Chp 15 - Tamyan - l'honneur d'Æriban

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— Ça va Tam ? T’as pas l’air dans ta meilleure forme…

Le regard concerné que je me jette Rizhen me donne envie de lui refaire le portrait à coups de dague. Et le pire de tout, c’est que je m’en veux de penser ça. Cet ellon, c’est le seul qui m’a suivi jusqu’ici.

— Je me suis senti mieux, lui avoué-je.

En fait, je n’ai pas dormi du tout. Le manque d’ayesh et de gwidth – qui ne sont pas compris dans le menu des gladiateurs de bas-étage que nous sommes -, la chaleur qui règne dans ces cellules moites, l’odeur lourde des orcs en rut et surtout, la douleur persistante qui me troue le sternum n’ont pas aidé. J’évite de montrer ma poitrine à Rizhen : je sais que s’il regarde, il y verra un vilain hématome violet. Pas question que je fasse étalage de ma faiblesse devant le seul chasseur qui me reste.

Ilvar nous rejoint, annoncé par sa lourde démarche légèrement claudiquante. Visiblement, c’est un mauvais coup à la jambe qui a mis fin à sa carrière aux arènes. Ça aurait pu être pire.

— Vous êtes prêts ?

J’échange un regard avec Rizhen. On ne peut pas être plus prêt que lui. Son armure rutile sous les torches des souterrains, et son épée chante déjà sa soif de sang. Mais Ilvar me dévisage. Je sais ce qu’il pense. Un ylfe dépenaillé, le corps à peine couverts de frusques, armé en tout et pour tout d’une petite dague… J’ai noué ce que je pouvais de mes hardes autour de ma taille, me servant des pièces de cuir pour faire des jambières et un plastron de fortune. J’ai laissé mon shynawil au vestiaire. C’est la seule pièce de vêtement correcte qu’il me reste, et elle est vitale pour contrer le terrible soleil fantôme d’Urdaban. Le contremaître orc s’attarde sur mes muscles, mes côtes et mes épaules tatouées de glyphes. J’en porte moins que Lathelennil, mais je sais que ça fait sa petite impression.

— Je vois toujours pas ce qu’un maître de chasse Niśven fait là, mais enfin… grogne-t-il, méfiant.

— Je ne suis plus maître de chasse.

Il me jette un dernier regard torve, avant de se détourner.

— Les autres ont parié que t’allais tomber dès aujourd’hui, grommelle-t-il. Pas moi. Essaie de ne pas me faire perdre trop d’argent…

— Je te renvoie la bénédiction. Je suis là pour la même raison que toi : gagner de l’argent.

— Mmhgrmpf.

On dit les orcs taciturnes, mais c’est encore loin de la vérité. Celui-là s’exprime par borborygmes.

Aucune acclamation n’accompagne notre entrée dans l’arène : nous arrivons sur scène dans une relative indifférence. Il faut dire que le spectacle semble avoir été assuré avant nous. Le sable est rouge de sang, couvert ci et là de barbaque d’origine inconnue, mais de taille plutôt conséquente. À voir les quantités de fluides qui s’étalent ici, ce sont de très grosses bêtes qui se sont affrontées… J’échange un nouveau coup d’œil avec Rizhen. Ce dernier se place dans mon dos, souple et silencieux comme un tueur de l’Aleanseelith. En nous voyant placés, au milieu de l’arène, l’assemblée se tait enfin. Un silence de mauvais augure tombe sur les gradins, plus assourdissant que le brouhaha qui régnait juste avant.

— On dirait bien que nous sommes les premiers ædhellonil qu’ils voient depuis des lustres, murmuré-je à Rizhen.

— Restons prudents, ard-æl, me répond ce dernier.

On ne nous a donné aucune indication sur l’ennemi à occire aujourd’hui. Mais vu notre inexpérience – du moins, du point de vue d’Ilvar – , il est probable qu’on ne sortira pas les rois de l’arène pour nous aujourd’hui. Pas de gladiatrice star en tenue moulante ou d’orc musclé : plutôt un genre de créature féroce repéchée au fin fond de l’Autremer. Peut-être même un soldat adannath, mais ce serait nous insulter… quoique ces orcs n’ont pas l’air du genre à nous estimer.

Mais il y a une chose qu’Ilvar ignore. La façon dont Rizhen et moi, on s’est rencontrés. À l’époque, mon père venait d’être condamné, et ma mère avait dû rejoindre le harem de Fornost-Aran, contrainte et forcée de faire amende honorable. Restait la question épineuse de son fils, un jeune impétueux qui brûlait de venger son père. Moi. S’il suivait nos lois habituelles, Aran aurait dû me faire exécuter. Bannir, au mieux. Mais il décida de me garder près de lui, en quelque sorte. Aran n’avait aucun goût pour les jeunes mâles : son sérail regorgeait de beautés à la peau de nacre et à la chevelure de jais, constitué dans la grande majorité de femelles de son propre sang. Alors, il m’envoya aux arènes d’Ymmaril. C’est là que j’ai appris à combattre… et rencontré Rizhen, un jeune captif originaire d’Ælda qui avait le même âge que moi, assoiffé de vengeance et d’ambition. C’est par le sang et l’épée que, tous les deux, avons racheté notre liberté.

Un grondement sourd me fait dresser l’oreille. Rizhen l’a entendu, lui aussi.

— Ils ouvrent les portes.

— Pas celles par lesquelles on a fait notre entrée, grincé-je.

Ma crainte se vérifie : c’est la porte la plus monumentale qui s’ouvre, celle qui se trouve à l’opposé du petit couloir par lequel nous avons débouché. C’est bien une créature… une très grosse créature.

Une créature avec des ailes, des épines comme des pieux et des écailles que nulle lame ne peut fendre. Une créature qui crache du feu.

Un wyrm, constatai-je, glacé. Ils ont trouvé un wyrm.

— Je croyais qu’ils avaient tous disparus avec Ælda ! répliqua Rizhen en me jetant un coup d’œil paniqué.

— Il devait en rester, cachés quelque part. Comme nous.

Celui-là était diminué, peut-être malade ou blessé. Mais cela reste un seigneur du ciel. Une créature que nous respections, avec laquelle nous avions passé un pacte, il y a très longtemps.

Sa longue tête reptilienne émergea des ténèbres de la porte, humant l’air. Ses ailes étaient repliées contre ses flancs. Faire affronter l’un des derniers sauriens de l’Autremer avec des survivants de la Grande Extinction… il y a du génie là-dedans, une cruauté indéniable. Je relève la tête vers ce qui pourrait faire office de loge d’honneur dans les gradins, sur un promontoire à moitié écroulé. Je discerne une silhouette, abritée sous un dais. Un ædhel, comme nous. En armure, avec un masque de guerre sur le visage. Il lève sa main gantée de mithrine dans notre direction, coupe de gwidth entre les doigts, comme s’il buvait en notre honneur. Lui. C’est lui qui a orchestré cette sinistre farce.

Rizhen est déjà hors de combat. Le code d’honneur d’Æriban, auquel il se raccroche comme un faux-singe à l’une de leurs bouées de sauvetage dans l’espace.

— Je peux pas lever mon épée contre un wyrm, Tam, murmure-t-il, vaincu.

Je m’en doute bien. Aucun de nous ne le peux.

— Dis-toi que c’est ce qui se passe quand tu affrontes le cair d’un sidhe. Tu te bats contre un wyrm, techniquement.

— Je n’ai jamais affronté de sidhe, lâche-t-il d’un air sombre. Jamais.

Et ces derniers ne se battaient pas par wyrms interposés. Enfin.

— Donne-moi ton épée, lui dis-je. Je m’occupe de lui.

— Accorde lui une mort digne…

— T’en fais pas.

Rizhen fait basculer son énorme épée et nous procédons à l’échange. Ma dague contre sa lame. Pendant ce temps-là, j’observe la créature qui longe les contreforts de l’arène, lentement. Sa langue pointe de temps en temps, comme s’il cherchait à goûter l’air.

— Il est aveugle, comprends-je alors. On n’aura peut-être pas besoin de l’affronter.

— Tu crois ?

Je n’ai pas le temps de lui répondre. Le wyrm a entendu notre voix. Il se dresse subitement, à l’écoute. J’aperçois un éclat sur son ventre, une brèche… qui n’est autre que la poignée à moitié enfoncée d’une épée ædhel. Nous ne sommes pas les premiers qu’il rencontre dans l’arène. Pas le temps d’échanger avec Rizhen sur la stratégie à adopter… Il a déjà ouvert la gueule – je distingue une rangée de crocs ébréchés – et une orbe aveuglante en sort.

Un crache-matière. C’est bien notre veine.

Je pousse Rizhen in extremis. La déflagration d’énergie explose derrière nous, finissant sa course sur le bouclier énergétique qui protège les arènes. Il miroite un instant, puis s’efface. Je reporte mon attention sur le wyrm… qui n’en a pas terminé avec nous.

— Attention ! hurle Rizhen.

La créature s’est déplacée vers lui. C’était sans doute le dessein de mon compagnon. Le wyrm crache une série d’orbes blanches, que Rizhen esquive avec agilité. En le voyant virevolter en l’air et courir sur les murs comme un danseur de l’Aleanseelith, la foule hurle son approbation. Visiblement, son « frère » Elshyn n’a pas fait qu’échanger son sang et d’autres fluides intimes avec lui : il l’a aussi fait participer à quelques entrainements propres aux filidhean.

De mon côté, je réfléchis. Rapidement. Est-ce que je tente une configuration ? Ça me permettrait, à coup sûr, de m’en tirer. Mais ça voudrait dire laisser Rizhen derrière, et prendre le risque de ne pas réussir à retrouver ma forme habituelle. Quelqu’un comme Nazhrac l’aurait sans doute tenté, s’il avait été moins lâche. Abandonner ses chasseurs ne lui a jamais fait peur. Mais je décide pour ma part d’éliminer cette option… du moins, pour l’instant.

Il y a une autre solution. Tenter de communiquer avec ce wyrm, à l’ancienne. Lui proposer un pacte. Et, le cas échéant… utiliser les fameux glyphes de commandement des Nisven pour soumettre les créatures vivantes, les pacifier. Notre prérogative unique, à nous, les membres originels de la Neuvième Légion.

Je suis en train de penser à tout ça lorsqu’un coup violent me cueille sur le côté. J’entends vaguement Rizhen me hurler quelque chose… puis m’effondre dans le noir.

C’est fini. Bizarrement – ou pas – ma dernière pensée est pour Faël. Ni pour Rizhen, ni pour le wyrm. Fäel, cette humaine que j’ai abandonné à la mort.


*


— Franchement, j’en reviens toujours pas, statue Ilvar en posant devant nous une bourse pansue. Je me doutais bien que vous cachiez quelqu’arme secrète sous votre shynawil, mais de là à assister à des configurations dans mon arène… ! Le public était ravi. Vous l’avez conquis.

Ma tête me fait toujours mal. Ma longue chevelure, la parure qui fait la fierté d’un mâle, est à moitié brûlée. Et je ne me souviens plus de rien : contrairement à Ilvar et les autres, j’ai raté tout le spectacle dans lequel je tenais apparemment le premier rôle.

Rizhen me ressert un verre de gwidth. On y a droit, maintenant.

— Le wyrm… qu’est-il arrivé au wyrm ?

Ilvar soupire.

— Ah ça, on ne le saura jamais. Je vous avoue ne rien y entendre en magie Niśven !

La magie Niśven ?

Rizhen me jette un regard oblique.

— Tu as utilisé un glyphe de soumission pour enchaîner le wyrm, puis tu as ouvert un portail pour l’exiler dans une autre dimension, m’apprend-il.

Je hausse un sourcil. Une capacité que j’ignorais avoir… même peut-être pas le Veilleur inféodé à Mannu que j’ai convoqué sans le savoir.

— Des éclairs d’argent sortaient de tes mains, sourit Ilvar. Et ces ailes noires ! Très spectaculaire. Si tu le refais à chaque fois, ma fortune est faite.

Notre fortune, tu veux dire grincé-je en trempant mes lèvres dans le mauvais gwidth qu’il nous sert.

— Ah ah ! Tu ne perds pas le nord. Je n’en attendais pas moins d’un prince pirate de la Cité Noire !

Sa bourrade me fait renverser ma boisson.

— Allez, encore une tournée pour mes amis ! exulte Ilvar, qui n’a plus rien de l’orcanide ombrageux et grognon. Et envoie-nous de jolies femelles. Je pense qu’ils l’ont bien mérité !

Il me fait un clin d’œil.

— Ici, on respecte la tradition. Aux champions les plus belles femelles !

Je me demande ce qu’il entend par « jolies femelles ». S’il parlait des gladiatrices moitié orc qui nous ont poursuivi…

— Je vais malheureusement devoir décliner, me devance Rizhen. Mon cœur est déjà pris, et je suis incapable d’honorer une femelle tant que les miennes sont toujours prisonnières de l’ennemi.

Rizhen ne manquera jamais de me surprendre. Mais il a raison… sauf qu’il a dévoilé notre situation à Ilvar.

Ce dernier se penche en avant, soudain intéressé.

— Vos femelles ? Prisonnières ? Comment ça ?

En voyant la tête de Rizhen, je décide de prendre les devants.

— J’ai été destitué par mon second, qui s’est emparé de mon vaisseau et de toutes mes possessions. Femelles comprises.

Ilvar ouvre un œil jaune.

— Des ellith ?

Ces orcs… toujours aussi fascinés par les femelles nobles.

— Non. Des adannath, souris-je, satisfait de voir sa tête.

Il ne s’y attendait pas. Deux ædhil pur-sang, de lignée ancienne, qui suivent le code d’Æriban et sont capables de faire des configurations… inféodés à des humaines.

— Vous… vous vous êtes liés à des humaines mortelles ?

Rizhen tourne vers moi un regard coupable. Oui. Il les a marquées. Toutes les deux.

Comme moi, quoi.

— Tu connais le dicton : plus imprévisible que le cœur passionné d’un ædhel, il n’y a que la danse des trois soleils d’Ultar. On ne peut pas décider de ses inclinations. Et les nôtres nous ont conduit là.

Ilvar éclate de rire.

— Ah ! Vous risquez votre vie dans les arènes pour des femelles adannath… Cette histoire me plaît ! J’ai envie de sponsoriser votre quête chevaleresque. Que vous manque-t-il ?

Finalement, ce n’est pas un mauvais bougre. Je vais continuer à solliciter Amarrigan.

— Un vaisseau, lui dis-je en plantant mes yeux dans les siens. Voilà ce qu’il nous faut.

Ilvar garde le silence. Même pour un promoteur comme lui, ça fait beaucoup d’argent.

Et soudain, sa grosse paume s’abat sur la table, faisant sursauter tous les autres convives de ce bouge où il nous a conduit.

— Un vaisseau… Vous l’aurez ! Foi d’Ilvar. Allez délivrer vos femelles, et surtout, que les bardes en fassent une belle chanson, qui résonne dans tout l’Autremer, jusqu’à Urdaban !

Rizhen accueille cette profession de foi d’un arghad triomphant, comme il se doit. Mais je ne me joins pas à lui. Je suis un noble Niśven, et je sais à la douleur qui étreint ma poitrine que cette « quête » sera vaine. Faël est morte, encore une fois par ma faute. Et si elle ne l’est pas… c’est moi qui en paierais le prix.

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