Chp 14 - Faith : investigations

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Les révélations sur Zrivian m’ont tellement choqué que j’ai arrêté d’aller à l’office. Si le SVGARD comptait me rendre ma foi perdue, c’est définitivement fichu. Comment adhérer à un dogme qui force ses adeptes à se transformer en machines pour échapper aux tentations de la chair, tout cela en utilisant le sperme d’un des leurs frères, qu’ils considèrent à moitié comme un animal, pour leurs opérations ? Comment croire à un dieu qui cautionne tout ça ?

Et comment lui peut-il accepter ça ?

Il n’avait peut-être pas le choix. Comme toi.

Après tout, j’avais bien accepté la décision du Conseil. Baissé la tête quand les Patriarches ont annulé mes fiançailles avec Haroun. Parce que je me pensais malade, imparfaite. Inapte au mariage. Tout cela parce que je ne pouvais pas offrir à la famille de mon fiancé une descendance. Haroun, lui, avait eu le courage de quitter la colonie. Moi, j’étais restée, par lâcheté. Et j’avais courbé la tête, accepté la vie qu’on m’offrait. Une autre mission, un autre sacerdoce : celui de me dévouer à soigner les autres femmes, leurs époux et leurs enfants.

Dieu a un plan pour toi aussi, disait le Père Hatat. Toutes les femmes ne sont pas amenées à se réaliser par la Famille. Je l’avais cru, et je le croyais encore. L’amour, le couple et les enfants, très peu pour moi. Et pourtant… Je menais la vie d’un fantôme. Il n’avait suffi que le parfum de nuit dans la chevelure d’une créature venue du ciel, ses mots de miel murmurés à mon oreille pour que je m’en rende compte. Et le sourire solaire, la lumière infinie dans les yeux de Gerald Zrivian pour me faire réaliser que j’étais passée à côté de ma vie.

Plus jamais on n’allait me faire baisser la tête devant un dieu sombre et muet. Plus jamais.


*


— Les Livres Interdits, demandé-je au Frère Archiviste. C’est l’Agent Zrivian qui m’envoie.

Markys a une bonne tête, pour un agent du SVGARD. Pas aussi belle que Gerald, mais au moins, il ne fait pas peur. Il parait intégré physiquement à cette bibliothèque, uniquement composé de lumières clignotantes. Des millions de serveurs, tous stockés là. Le hardware du Crypterium.

— Frère Gerald ? demande l’Archiviste en levant l’un de ses minces sourcils. Il est en stase, en ce moment…

Oui. Endormi, pendant que vous lui ponctionnez son sperme. Le « don de vie », comme vous l’appelez. Quel euphémisme, pour un homme condamné à ne jamais la donner…

— Oui, je sais. C’est pour cela qu’il m’a demandé ça. Pour ne pas perdre de temps.

— Ces ouvrages sont anciens. Et très dangereux. Il vous l’a dit, ça aussi ?

Je hoche la tête.

— Certains sont devenus fous après les avoir consultés. Des hommes irréprochables, en grand état de sainteté…

— Je ne suis pas religieuse. Ni même croyante. Je pense que je cours moins de risques.

L’Archiviste me scrute attentivement. Il doit se demander pourquoi c’était moi, que Gerald envoie. Moi, et pas une novice comme Yolen, par exemple, qui du reste n’a sans doute pas le droit de mentionner ces livres.

— Je suis l’unique survivante d’un massacre perpétué par des pirates dorśari, avoué-je alors. Ils ont anéanti toute ma colonie… et ils ont emmené ma sœur. C’est pour la retrouver que j’ai survécu, uniquement pour la retrouver. Mais ils l’ont emmené chez eux, à Dorśa. Et Gerald… (Je me reprends.) L’agent Zrivian prétend que les coordonnées de ce lieu se trouvent dans l’un de ces livres.

— Ce lieu ne se trouve pas dans ce monde, murmure Markys. Pas dans la réalité basique. Il se trouve dans une autre dimension, qui nous est inaccessible.

— Alors pourquoi Gerald m’aurait parlé de ça ? Il m’a dit de rechercher des coordonnées…

L’œil inquisiteur de Markys me fixe de nouveau. Je sais qu’il me scanne : profil génétique, informations contenues sur mon port terminal, tout. Mais je passe l’examen, puisqu’il finit par déplacer l’immense cathèdre suspendue qui lui sert de chaise.

Une porte s’ouvre en glissant lentement sur ses gonds, que j’avais pris pour un simple mur.

— Suivez-moi.


*


Il n’y a qu’un seul livre. Une antiquité datant du moyen-âge pré-atomique, complètement racornie, posée sur un lutrin en iridium. Il n’y a pas un seul ouvrage dans la pièce, et tous les murs sont noirs, couverts de symboles étranges.

— Il n’y a qu’un seul livre, dis-je à haute voix.

— Oui. Il n’y en a qu’un. Le Delanomicon. Tous les autres sont des commentaires, des interprétations. Mais il ne suffit que de celui-là, écrit par l’ard-æl de la Neuvième Légion Céleste en personne. Le premier Niśven.

Niśven. La famille régnante d’Ymmaril, celle de Tamyan. Je fais un pas dans la pièce noire, aussitôt arrêtée par le bras mécanique de Markys.

— Vous devez être prudente. Et vous devrez retenir de tête ces coordonnées. Pas d’image rétinienne, pas de copie. Surtout pas ! Trop dangereux.

— Pourquoi ?

La pupille noire de Markys se resserre.

— Vous avez déjà entendu parler des zones rouges ?

J’acquiesce lentement. Bien sûr. Qui n’en a pas entendu parler ?

— Il y en avait une dans notre colonie précédente. C’est pour cela que nous avons dû partir dans le système de Folkerny.

Nous avions dû fuir l’ancien site. Certains avaient choisi de rester derrière, refusant d’abandonner leurs terres, le lieu où ils avaient tant investi, où étaient enterrés leurs ancêtres… Le Conseil nous avait interdit de garder le contact avec eux, et on n’en avait plus jamais entendu parler.

— À l’origine, précisa Markys, les zones rouges furent ouvertes par des imprudents qui s’amusèrent avec ces coordonnées : ils ont tenté de créer de nouveaux portails, notamment sur le Réseau. Mais nous ignorons comment fonctionne cette technologie. Même les ældiens l’ont oublié. Et tout ce que ces dissidents parvinrent à faire, c’est d’ouvrir des fenêtres béantes sur le chaos. Des dimensions démoniaques, des horreurs au-delà de notre imagination. Ces lieux contaminés par l’Abime primordial, c’est cela, les zones rouges. Et la raison d’être de notre Ordre, au SVGARD : empêcher leur propagation.

— D’accord. Je ferai très attention.

— Faire attention n’est pas suffisant, me tança-t-il sévèrement. Vous devez aller vite, et être capable de retenir ces symboles de tête. Ne vous attardez pas trop. À trop contempler ce livre… la zone rouge s’ouvre dans la tête.

Je ne lui dis rien. Il n’a pas besoin de savoir que cette fenêtre sur le chaos, elle existe déjà dans mon cerveau.


*


Markys m’a donné une paire de gants pour manipuler le livre. Je ne dois surtout pas le toucher. C’est sûr qu’il me donne l’impression de vouloir tomber en lambeaux. La couverture est en peau… une très vieille peau, sur laquelle on discerne des pores, quelques poils incrustés, très fins. Elle est presque transparente, et patinée comme du cuir. Je préfère ne pas savoir de quel animal elle provient. Elle date du temps de Vieille Terre, donc cela peut être n’importe quoi. Des bêtes disparues, comme le bœuf, l’ancêtre du zubron. Ou autre chose. Si cela vient des ældiens…

Leur peau n’est pas comme ça. Et à leur mort, elle se solidifie comme du verre.

Précautionneusement, avec une lenteur infinie, je soulève la couverture de l’ouvrage. C’est écrit dans une langue inconnue, des glyphes et des symboles noirs et agressifs qui ressemblent fortement à ceux que j’ai vu sur le vaisseau de Tamyan. J’essaie de les reconnaître. De temps en temps, je tombe sur une illustration. Ces images sont horribles : je ne m’y attarde pas. Et soudain… Je le vois. Les neufs lames incurvées présentes sur l’armure de Tamyan. Sur son vaisseau, et les armes suspendues dans la grande salle où il m’a parlé de son père.

Les neuf lunes de Dorśa.

Je les aie trouvées. J’ai les coordonnées. Toute une page de symboles… que je dois m’efforcer de mémoriser.


*


Lorsque je ressors enfin de là, plusieurs heures ont passé. Markys me zyeute encore, cherchant probablement à discerner des signes de contamination démoniaque.

— Vous vous sentez comment ? Il faut que vous passiez à l’examen de conscience.

— Ça va. Je me sens bien. Juste un petit peu mal à la tête.

Les symboles et les images horribles dansent encore devant mes rétines. Il faut que j’aille dans ma cellule pour les retranscrire. Mais Markys ne veut pas me lâcher.

— Dépêchez-vous d’aller vous purifier. Et faites un scan au module médical, on ne sait jamais. Allez.

Je lui obéis et passe à l’infirmerie. Dans le seul but d’apercevoir Gerald, sans doute. Mais l’infirmerie est grande, et la partie où il dort est hermétiquement fermée. La moniale préposée me demande mollement ce que je fais là. Je lui annonce que je dois checker mes stats, rechercher des traces d’ondes cérébrales irrégulières après une consultation des archives interdites… ordre de Frère Markys. Sans vraiment m’écouter, elle me montre le module automatisé d’un geste las.

— Vous connaissez, me dit-elle.

Ici, tout le monde sait que je suis médecin. Elle ne s’occupera pas de moi : tant mieux.

Je monte dans le module, appuie sur la commande pour rabattre le couvercle. Démarre le scan. La machine me demande quel genre d’investigation je veux mener.

— Complet, lui réponds-je.

C’est la procédure la plus longue. Peut-être que quand j’aurais terminé, Gerald sera sorti de sa stase, ou que quelqu’un aura quitté la pièce où il repose et laissé la porte entrouverte. Peut-être que je pourrais le voir. Peut-être…

Je serre mon poing.

Pourquoi est-ce que tu ne cesses de penser à lui de cette manière ?

Début de l’examen. Veuillez respirer normalement.

Je ferme les yeux. Les glyphes noirs et acérés de Dorsa se mêlent au parfum vénéneux de Tamyan, et à l’or qui chante sur la chevelure de Gerald. J’ai l’impression de sentir des plumes me frôler. Des plumes noires et blanches à la fois.

Procédure terminée. Nous avons détecté (pause) une anomalie.

Aussitôt, le couvercle du module se soulève.

Une anomalie ?

Je me dirige vers la console d’impression holographique. Plutôt que de charger les résultats sur mon port terminal, je décide de les imprimer, puis appuie sur le bouton « supprimer ». Aucune trace. Mon cœur bat la chamade. Une anomalie… serait-ce le sang de Tamyan dans mes veines ?

Non. C’est autre chose. Sur le satellite Night, Tamyan m’a triplement marquée. Avec son sang, avec ses dents. Et aussi, avec sa semence maudite.

Le papier sort enfin de l’imprimante. Et la marque qui figure dessus est sans équivoque.

Je suis enceinte.

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