Chp 12 - Tamyan : le vrai danger

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Urdaban, sixième Cour d’Ombre

Lathelennil avait raison : l’orgueilleuse Cité Rouge n’est plus que l’ombre d’elle-même. Le grand portail et les deux sphinx tiennent encore debout, mais derrière, les palais, les coupoles et les pyramides sont en ruines. Au loin, on voit les arènes, en meilleur état que tout le reste. Le combat, le sang. Ça a toujours été la seule priorité à Urdaban.

Raziel manœuvre son véhicule à travers le portail, puis aborde prudemment l’espace entre les deux statues d’elleth assises, avec leurs ailes courbées, leur poitrine fièrement dressée, leur queue repliée et leur sourire mauvais. Si l’accès nous est refusé, le laser rouge sortant de leurs yeux rubis nous le dira. Définitivement. Beaucoup ont péri sous ces feux croisés, d’après la légende. Personnellement, je n’y ai jamais assisté. Tous les combattants sont les bienvenus à Urdaban.

— On est passés, murmure Raziel une fois les deux terreurs derrière nous.

Le vrai danger reste à venir.

*

— Bon… C’est ici qu’on se quitte, lâche Raziel, les bras croisés, sa botte cuirassée traçant des cercles ésotériques sur le sable rouge.

Deux orcs musclés sont venus emporter sa caisse. Un grognement à notre intention, puis ils ont vidé les lieux sans nous ennuyer davantage. Mais il est clair que ce sont eux qui dominent, maintenant. Apparemment, le chef local est un drughi : un ard-æl orcanide. On fera avec.

— Tu passeras témoignage de notre reconnaissance à Lathelennil.

— Je n’y manquerai pas. Menaid dagor cathel.

Je hoche la tête. Il faut bien un bon vœu en langue des Cours pour deux fous comme nous.

Il fait une chaleur torride, et l’air est étouffant, chargé des poussières du désert rouge. Je baisse la capuche de mon shynawil, imitant Rizhen qui a déjà rabattu son heaume sur son visage. Je dois avouer qu’il est plus impressionnant que moi, avec ce masque d’airain et son armure qui luit comme un soleil noir sous les rayons rouges. Notre équipée suscite quelques regards. Notamment ceux de femelles lourdement équipées, qui lorgnent mon compagnon d’un air appréciateur. Il ne se laisse pas distraire. Toutes ces dames sont âgées et stériles, même si elles continuent à courir après les mâles comme la souillure sur un membre malade.

— La Neuvième Cour d’Ombre… les entends-je murmurer sur notre passage. Qu’est-ce que des dorśari font ici ?

— Ce mâle en armure a l’air pas mal. On y va, ard-ælla ?

Une femelle massive, portant une spectaculaire crinière blanche, jette le bout de barbaque qu’elle était en train de grignoter et saute de son muret.

— Allez. On va voir ce qu’ils ont dans le ventre !

Je pince discrètement Rizhen.

— Sur ta gauche. Trois prédatrices en chasse.

— Je les ai vues, répond-il.

Les trois chasseresses nous ont encerclé. Des gladiatrices, comme le montre leur tenue, aussi hérissée que dénudée. La grande à la crinière blanche fait claquer un fouet. Ses yeux sont noirs comme l’espace.

Rizhen la contre avec un chuintement d’acier.

— Est-ce que tu sors ton skryll aussi rapidement que tu dégaines cette grosse épée ? le tance la femelle dominante. Montre-nous un peu ce que tu caches sous cette armure.

Je me décide à intervenir.

— Je suis navré de décevoir de si nobles dames, mais nous sommes pressés.

— On ne t’as pas parlé à toi, l’encapuchonné, lâche-t-elle sans quitter Rizhen des yeux. Mais à ton copain le combattant. T’es son garde du corps ? Comment tu t’appelles, mon beau ? Suis-nous au temple. Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu un sidhe à chevaucher. Les orcs, au bout d’un moment, ça rape le cul ! Il me faut une langue agile et un cavalier endurant, qui connait son métier.

Leur vulgarité m’aurait fait rire si elles ne s’étaient pas montrées aussi insultantes. Rizhen est en difficulté. Miné par son code d’honneur à la con, il n’ose pas attaquer vraiment une femelle, et les trois harpies en profitent. Elles l’ont encerclé.

Mais moi… Je me fous du code d’Æriban.

— Ça suffit, grogné-je en attrapant la crinière blanche pour la tirer en arrière. Mon chasseur n’est pas un sidhe. Et moi encore moins !

La dominante se retourne en feulant, fendant l’air d’un coup de lame vicieux, avec un poignard sorti de sa cuissarde. Mon shynawil tombe au sol, coupé en deux. Je le regarde, incrédule.

Sacré coup d’épée.

Les trois femelles me fixent en silence. Puis l’une d’elle hulule :

— C’est un mâle Niśven !

— Un vrai mâle couleur de nuit. La beauté absolue !

— Je veux qu’il me fasse un petit, grogne Crinière Blanche en conclusion.

Rizhen, à côté, reste abasourdi. Les blonds plaisent aux femelles, mais les crinières noires ont toujours eu un pouvoir de fascination sans égal, au sein des Cours. Et visiblement, l’ard-ælla de ce petit groupe a jeté son dévolu sur moi. Dommage, ce n’est pas réciproque.

Sûrement pas après Faël.

Il y une trouée, là-bas, entre deux palais à demi écroulés. Je m’efforce de ne pas la regarder, pour ne pas signaler mes intentions. Mais c’est par là que je compte m’échapper.

— Riz… Cours ! lui crié-je avant de fuir dans la ruelle que j’ai repérée.

Il réagit aussitôt.

— Attrapez-le ! hurle la dominante. Il me le faut. Il me les faut tous les deux !

Ni Rizhen ni moi ne connaissons la ville. En dépit de ma longue vie – et de toutes les incarnations précédentes, dont je n’ai aucun souvenir -, je n’ai jamais vraiment trainé à Urdaban. J’avais autre chose à faire, autre chose à penser. Et aujourd’hui, c’est un savoir qui me manque.

La nuit tombe d’un seul coup, comme toujours en Ombre. Elle est lourde, vénéneuse. Comme les trois femelles enragées – sûrement en chaleur – qui nous poursuivent.

Je montre un mur à Rizhen, puis bondis. Mes griffes s’enfoncent dans le sable durci, y laissant de longues traces. Pas le temps de les effacer. Tant pis. Rizhen m’imite : nous courons tous deux le long du mur, avant de gagner un autre niveau. Je repasse derrière, saute à nouveau, essaie de brouiller les pistes. Mais j’entends toujours les cris des furies derrière. Et soudain, une main m’attrape les cheveux. La sol se rapproche dangereusement… et une masse s’abat derrière moi.

— Pourquoi tu ne te laisses pas faire ? rugit la femelle à la crinière blanche. C’est l’honneur des mâles que d’être choisi par une femelle !

— Je ne suis pas intéressé, grogné-je en me débattant.

Elle fouille déjà dans ma combinaison, qu’elle ouvre d’un coup de griffe.

— Tu ne sais pas ce que tu rates. Je suis plus étroite qu’une jeune vierge !

Ma grimace dubitative ne lui plaît pas. Elle me gifle, m’imprimant la marque de ses ongles pointus sur la peau. J’en profite pour la mordre férocement. Elle hurle à la mort : les crocs des mâles – et leurs griffes, aussi – sont notoirement plus longs que ceux des femelles.

— Tu m’as mordue ! s’égosille-t-elle. Tu dois donc me saillir.

— Je t’ai dit que j’étais pas intéressé, réponds-je en me relevant, époussetant ma tunique. Un peu de dignité, par les couilles d’airain de Naeheicnë ! Si tu continues, je vais être obligé de te faire vraiment mal.

Crinière blanche grommelle. Mais elle a compris que j’étais sérieux. Ce n’est pas un jeu.

— Refuser ainsi les avances d’une jeune femelle timide… ça dénote un terrible manque de classe. Je m’attendais à un autre niveau, de la part d’un Niśven !

— Tu n’es ni jeune, ni timide. Quant à moi, je ne suis pas un bon parti, crois-moi. Toutes les femelles qui ont couché avec moi l’ont regretté.

Crinière Blanche me scanne des pieds à la tête. Puis elle se redresse. Quelque chose en moi a dû lui confirmer mes dires.

— Bon. Qu’est-ce que vous faites à Urdaban ? C’est rare de voir des gens de la haute ici.

Le malheureux Rizhen est toujours aux prises avec les deux autres furies. Elles l’ont presque entièrement dévêtu de son armure.

— Rappelle tes chasseresses, et je te le dirai.

Un sifflement strident s’élève dans la nuit. Les femelles se figent, relèvent la tête vers leur cheffe. Puis, à regret, lâchent leur proie.

Je relève mon col, tente de reprendre contenance. Crinière Blanche relève ses yeux noirs sur moi.

— Alors ?

Je jette un coup d’œil à Rizhen, qui se rapproche en remettant de l’ordre dans sa mise.

— Je suis là pour devenir gladiateur.

— Moi aussi, ajoute Rizhen.

— Nous combattons à deux, ajouté-je après un rapide échange visuel avec lui.

Je m’attendais à ce Crinière Blanche éclate de rire. Mais elle nous regarde, des pieds à la tête, de cette façon scrutatrice et si irritante.

— Les arènes, hein ? Je me doutais bien que vous n’étiez pas des mâles comme les autres… Allez, venez. Je vais vous amener au contremaître Ilvar.

*

Le dénommé Ilvar, un gros orc patibulaire, n’a même pas cherché à écouter nos mensonges. J’en avais pourtant préparé un, afin d’éviter de révéler ma position de faiblesse. Mais il s’est contenté de nous demander sous quels noms nous souhaitions combattre, et avec quelles armes.

— Ombre du Sid, répond Rizhen, sûrement inspiré par les furies qui l’ont pris pour une guerrier d’Æriban. Je combats à l’épée.

— Urhan Noirelame, réponds-je. Je combats au couteau.

Rizhen me jette un regard discret, un poil alarmé. Urhan, c’était le nom de mon père.

— Le couteau et l’épée ? ricane Ilvar. Ça ne va pas vous mener bien loin… Enfin ! Je vais tâcher de vous dégotter des adversaires à votre mesure pour les prochaines Moissons des Âmes.

— Les Moissons des Âmes ? Qu’est-ce que c’est ? Je connais les Moissons de Sang, mais pas celles des âmes…

— Les rites en l’honneur d’Arawn. Ici, à Urdaban, on honore deux seulement deux dieux : celui de la guerre, Naeheicnë, et celui de la mort, Arawn. C’est vous qui assurerez le début du spectacle !

Arawn. Encore ce sældar… dont je n’avais jamais entendu parler avant. Mais maintenant, le nom de ce dieu mystérieux me poursuit. Il est partout.

— Combien serons-nous payés ?

— Si vous survivez à la nuit… suffisamment pour vous acheter une nouvelle armure ! lance-t-il en avisant les loques qui flottent sur mes épaules. En attendant, vous logerez ici, avec les autres gladiateurs. Vous me paierez le gîte et le couvert avec votre premier combat.

Les quartiers des combattants sont peu engageants. Y vivotent quelques orcs sales, qui découvrent les crocs en nous voyant. Ils se sont accaparés les meilleurs couchettes. À défaut de mieux, je me laisse tomber sur une paillasse défraichie, que je me résigne à partager avec Rizhen. L’air ambiant est loin de sentir la rose. Plusieurs orcs sont en rut, et l’odeur forte de pisse se mêle à des effluves plus corsées.

Lorsque Crinière Blanche paraît, adossée à l’encadrure de la porte, je ne peux m’empêcher de la trouver soudain plus attirante.

— Dommage pour vous, les quartiers des mâles ne sont pas les plus confortables, ricane-t-elle. Vous auriez mieux fait d’accepter de venir dans les nôtres ! C’est beaucoup plus douillet.

Je sens le regard de Rizhen sur moi. C’est dur de rester droit dans ses convictions. Je reste stoïque.

Crinière Blanche crache par terre.

— Les ædhellonil, murmure-t-elle. Tous pareils !

Avec un sifflement, elle sonne l’orc le plus proche, un énorme mâle puant le rut qui se lève de sa paillasse avec un grognement de satisfaction. Arrivé devant la porte, il se retourne, empoigne son entrejambe en beuglant un arghad triomphal. Sous nos yeux dégoutés, il sort son énorme vit et pisse une immonde mixture dans notre direction, avant de rejoindre à grands pas la femelle qui roule du cul nonchalamment.

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