Chp 13 - Rika : leçon de cuisine ældienne
— Il faut se battre ! piétinait Pas Douée, ses yeux noirs et effilés lançant des éclairs.
Contre qui, elle ne le dit pas. Mais je la revis toute petite, lorsque, pas plus haute qu’une caisse de chargement, elle clamait à qui voulait l’entendre qu’elle allait devenir « sidhe », comme son père. Une occupation réservée aux mâles, d’après ce que j’avais compris, et surtout, qui avait disparu avec le reste du monde ældien.
Du moins, croyions nous avons de recevoir le message de l’Amirale de l’Holos.
Mais il y a d’autres ældiens.
Est-ce que c’était seulement vrai ?
Ren, lui, avait l’air d’y croire. Mais la nouvelle de retrouver ses frères de race ne lui faisait visiblement pas plaisir.
— Tu dois nous donner une chance de retrouver les nôtres, argumenta Tanit. Il y a peut-être d’autres ældiens que les dorśari qui sont revenus.
Les dorśari. Les « Sombres »… cela, au moins, j’avais fini par le retenir.
Je chassai un frisson, discrètement.
— Moi, les dorśari me vont très bien, sourit Mana. Leurs mâles sont réputés pour leur science des arts de l’amour.
Ren restait silencieux. Son beau visage ressemblait à un masque : il réfléchissait.
— Tu es l’As Sidhe. Toi, ils t’écouteront.
Ce dernier argument venait de moi.
Ren n’avait plus le choix. Sous la pression collective, il devait céder.
— Ghard-adannathim ennas badonir, statua-t-il.
On y retourne.
*
Retourner dans l’Holos, le monde humain. Je croyais avoir tout quitté… Comment allait-on nous accueillir, là-bas ? Pour la République, j’étais une traîtresse, une terroriste, elle-même fille de criminel. Mais la guerre changeait la donne. Varma avait besoin de Ren, de sa force. Et – je l’espérais – de mes talents de diplomate.
— Les bébés vont bien ?
Je me tournai vers la source de cette voix mélodieuse, pour découvrir le beau visage de Tanit.
— Oui, merci, bégayai-je.
Tanit se fendit d’un sourire indulgent.
— Je ne vais pas te répéter qu’on ne dit jamais merci en ældarin…
— Je t’avouerai que je n’ai jamais compris pourquoi.
— Parce que cela te met sous la coupe de quelqu’un d’autre, en te rendant débiteur. En refusant de dire merci, tu annonces à l’autre que tu vas tout faire pour le rembourser, sans faute.
— Ne peut-on rien faire de gratuit, dans votre culture ?
Tanit se mit à rire.
— Si… Certaines choses ne demandent aucun paiement, chez nous. Elles doivent être données sans rien attendre en retour.
— Comme quoi ?
— « Les choses que l’ont fait les cheveux lâchés, sans lien ni obligation », dit-elle mystérieusement. L’amour… et la guerre.
Les « choses des cheveux lâchés ». Je hochai la tête pensivement. Tous les soirs avant de me prendre dans ses bras, Ren défaisait sa longue tresse de cheveux d’argent. C’était comme ça que je lisais ses intentions. Quand moi, je la défaisais… il comprenait les miennes.
— Il y a beaucoup de choses que j’ignore, reconnus-je.
Tanit n’avait pas l’air de s’offusquer de mon inculture.
— Tu es humaine, et ton consort, qui a passé la majorité de sa vie loin de la Cour, en sait à peine plus que toi. Veux-tu que je t’apprenne à faire le coimas ? Dans les temps anciens, c’était l’une des qualités grandement recherchées chez les ellith que de savoir préparer ce gâteau sucré qui accompagne tous nos plats. Je suis sûre que ton ard-æl apprécierait cette petite marque d’attention.
Ren était particulièrement distant ces derniers temps. Une pâtisserie allait peut-être le dérider… quoi que le connaissant, j’en doutais. Mais j’étais trop sous le charme de Tanit pour ne pas avoir envie de passer plus de temps en sa compagnie.
— Ce serait avec joie, lui répondis-je, sachant pertinemment qu’il ne fallait jamais dire « merci ».
— Allons dans mes quartiers, alors, décida-t-elle gracieusement.
Ren avait installé Tanit et Círdan dans les quartiers des invités. Là où je logeais il y a, semblait-il, très longtemps… alors que ce n’était que quelques mois auparavant.
Arrivés au niveau des quartiers d’habitation, nous croisâmes Pas Douée, qui martelait le couloir de ses longues jambes. Depuis qu’elle avait entendu le mot « guerre », la jeune ældienne ne tenait plus en place.
— Raema ! l’interpellai-je. Est-ce que ça te plairait de nous accompagner ? Tanit va me donner un cours de cuisine ældienne. Tu pourrais en profiter aussi !
La jeune ældienne nous dévisagea toutes les deux.
— Le prince Círdan serait ravi de recevoir un coimas de votre part, dame Angraema, l’encouragea Tanit de sa voix douce.
La grimace que fit Pas Douée faillit me faire pouffer de rire.
— Quoi ? Offrir des sucreries à un… à ce…
Je me dépêchai d’intervenir. Après tout, Tanit venait du même clan que Círdan : elle le considérait sûrement avec une haute estime. Je ne pouvais pas laisser ma belle-fille l’insulter devant notre invitée.
— Tu pourras en donner à tes sœurs, contre quelques menus services. Elles ne résisteront pas à une bonne pâtisserie !
Ce dernier argument décida Angraema. Elle nous emboita le pas. Je réalisai à cette occasion qu’elle dépassait largement Tanit en taille. En fait, Pas Douée était même plus grande que ses sœurs, et plus grande que Mana. En dépit de sa longue chevelure noire et lisse, qu’elle laissait toujours pendre dans son dos sans la coiffer, la jeune ældienne était ce qu’on appelait, dans la langue humaine, un « garçon manqué ».
D’ailleurs, Pas Douée se lassa rapidement de la cuisine. Après avoir chipé quelques denrées, elle prit la tangente et repartit vers d’autres aventures, vraisemblablement, les activités que nous avions interrompues en la croisant.
Pour ma part, je suivis diligemment les instructions, puis observai Tanit manipuler l’épais gâteau de ses longs doigts habiles.
— Et voilà. Il n’y a plus qu’à attendre que la pâte lève.
— On ne le fait pas cuire ? demandai-je, étonnée.
— Il y a très peu d’aliments que nous cuisions, répondit Tanit.
Puis elle me servit un verre de gwidth, et m’invita à m’asseoir près d’elle, dans un grand fauteuil suspendu au plafond, qui formait comme un cocon.
— Pourquoi détestez-vous la nourriture cuite ? demandai-je en me rappelant que la plupart des denrées étaient, à la table de l’Elbereth, consommées crues.
Tanit se mit à rire.
— Détester, c’est beaucoup dire. Disons que c’est l’héritage de temps très anciens.
— Les temps anciens ? C’est-à-dire ?
— Jusqu’à quel point connait-tu notre histoire ? demanda Tanit en levant l’un de ses élégants et fins sourcils.
— Je ne la connais pas du tout, avouai-je. Je sais juste que votre monde a disparu soudainement il y a à peu près quatorze mille ans… Peu après la « mort » de Ren, en fait.
Ren ne m’avait jamais vraiment raconté ce qui lui était arrivé. Il disait qu’il avait été déterré, avec Mana, sur un satellite éloigné d’Ælda où il avait été envoyé en mission, et, je le devinais piégé. Son premier échec. C’était sans doute pour cela qu’il refusait d’en parler.
— Alors, tu en connais presque autant que moi, répondit Tanit avec un sourire indulgent. Je n’étais pas encore née à cette époque, je fais partie des « Puinés », ces ædhil qui ont vu le jour après la Grande Extinction… Je ne sais même pas ce qui est arrivé, pourquoi notre monde a disparu.
— J’ai une théorie, osai-je lui dire. Visiblement, le système d’Ultar dont les ældiens sont originaires possédaient plusieurs soleils… ces mondes sont très instables, et sujets à d’énormes variations chaotiques. Les astres ont dû s’emballer sous les effets de la gravité, entrer en collision, ce qui a provoqué l’effondrement de la plus grosse étoile, qui a tout avalé. Aujourd’hui, il ne reste qu’un trou noir super-massif, Sibalba. Je l’ai vu. Ren a retrouvé son cair a proximité… il l’avait caché hors du système avant de partir accomplir cette dernière mission pour sa reine. L’Elbereth, c’est tout ce qui restait d’Ultar.
Les yeux de Tanit brillaient comme des gemmes.
— Passionnant… Je n’avais jamais pensé à ça ! Mais comment expliques-tu la soudaineté de cet évènement ? Notre civilisation a prospéré des millions d’années. Pourquoi est-ce arrivé aussi brusquement ?
— Je ne sais pas. Cela a peut-être été… provoqué.
— Provoqué ? Par qui ?
Ou par quoi. Je n’osai pas le dire, mais j’avais, là aussi encore, ma propre hypothèse. Pour moi, c’était les ældiens eux-mêmes, avec leurs capacités quasi-illimitées, qui avaient provoqué la fin de leur monde. Sans le vouloir.
Un peu comme nous.
— Il y a néanmoins une chose que tu ignores, sourit Tanit. À une lointaine époque, bien avant les Cours… Nous étions libres et sauvages, courant nus dans la Forêt Originelle, tout à fait comme des animaux. Nous faisions ce que nous voulions, ou presque. Manger cru, sans sel, ni fer ni feu, nous ramène à cette époque innocente et primale. Dormir dans un khangg, et prêter serment sous un arbre-lige, aussi.
Je hochai la tête en silence. Ainsi, au départ, les ældiens étaient une espèce de grand lémurien arboricole, nocturne, qui possédait certains traits communs avec les grands prédateurs terrestres, comme les crocs et les griffes. Ils prospéraient dans les forêts d’un biotope hostile, peuplé de mille dangers… ce qui expliquait beaucoup de choses.
— Il y avait un arbre plus grand que les autres, dans cette forêt, continua Tanit. Et les traces d’ædhil différents des autres, plus grands, plus puissants. Ceux qui, au tout début, avaient pris possession de la terre… Ils avaient chacun une attribution, et on les nomma « sældar », ce qui veut dire « Premier ». Chaque ædhel aujourd’hui est à la fois leur descendant, et leur réincarnation.
— C’est une belle légende, commentai-je poliment.
Je le pensais. Mais Tanit tourna son beau visage blanc vers moi.
— Ce n’est pas une légende. C’est réel. Au début, il n’y avait de nous qu’une poignée, et nous étions tous très différents.
Je me demandai qui était l’ancêtre de Ren et Mana.
— Il y avait donc un sældar à la peau blanche, un autre à la peau noire ?
— Une, dit sombrement Tanit. Yethë… mais fais attention, car ce nom est tabou chez nous.
— Pourquoi ?
— On l’appelle la Tisseuse d’Ombres. À cette époque très lointaine dont je viens te parler, les mâles gouvernaient. Yethë était la deuxième femelle d’Anwë, l’ard-æl suprème, le mâle le plus révéré, à la belle chevelure d’or et au panache si long et fourni qu’il pouvait l’enrouler sept fois autour de son corps. Les mâles avaient droit de posséder plusieurs femelles, mais les femelles, elles, ne se dévouaient qu’à un mâle… Yethë jalousait l’as-ellyn, sa première femelle, Narda. Pour avoir tenté de la tuer, elle fut bannie dans l’Abîme. Là, dans l’obscurité, elle fut violée par une créature abominable, et de cette union contre-nature naquit le sældar Amadan, aussi souillé que sa mère… et les Tisseuses stellaires, dont elle est la Mère. Défigurée et humiliée, elle a juré de se venger. Depuis, elle influence tous ceux qui quittent la lumière pour obtenir ses faveurs, qu’on dit rapides et efficaces au début, puis pesantes et terribles par la suite… Comme Sil-wen Lúrin Daemana, la demi-sœur de ton consort.
J’ouvris de grands yeux à cette mention. Tanit faisait-elle référence aux terrifiantes araignées stellaires, que j’avais entraperçues sur Demeria Tri ? Justement libérées par Mana…
— Mana est une fidèle de ce culte de l’ombre ?
À cause de ce qui était arrivé à ma famille, condamnée et exécutée sur place pour « hérésie » par ces fanatiques du SVGARD, je me méfiais des religions. Malheureusement, ces insultes à la raison existaient aussi chez les ældiens.
— Tu l’ignorais ? C’est pourtant évident. Et elles parlent aux araignées.
C’était vrai. Je l’avais vu faire, sur Demeria, et lâcher ces créatures de cauchemar sur ce porc d’Oktav qui nous retenait prisonniers, Ren et moi. C’était également Mana qui avait tenté de me tuer en utilisant une araignée, alors que j’étais sortie dans cette décharge spatiale pour lui trouver un vaisseau à retaper.
— Je n’aurais pas dû te confier cela, murmura Tanit face à mon silence.
— Non, tu as bien fait. Je me doutais de ses mauvaises intentions. Tu n’as fait que me les confirmer.
Apprendre que Mana faisait partie d’un culte diabolique ne m’étonnait pas.
— Ça y est, le coimas est prêt ! Allons le porter à ton consort.
J’étais reconnaissante pour sa sollicitude, et des efforts qu’elle faisait pour m’apprendre la culture ældienne. Tanit pouvait bien devenir le lien qui manquait pour souder notre petite communauté.
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