secte !
Et quelle hypocrisie de leur part. Condamner ceux qui commettent « l’hérésie » de chercher l’immortalité en pactisant avec les ældiens, tout en utilisant ces derniers pour négocier la leur. Je comprends que je ne pourrais jamais adhérer à leurs idéaux. Et que pour sauver Mila, il me faudra passer par d’autres moyens.
Zrivian. Je dois l’attendre. Tout dépendra de ce qu’il me dira.
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