Chp 20 - Faith : accréditation de niveau 9
Monastère orbital de CoRoT 7b
Constellation de la Licorne, épaule d’Orion, République de l’Holos
Gerald ouvre la porte de sa cellule, et, en silence, m’invite à entrer. Je pose un pied prudent dans la pièce. Toutes les cellules sont faites sur le même modèle monacal : un lit dans le fond, collé contre un mur aveugle, un petit bureau avec un terminal de connexion juste à côté, un espace devant pour prier, et une salle de bain minuscule. Mais celle de Gerald est un peu plus grande que celle des novices comme Yolen et moi. On y trouve une étagère pleine de livres antiques, méticuleusement rangés. D’ailleurs, la cellule de Gerald respire l’ordre et à la propreté. Comme s’il n’y vivait pas.
J’enlève mes chaussures, ce qui soulève un sourire amusé chez mon hôte.
— Tu es la première personne à entrer ici, m’annonce-t-il l’air de ne pas y toucher.
Je relève vers lui un œil prudent. À chaque fois, sa beauté séraphique me choque. Comment est-il possible qu’un homme comme lui mène une telle vie ? Puis je me rappelle ce que le Père Hatat nous racontait sur les « démons », les tentations de la chair. Les ældiens sont haïs partout – à juste raison. Et les hybrides encore plus.
Une question me brûle les lèvres.
— Est-ce que tu…
Gerald échange un coup d’œil avec moi. Il a l’air presque désolé.
— Tu n’es pas obligée, murmure-t-il. On peut trouver un autre moyen pour que tu gardes tes enfants. D’ailleurs, tu peux encore renoncer. Tu le pourras à tout moment.
Je me mords l’intérieur de la joue. La fièvre de tout à l’heure est passée. Et utiliser sexuellement cet homme – considéré comme un saint, le prêtre-soldat suprême par toute la galaxie – dans sa propre cellule, celle où il prie tous les jours, m’apparaît soudain comme un immense sacrilège. Cet homme beau comme un dieu qu’on exploite en lui ponctionnant le produit de son métissage tout en conspuant sa part ældienne, et que je m’apprête, moi aussi, à exploiter pour faire naître l’enfant d’un autre. Cet homme qui, de surcroit, est certainement vierge.
C’était la question que je voulais lui poser.
Gerald s’est assis sur son lit, les coudes appuyés sur ses cuisses dans une posture décontractée. Il me regarde par en-dessous, ses yeux couleur d’opale fixés tranquillement sur moi. C’est vrai qu’il est désirable. Pas étonnant que sa présence suscite tant de vocations au SVGARD… ça aussi, c’est hypocrite.
Non. Je ne veux pas participer à ça.
Le coin de sa bouche se soulève légèrement.
— Bon, décide-t-il. Attends-moi cinq minutes… et je te donnerai ce dont tu as besoin.
Je déglutis, mal à l’aise. Mes yeux flottent sur lui alors qu’il se lève, se débarrasse de sa sévère combinaison noire d’Inquisiteur. D’un geste machinal, il repousse sa chevelure de lin et commence à dézipper le similicuir en polymère régénératif. Ce manteau de ténèbres coulantes épouse sa taille svelte, son torse et ses épaules développées. Mais c’est pire encore de le voir sans. Comme je l’avais constaté dans l’infirmerie, où il attendait pour se faire ponctionner. Gerald a un corps magnifique. Une musculature de panthère, tout en longueur, en finesse et en puissance. Je distingue ça et là des cicatrices… notamment sur son dos, rapidement couvert par sa longue chevelure blanche.
Je m’efforce de garder un air impassible devant les lacérations vicieuses qui zèbrent sa peau parfaite. Comment un semi-ældien avec un don de régénération quasi-instantané peut-il afficher de telles marques ? On dirait des traces de flagellation.
Il a gardé le bas.
— Cinq minutes, répète-t-il dans un murmure chuintant, avant de disparaitre dans la salle de bain.
Il veut sans doute procéder à des ablutions rituelles avant de commettre le péché de fornication, peut-être même prier. Et moi qui reste là, les bras ballants, à l’attendre… Je ne sais pas quoi faire. Je devrais sans doute prier moi aussi, pour le soutenir et le remercier, mais je n’ai pas envie d’être hypocrite. J’ai encore suffisamment de respect envers mon ancienne foi pour ne pas prendre ses rites à la légère.
Qu’est-ce que ce sera, de coucher avec un semi-ældien ? Je n’ai que des souvenirs nébuleux de l’étreinte de Tamyan. Mais je me rappelle parfaitement du plaisir, de l’état dans lequel il m’a plongée. Gerald a-t-il les mêmes capacités ? Les mêmes désirs ? Va-t-il me mordre, planter ses crocs dans ma chair ? Je n’ai pas l’impression qu’il en ait… et son sexe ? Est-il comme celui d’un ældien, ou d’un humain ?
Alors que je suis plongée dans ces pensées coupables la porte de la salle de bain s’ouvre. Gerald en sort, toujours habillé. Ses cheveux ne sont pas mouillés. Il a revêtu une sorte de sweat en simili-coton au col découpé, comme les tenues non-réglementaires des nautes, et un bas dans la même matière. Il me tend une pochette plastifiée transparente et un cathéter, sous plastique lui-aussi.
— C’est cent pour cent stérile, ne t’inquiète pas. Mon hybridation me protège des contaminations communes. Mais le luith perd ses propriétés fécondantes très vite… Je te conseille de te l’injecter dès que tu seras retournée dans ta cellule. J’imagine que tu sais le faire. Comme tu es médecin…
Je le fixe, stupéfaite. Rien sur son visage n’indique ce qu’il vient de faire. Si ce n’est, une petite goutte de sueur qui glisse le long de sa clavicule, visible à travers le col découpé de son sweat-shirt.
C’était donc ainsi qu’il comptait m’aider… En ponctionnant lui-même son sperme. Je ne sais pas si je suis déçue ou soulagée. Ce qui est sûr, par contre, c’est que je me sens idiote. Et dire que j’ai cru que… Non. C’est un Grand Inquisiteur que j’ai en face de moi. Pas le premier lourdaud de spatioport. Il n’avait aucune intention de rompre son vœu de chasteté. Quant à donner son luith… il le fait sur une base régulière. La seule chose qui diffère de la normale, pour lui, c’est que je suis une simple civile, et qu’en m’aidant, il contribue à la naissance hypothétique d’autres hybrides comme lui. Ce pour quoi il était initialement contre.
Je ne sais pas quoi dire. Alors, je sors le premier truc qui me passe par la tête.
— Tu ne risques rien, en faisant cela ? Je veux dire, si ton corps est la propriété du SVGARD…
Il rit légèrement.
— Ils ne savent pas que je suis retombé dans les fièvres. Ils ignorent qu’une femme enceinte d’un ældien se trouve à bord… et mieux vaut qu’ils continuent à l’ignorer, crois-moi.
— Mais si tu as tes fièvres, alors…
— Ne t’inquiète pas pour moi. Je sais gérer. Le SVGARD n’a pas toujours été là pour me plonger dans le coma pendant cette période, tu sais.
Je garde le silence. Tout ça par ma faute… encore une fois.
Il me dépasse et s’arrête devant son bureau. Je le vois sortir une plaquette de pilules d’un compartiment. Du silentium, le calmant surpuissant utilisé dans l’armée. Il en gobe deux cachetons d’un seul coup, sans eau. De quoi assommer un cosmo-légionnaire à 70% cybernétique. Et il avale ça comme ça…
L’ambiance a changé. Je devine qu’il veut rester seul.
— Merci, réussis-je à souffler.
— Je t’en redonnerai dans deux jours, m’annonce-t-il sans me regarder. D’ici là, fais-en bon usage.
Je recule doucement vers la porte et m’éclipse dans le couloir sombre, en serrant mon précieux butin contre moi.
*
Le lendemain aux Laudes, je ne vois pas Gerald. Ni au mess, où Friedmath récite un long sermon soporifique, ni pendant la journée. Je suis de corvée réparation de câbles avec Yolen, qui vient de sortir d’une semaine de retraite silencieuse.
— Frère Gerald est revenu de sa retraite, lui aussi, murmure-t-elle, tout excitée.
Je me retiens de lui balancer qu’il ne s’agit pas d’une « retraite ». Je préfère faire profil bas… surtout maintenant que je suis complice de l’exploitation des gamètes de Gerald Zrivian.
— Quel homme, continue Yolen, extatique. C’est à peine s’il a les joues émaciées… 17 jours en caisson, et il sort de là frais comme une rose ! Dans son cas, l’abandon de la chair n’est pas nécessaire. Il a déjà un corps de surhomme !
Ces mots m’irritent encore plus.
Il souffre à chaque fois comme un chien. Et se gave de silentium pour supporter. Sans compter qu’il doit aussi s’auto-mutiler, pensé-je en me rappelant des terribles cicatrices sur son corps par ailleurs parfait.
Je me demande ce que cette femme raconte à son confesseur (qui n’est pas Zrivian.) Avoue-t-elle qu’elle fantasme sur ce dernier, et se touche dans son lit la nuit en pensant à lui ? Ou alors son admiration est-elle purement spirituelle ? Vu la couleur qu’ont pris ses joues, j’en doute.
— Frère Akon a dit que Gerald était la réincarnation de Saint Gabriel Archange ! poursuit Yolen.
Je tourne mon regard vers elle, un sourcil levé.
— La réincarnation ? Je croyais que ce dogme était hérétique ?
Yolen se reprend rapidement.
— Oui, ma langue a fourché, je voulais dire « incarnation ».
Je hoche la tête lentement. C’est sûrement ça.
L’image de Gerald debout devant un vitrail représentant l’Annonciation me revient à l’esprit. Il est plutôt ironique que ce soit lui, l’incarnation de l’ange qui a annoncé l’Immaculée Conception à Marie, qui me donne son sperme pour que je puisse mettre au monde mon propre enfant sans père. Une distorsion presque satanique, pour le coup, du dogme omnitrinaire.
— Où l’as-tu vu ? m’enquis-je l’air de rien. Il n’était ni au Laudes, ni au Chapitre, ce matin.
— Tout à l’heure, dans le bureau du Père Supérieur Friedmath. Il était convoqué en distanciel par l’Amirale Varma en personne. Tu te rends compte ! La cheffe de la flotte. Frère Gerald est souvent consulté pour des questions militaires, ou tout ce qui concerne les ældiens… il est si supérieurement intelligent ! On ne s’en rend pas compte à cause de son apparence juvénile, mais Gerald est un véritable érudit. Il faut dire qu’il a eu des siècles pour rassembler ces connaissances…
— Des siècles ?
— Frère Gerald est né pendant la Guerre de Fondation, me rappelle Yolen, ravie de m’apprendre quelque chose. As-tu lu son hagiographie ?
Je secoue la tête, me surprenant de ne pas avoir eu l’idée avant.
— Gerald a vu le jour dans la colonie minière de Taros, récite-t-elle, une planète gelée où l’on extrait de l’eau pour les stations orbitales. Comme tous les saints, il a d’abord été soumis aux multiples tortures et tentations démoniaques. Mais le SVGARD l’a repéré, et alors qu’il cherchait la lumière, lui a tendu la main.
— Qui étaient ses parents ? Et que veux-tu dire par « tortures et tentations démoniaques » ?
Yolen regarde rapidement autour d’elle. Puis, s’étant assurée de l’absence d’oreilles indiscrètes dans son environnement, elle se penche vers moi.
— Frère Gerald a eu la même expérience que Marie Madeleine. Il a été esclave avant… Esclave sexuel. Des mineurs sur sa colonie, enfant, puis d’un démon ældien, ensuite. Cela lui a demandé un effort énorme de quitter cette vie de dépravation pour cheminer sur la voie de la sainteté. Tu ne peux imaginer à quel point, au regard de ses besoins naturellement dépravés de semi-ældien. Quant à ses parents… on ignore leur identité. C’était un enfant des rues, un orphelin, comme beaucoup de malheureux dans ces colonies pauvres, hélas.
L’insensibilité, et surtout la bêtise abyssale de ses jugements me consume de colère. Comment cette femme peut-elle prétendre qu’un survivant de sévices sexuels comme Gerald Zrivian faisait cela par plaisir ? Je savais déjà qu’il a été l’aslith d’un ældien, puisqu’il me l’a confié lors de notre rencontre pour me faire parler. Nous partageons ça en commun… Mais qu’il a été victime de la lubricité des hommes et exploité depuis sa plus tendre enfance, visiblement horrible, je l’ignorais. Et cela explique beaucoup de choses. À l’écoute de Yolen, je me sens encore plus coupable de l’avoir utilisé, comme tous les autres.
Je dois lui dire que j’arrête, décidé-je. Qu’il n’a plus besoin de me donner son luith.
*
C’est aux Vêpres que je le revoie. Sur les directives de Yolen, je me suis partie méditer dans la grande chapelle. Je suis assise à genoux devant un autel dédié aux saints-martyrs de la religion depuis une dizaine de minutes lorsqu’un encens plus fort que les autres me tire de ma léthargie. Ce parfum… Dans un froissement de simili-cuir, quelqu’un s’agenouille sur le prie-Dieu à côté de moi. Du coin de l’œil, j’aperçois les bras gainés de noir d’un Grand Inquisiteur, sa longue chevelure blanche qui glisse le long de ses épaules et me soustrait son visage alors qu’il baisse la tête, les mains jointes en un seul poing sous son nez.
— Tu as réussi ?
Son murmure chaud et râpeux me fait l’effet d’un glaçon qu’on glisserait lentement sur ma peau. Et cette odeur entêtante… comment les autres peuvent-ils passer à côté ? C’est vrai qu’à part les novices, se sont tous des machines, qui, apparemment, n’ont aucun capteur pour le luith.
— Je… Oui, soufflé-je, la gorge sèche.
— Bien. Reviens me voir dans ma cellule demain soir. Je t’en donnerai une autre pochette.
Gerald se signe rapidement, puis se relève.
— Attends, je pense que…
Mon bafouillement est couvert par les chants qui s’élèvent de la nef.
Je me retourne pour suivre Gerald des yeux, si maladroite dans ma hâte que cela fait grincer mon prie-Dieu. Un toussotement d’un moine en méditation me rappelle à l’ordre. Quant à Gerald, il a déjà disparu, comme s’il n’avait jamais été là. Seule persiste la trace de cette fragrance envoûtante, caractéristique du luith.
*
Le sas de l’infirmerie chuinte doucement. Le Frère Infirmier me jette un regard peu amène.
— C’est pour quoi ?
Je lui montre mon accréditation. Gerald, directement responsable, m’a donné un passe-droit de niveau 7… Le Frère le scanne puis me laisse entrer.
— Vous avez le droit à une heure, pas plus, pour mener vos expériences… quelles qu’elles soient.
Je me suis bien rendue compte à l’office et au mess que les agents du SVGARD ne voient pas ma présence d’un très bon œil, surtout depuis que j’ai refusé d’intégrer leur communauté. Pour eux, ancienne captive d’un ældien, je serai toujours suspecte. Le pire, c’est qu’ils ont raison. On ne se remet pas de ce type de contact.
Tout ce que j’ai à espérer, c’est que ma sœur, elle au moins, soit épargnée.
— Je prendrai le labo 2, annoncé-je au Frère Infirmier.
— Faites comme bon vous semble, me lance-t-il d’un air morne.
Le labo 2, c’est l’endroit où ils ont maintenu en stase ce pauvre Gerald.
Évidemment, comme à chaque fois, le module médical a été entièrement réinitialisé, désinfecté aux rayons ioniques. Il n’y a plus une seule trace de luith ici. Tant mieux.
Après avoir verrouillé la porte du labo, je me déshabille, puis m’allonge sur la couchette qui se réchauffe déjà.
— Quel procédure dois-je lancer ? m’interroge l’IA.
— Interruption de grossesse.
J’ai bien réfléchi. Je ne peux pas garder les embryons déposés dans mon ventre par Tamyan. Tout comme je ne peux pas demander à Gerald Zrivian de les nourrir de ses cellules. C’est contre-nature, immoral, et criminel.
Mais en lieu et place de la brume anesthésique, un avertissement sonore plutôt violent me vrille les tympans.
— Procédure refusée. Demandez autre chose.
Je me redresse.
— Attendez… comment ça, procédure refusée ? J’ai une accréditation de niveau 7 !
En théorie, si je voulais m’inoculer le virus de la peste de l’espace, l’IA devrait m’y autoriser.
— Cette clause a été inscrite sur votre accréditation par une autorité compétente, s’obstine la machine de sa voix modulée. Je ne peux pas l’outrepasser.
Je sens mon rythme cardiaque s’accélérer.
— Une autorité compétente ?
— Un Agent de niveau 9.
Gerald. C’est lui qui a mis cette limitation sur mon accréditation… ça ne peut-être que lui.
Il n’y a rien à faire : impossible de contourner une IA bridée par un Agent de ce niveau, à moins d’être un hacker patenté. Je quitte donc le module et l’éteint. Mais il doit bien y avoir quelque chose dans la pharmacie… Le SVGARD utilise une quantité astronomique de produits chimiques. Je ressors et interroge le Frère Infirmier.
— Je veux avoir accès à la pharmacie.
Il relève son nez de son écran.
— Oui, quel produit ?
— CytoEnd ou Terminatral, si vous avez.
— Attendez. J’interroge le magasin.
J’attends, les bras croisés, une pulsation anxiogène battant ma jugulaire. Et le verdict tombe :
— Ces produits sont en-dehors de votre accréditation, me répond l’infirmier en me regardant d’un air circonspect.
C’est bien ce que je craignais. Mais je tente encore ma chance. Peut-être que Zrivian n’a pensé qu’aux plus communs.
Non. Tu le connais. Il ne laisse rien au hasard. Rien.
— OximaCept, peut-être ?
Il ne lui faut qu’une seconde pour secouer la tête.
— Pas le droit non plus.
— Vitalys XR ?
— Non.
L’infirmier me regarde de travers.
— À écouter votre liste de courses, on dirait que vous essayez d’avorter quelqu’un…
— Je fais des expériences sur un organisme exogène très foisonnant, réponds-je du tac au tac. Pour le compte de l’Agent Zrivian.
L’infirmier doit voir apparaitre sur son terminal que j’ai déjà consulté un livre interdit pour le compte de l’Inquisiteur. Difficile de faire plus suspecte.
— Mmh. Dites-le lui, alors, parce que c’est lui qui a mis ces produits sur la liste rouge. Sinon, passez par le Père Supérieur directement : c’est le seul qui a un grade suffisant pour sauter Zrivian, ici. Et entre nous… (Il grimace, puis chuchote.) Vous seriez bien avisée de changer de Confesseur.
Je quitte l’infirmerie en dissimulant ma colère et ma panique. Pourquoi Gerald m’empêche-t-il d'avorter ? Il a dit lui-même ne pas souhaiter la multiplication des hybrides humano-ældiens. Hors de moi, je me dirige automatiquement vers ses quartiers. Mais le sas qui y mène est fermé. Et mon accréditation n’est pas suffisante pour ouvrir la porte.
Je n’ai pas d’autre choix que de faire demi-tour.
*
Je suis réveillée par des coups sur la porte. Des coups, pas une alarme sur l’interphone, ou un appel à la prière. Je me lève de ma couchette dure, le dos en vrac, me frotte les yeux et ouvre.
Je tombe sur le regard translucide et la pupille féline de Zrivian.
— Tu as essayé de me contacter ? demande-t-il avec un léger sourire.
Encore cette voix basse et charmeuse. Du velours. Je me passe à nouveau la main sur les yeux, comme si ça suffisait à amoindrir la charge séductrice de l’homme que j’ai en face de moi.
— Oui. Pourquoi tu m’empêches d’avorter ?
Ce petit mouvement de la lèvre inférieure… Je l’ai surpris. Il tourne la tête vers le couloir vide, deux fois. Puis revient vers moi.
— Tu me fais entrer ?
— Non.
— S’il te plaît. C’est difficile de parler, ici. On est surveillés, tu sais.
— Ça te dérangeait moins à l’Église.
— Il n’y a pas de mouchard dans l’Église. Dans les couloirs, si, réplique-t-il avec un sourire qu’on pourrait qualifier de désarmant.
— Pourquoi tiens-tu tant à ce que je garde ces embryons, Gerald ? Je croyais que les semi-ældiens étaient une hérésie.
Ses pupilles de chat se resserrent.
— Je pensais que tu voulais les garder. Ce n’est pas ce que tu m’as dit ?
Il tente ce coup-là.
— Ces limitations étaient inscrites depuis le début sur l’accréditation que tu m’as donné. Et avec ton sixième sens de mâle ældien… tu savais depuis le début que je portais les embryons de Tamyan.
Il se mord la lèvre. C’est aussi irrésistible que glaçant.
— Écoute… Oui, je savais. Mais je me doutais aussi que tu voudrais les garder.
Je croise les bras, tentant de garder mon calme.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— À cause de ton histoire.
— Mon histoire ? Quelle histoire ?
Il fait claquer sa langue sur un mode agacé. Tout dans son attitude chante le « ne m’oblige pas à le dire ». Mais j’insiste.
— Ton histoire avec cet homme, Haroun Massazief. Le fait que ton bilan génétique, couplée à une stérilité avérée, ait annulé ton mariage.
Cette fois, c’est moi qui plisse les yeux. Comment sait-il ça ?
— Tu as enquêté sur moi…
— Je suis un Inquisiteur du SVGARD, complète-t-il d’une voix dure. Donc oui, j’ai enquêté sur toi avant de te rencontrer, c’est mon travail.
Je lui balance un sourire ironique.
— Et tu es aussi psychiatre. Donc, tu m’as profilé, et tu as pensé qu’en tant que pauvre femme délaissée, je voudrais à coup sûr garder les embryons extraterrestres et extrêmement agressifs qu’un pirate exogène m’avait mis de force dans le ventre. C’est bien ça ?
— Non, c’est plus compliqué, grogne-t-il en faisant mine de me repousser à l’intérieur. (Il jette un coup d’œil nerveux par-dessus son épaule.) Laisse-moi t’expliquer tout ça au calme, Faith.
— Il n’y a rien à expliquer. Je ne te fais plus confiance. Et je pense aussi que ton jugement est faussé par ton état.
— Mon état ?
— Tes fièvres. Ça t’incite à te montrer inutilement protecteur envers moi, alors que je n’ai rien sollicité de la sorte.
— Si, tu as sollicité ma protection. Et de toute façon, c’est la mission que le SVGARD m’a donnée. Rien à voir avec un quelconque état hormonal. D’ailleurs, je prends dix milligrammes de silentium toutes les deux heures, tout est sous contrôle.
« Sous contrôle ». Tu parles. Rien de ce qui se passe entre nous n’est « sous contrôle ».
Je secoue la tête.
— Je commence à avoir une certaine expérience des ældiens… et tu sais à qui tu me fais penser présentement, Frère Gerald ? À Tamyan Niśven, en pleine frénésie meurtrière, lorsqu’il a forcé la porte de la pièce où je m’étais réfugiée !
Ces mots ont l’effet escompté. Gerald abandonne d’un seul coup. Il recule ostensiblement et me montre ses deux mains.
— Comme tu veux, Faith, dit-il, le timbre toujours bas et posé. C’est toi qui décides.
— Je veux repartir à la station de Cadus UFA et monter une mission de secours pour chercher Mila. J’ose espérer que l’accréditation de niveau 7 ne m’empêchera pas de quitter ce monastère…
— Tu n’as aucune chance de retrouver ta sœur sans aide. Même en admettant que tu arrives à trouver des fonds, ou rallier des sympathisants à ta cause – il y en a toujours -, tu n’as aucun moyen de gagner l’endroit où elle est détenue. Ce lieu n’est pas de ce monde, lâche-t-il d’un ton hanté.
Je le sais. Mais je n’ai pas d’autre choix.
Peut-être que… je sais pas.
— En tout cas, c’est pas en restant ici que je réussirai, finis-je par lui dire.
La pupille de Zrivian brille à nouveau. Il sourit, comme vaincu, puis baisse le nez.
— Je vais faire préparer un astronef, dit-il en s’écartant de la porte. Rejoins-moi au dock D dans trente minutes, avec tes affaires. Je pense que mon accréditation niveau 9 arrivera bien à convaincre un frère de te ramener là-bas.
Encore des directives. Mais au moins, ce seront les dernières qu’il me donnera.
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