Chp 23 - Faith : sang-froid

12 minutes de lecture

Monastère orbital de CoRoT 7b

Constellation de la Licorne, épaule d’Orion, République de l’Holos


La bibliothèque est vide à cette heure-là. Markys est à l’office. J’ai tout loisir de fouiller, dans les limites autorisées par mon accréditation, bien sûr.

Je me glisse sur le fauteuil en face du moniteur. Lorsque l’IA apparaît, je formule ma requête.

— Gerald Zrivian. Archives.

— Accès refusé.

Bien. On va tenter autre chose.

— Fièvres pourpres, effets délétères.

Cette fois, une liste interminable de documents s’affichent sur le moniteur. Je les fais défiler, jusqu’à ce que mon attention soit attirée par un intitulé.

Semi-ældien en rut, premières ponctions.

Un document que les censeurs du SVGARD ont apparemment oublié… probablement parce que le nom de Gerald n’y apparaissait pas.

Fébrile, je le sélectionne. Il s’agit d’un holofilm, assez vieux.

J’ai un choc en voyant Gerald. Il a l’air beaucoup plus jeune – non pas physiquement -, mais dans son expression. Celle d’un tout jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, qui jette des coups d’œil inquiets autour de lui. À un moment troublant, son œil émeraude attrape la caméra. J’ai l’impression qu’il me fixe à travers le temps. Une goutte de sueur glacée me descend le long de la colonne. Et s’il percevait ce que je suis en train de faire…

Impossible. Gerald est semi-ældien, pas omniscient.

J’observe ce jeune à la beauté diaphane s’allonger dans un module médical, d’un modèle antérieur à celui que j’ai vu à l’infirmerie. Il porte un uniforme verdâtre, un genre de blouse de sujet d’expérience. Un homme en combinaison stérile lui plante une aiguille dans le bras. Gerald tourne la tête dans l’autre sens. L’homme disparait du champ.

Un autre apparaît plus tard. Il ne porte pas de combinaison ni de masque.

— Tu veux un verre d’eau ? demande-t-il.

Gerald secoue la tête, se retourne d’un air morne. Puis, soudain, il se redresse dans la capsule. La vision est très étrange.

— Approche, ordonne-t-il d’une voix grave et hypnotique, qui tranche radicalement avec l’attitude qu’il montrait juste une seconde avant.

Sa voix transcende l’espace et le temps. Les poils de mes avant-bras se hérissent, et les battements de mon cœur s’accélèrent.

L’homme obéit d’un pas raide, comme s’il le faisait contre son gré. Même sur ce film de surveillance, on devine que quelque chose ne va pas. Gerald est différent : on dirait qu’il est en train de manifester une autre personnalité. Ses yeux brillent d’un éclat surnaturel, et sa longue chevelure – plus courte qu’aujourd’hui – parait ébouriffée.

— Viens à moi, l’entends-je murmurer d’une voix rauque, hantée.

L’homme glapit lorsque Gerald le saisit. J’ai le temps d’apercevoir deux crocs luisant, alors qu’il ouvre la mâchoire pour le mordre. Il les plante dans la jugulaire de sa victime, tout en le maintenant étroitement contre lui. On dirait qu’il est en train de l’étouffer, ou de se livrer à une embrassade vorace et passionnée. Ce spectacle horrible a quelque chose d’hypnotique, de fascinant. À l’abri derrière mon moniteur, plusieurs siècles après cette scène, je ne peux empêcher la terreur de me gagner. J’ignorai que ça ressemblait à ça, de subir l’étreinte mortelle d’un ældien.

L’homme est pris de tremblements frénétiques. Mais il gémit, et je discerne sans peine la tâche qui grandit à son entrejambe. Gerald est en train de le saigner à blanc. Je l’entends gronder de satisfaction, ronronner ou même chantonner, je ne sais pas trop. Soudain, l’alarme résonne, et trois hommes en combinaison accourent dans le champ. Ils se jettent sur Gerald, qui lâche sa proie pour les menacer, tous crocs dehors. L’un des intervenants le pique dans le cou. Il s’écroule d’un coup, comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.

— L’imbécile, entends-je murmurer un infirmier alors qu’on évacue leur camarade. Je lui avais bien dire de toujours entrer avec sa combinaison ! Il sous-estime le danger avec cet hybride. Le rut le rend fou…Tant qu’il n’est pas endormi, c’est dangereux.

Écran noir. Le document est terminé.

J’éteint le moniteur. Pas la peine d’en regarder plus. J’ai déjà ma réponse.

« Le rut le rend fou. »


*


Encore une fois, Zrivian me fait attendre. Je ne le vois pas à l’office, ni au mess. Après avoir vu ce film d’archives, j’ai dans l’idée qu’il a du mal à contrôler son état, et que c’est la raison pour laquelle il ne se montre pas.

Alors que je termine mon repas, seule et en silence, j’aperçois Yolen à l’autre bout de la salle. Elle parle à une unité d’intervention en armes qui patiente dans le couloir. Je leur jette un regard morne, machinal. Que fait une unité d’intervention ici ?

Puis je croise le regard de Yolen. Elle me pointe du doigt. Je fais comme si je n’avais rien vu. Je débarrasse mon plateau et le pose sur le tapis roulant, qui doit l’emmener aux cuisines.

Essaie d’avoir l’air naturelle.

Je suis le trajet du plateau jusqu’à la petite trappe. C’est la seule sortie, hormis celle qui se trouve tout au bout de la salle, gardée par Yolen et l’unité d’intervention. D’un seul mouvement, je me hisse sur le tapis, me regroupe en boule, tête et genoux rentrés, et me laisse happer, moi aussi, par la trappe.

Je débouche dans un monde de vacarme assourdissant, de robots ménagers et de jets ionisants. Aucune de ces machines ne fait attention à moi. Je traverse la cuisine discrètement, comme un petit animal, me faufile entre les syntoniseurs et les chariots où s’empile les matières premières en cube. Je débouche dans une nouvelle salle, plus proche d’un hangar, où évoluent des robots plus gros. J’avise un escalier de service. Parfait. Hors de question de prendre l’ascenseur.

Le bracelet du pod de terminal externe sur mon bras se met à clignoter. Je l’allume. C’est un message de Zrivian.

Ils ont tout découvert. L’infirmerie a vendu la mèche. Descendez au niveau 4. Ne prenez pas les ascenseurs.

Gerald. Est-ce que je peux encore lui faire confiance ? Il veut que je garde les embryons. Il a accepté de me faire sortir du monastère, mais était-il sincère ? Le SVGARD, lui, me fera sûrement avorter. Peut-être mieux vaut-il arrêter de fuir et rester là…

Je me fige. Non. Tu sais ce qu’ils feront à tes embryons. Ils s’en serviront de matière première, de chair à canon, comme ils l’ont fait avec Zrivian.

Mais pourquoi ce dernier trahirait l’ordre à qui il doit tant ? À l’écouter, le SVGARD et son dogme représentent sa raison de vivre.

Arrête de réfléchir. Agis. Tu n’as plus de temps à perdre.

Je m’engage dans l’escalier. Vers le niveau – 4.


*


Je débouche du dernier escalier lorsque je les entends. Les étages se sont succédés, dans une litanie interminable : 30, 29, 28, 27, 26, 25, 24, 23, 22, 21, 20, 19, 18, 17, 16, 15, 14, 13, 12, 11, 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, 0, - 1, -2, -3… et – 4. Il a fallu que je touche au but pour qu’ils me retrouvent enfin.

Je les vois déboucher le long d’un couloir.

— Ne bougez plus ! Vous êtes en état d’arrestation.

Une unité d’élite en combinaison hazmat.

— A genoux ! Les mains derrière la tête.

J’obéis, à défaut de mieux. Trois collisionneurs sont braqués sur moi. Derrière, je vois une des blouses blanches de l’unité scientifique. L’un de ceux qui ponctionnent Gerald tous les trois mois. Il sort une seringue.

— Je m’en occupe.

C’est alors que des pas martiaux résonnent sur la grille du pont. Je connais ce son… Je relève l’œil discrètement, pour voir les bottes de Gerald passer devant moi. Les hommes de l’unité d’intervention se mettent au garde à vous, mais pas le scientifique.

— Beau travail, les félicite Zrivian en s’arrêtant juste devant moi. Vous pouvez repartir, maintenant. Je prends la relève.

Mais le scientifique n’a pas l’air d’accord.

— C’est à moi de superviser ça, Zrivian, pas à vous. D’ailleurs, vous devriez encore être au bloc. On vous a laissé sortir trop tôt.

— Vraiment ? rétorque Gerald d’une voix glaciale.

Je tourne la tête pour mieux regarder. C’est le moment où l’un des trouffions hurle :

— Pas un geste ! Restez dans la même position. Au sol, j’ai dit !

À qui dit-il ça ? À Zrivian, ou à moi ? Le reste se passe à la vitesse de l’éclair. Un souffle d’air, des bruits de chute. Lorsque j’ose enfin regarder, il n’y a plus un homme debout, si ce n’est le scientifique.

— Zrivian… vous…

Un craquement désagréable met fin à ses récriminations. L’homme s’écroule sur le pont, la nuque brisée.

Zrivian me relève.

— Allez, souffle-t-il. On n’a plus de temps à perdre !

Je le fixe, éberluée. Puis je le suis sans hésiter, alors qu’il part au pas de course dans les couloirs, vers les docks.


*


— J’ai fait préparer ce croiseur pour te raccompagner à la station, m’explique Gerald en pianotant sur le sas menant à son vaisseau. Je m’apprêtais à venir te chercher quand j’ai reçu l’alerte. Heureusement, l’ordre de cantonnement n’avait pas encore été émis par Raleigh. Sinon, je n’aurais rien pu faire.

— Raleigh ?

— Le scientifique que j’ai tué. C’est lui qui dirige le programme de reproduction ældienne.

— Le programme de reproduction ældienne… murmurai-je, horrifié.

— Ils essaient de créer des clones en labo pour alimenter le CERG… sans grand succès, grimace Gerald. C’était un con et un boucher : je cherchais le premier prétexte pour l’éliminer. Tu me l’as donné, merci.

— De rien, parviens-je à lâcher, incrédule.

Comment Zrivian a-t-il pu retourner sa veste aussi vite ?

Je lui jette un œil discrètement. Gerald avait sûrement d’excellentes raisons de détester Raleigh. Des raisons personnelles.

Il referme l’un des containers qu’il venait d’ouvrir, et me tend la combinaison de vol qu’il vient d’en sortir.

— Enfile ça. Je lance la procédure de désamarrage. On sera dans l’espace profond dans moins de cinq minutes.

Lui, il est déjà en combi. Il se jette sur le siège et enclenche la procédure, les doigts volant à toute vitesse sur le moniteur. Je devine tout de suite que c’est le genre de type plus à l’aise dans l’espace que sur la terre ferme. Il est différent, moins raide.

— On décolle ! me lance-t-il.

Le bouclier sur la baie s’écarte, laissant apparaître le vide grouillant des docks. Des tours et des lumières à perte de vue, avec l’espace en arrière-fond. J’ai à peine le temps de zipper ma combi et de rejoindre Gerald au poste de pilotage. Il me jette un regard bref.

— Tu sais piloter ces trucs-là ?

Je hoche la tête.

— J’ai fait 136 heures de vol en simulateur pendant ma formation. C’était obligatoire. Mais j’en ai jamais piloté en vrai.

— Parfait. Tu vas prendre les commandes un moment.

— Mais…

Gerald s’est levé. Il est déjà derrière, en train de décrocher une bonbonne de gaz ignifugé et une hache de secours.

— On nous refuse le désamarrage. Va falloir le faire manuellement. Pendant que je m’en occupe, tu te tiens prête à mettre les gaz. À mon signal.

Il me fait un clin d’œil et disparait dans le sas, sans même attendre mon approbation. Pour lui, ce n’est qu’un problème de plus, infime. Le sang-froid de ce type…

Peut-être qu’il se fout de tout, finalement. Qu’il a vécu trop longtemps.

Une série de bruits sourds ne tarde pas à résonner dans l’habitacle. Gerald est en train de défoncer le connecteur avec ses armes improvisées. Une serrure géante de plusieurs tonnes pensée pour supporter des charges autrement plus importantes qu’un coup de hache et d’extincteur… D’ailleurs, le bruit finit par s’arrêter. J’attends l’ordre de Gerald, en vain. Il n’a pas réussi. Et sur la baie, j’aperçois une autre unité d’intervention sur le pont voisin. Ils nous ont repérés.

Soudain, une déflagration assourdissante. Je reconnais ce son, même si je n’ai jamais entendu : il s’agit d’un émetteur gravitationnel CERG, l’arme la plus puissante de la galaxie. Il est formellement interdit de s’en servir à bord d’un vaisseau, ou d’une station, car son rayon, même miniaturisé, perce tout obstacle sur des centaines, voire des milliers de kilomètres. Mais Gerald, lui, n’a pas hésité une seconde à s’en servir, mettant ainsi en péril le monastère qui abrite ses frères… Je sais que c’est lui, car soudain, la manette de pilotage est plus légère entre mes doigts. Le vaisseau est libéré.

— Vas-y ! me lance Gerald.

J’obéis sans discuter. Gerald revient, se glisse dans son fauteuil.

— Contourne cette tour, m’instruit-il en attachant ses cheveux, un élastique entre les dents. Ils ont lancé la procédure de fermeture du dock, mais le temps que la porte se ferme, on a le temps. Vas-y doucement, sans affolement.

Ma main tremble. Les doigts de Gerald se referment sur les miens, dirigent la manœuvre. Sentir cette chaleur sur ma peau me liquéfie les entrailles.

— Je vais avoir du mal à faire passer ça pour une mission d’importance stratégique, murmure-t-il, ses yeux verts focalisés sur la sortie.

Je regarde sa chevelure blanche emmêlée, mal attachée. Visiblement, pour lui aussi, il y a eu du sport.

— Tu as utilisé un émetteur gravitationnel pour nous désamarrer…

— J’avais bien calculé mon angle de tir. L’anti-matière s’est dispersée dans l’espace, par la porte des docks.

— Mais s’il y avait eu un vaisseau derrière, qui s’apprêtait à entrer ?

Gerald tapote son crâne du bout de son index.

— J’avais pris ce paramètre en compte aussi, sourit-il. Tu sais que je reçois ce genre d’infos en temps réel, non ?

— Je comprends toujours pas pourquoi tu fais ça…

— Moi non plus, avoue-t-il. Mais je ne pouvais pas les laisser se servir de toi comme cobaye de laboratoire. Pas après ce que tu m’as dit… C’est vrai que leur morale est à géométrie variable.

Son ton est devenu plus sombre. Mais je le trouve plus sincère, plus vrai, que tout ce que j’ai entendu jusque-là.

Je ne sais pas si je vais mettre ces petits au monde. Ni même si je ne vais pas succomber à la tentation biblique qu’incarne cet homme. Mais j’ai une certitude : c’est le seul à pouvoir m’aider à retrouver ma sœur.

Ça y est. Nous sommes dehors. Derrière nous, la bouche géante du monastère se referme. Il va falloir qu’ils demandent sa réouverture pour pouvoir nous poursuivre.

— Ils ne le feront pas, prophétise Gerald. J’ai envoyé un message au Supérieur de l’Ordre directement, en lui disant que Friedmath avait déconné. Je lui ai sauvé la vie il y a longtemps, et il a une dette envers moi. Surtout, je suis l’un des rares à qui il fasse confiance. On est hors de leur portée, maintenant.

Je devrais me sentir soulagée. Mais dehors, il y a d’autres dangers. Notamment, dans la suite des évènements.

Gerald décroche sa ceinture. Il ouvre un nouveau container et sort deux rations protéinées. Il m’en tend une, et commence à boire la sienne, les yeux braqués sur le vide étoilé de l’espace.

— Où on va ? lui demandé-je. Tu as un plan ?

— Il nous faut un portail. Le plus près d’ici se trouve sur New Arkonna… mais il nous en faut un plus discret, sur une colonie peu visitée. On va devoir entrer de nouvelles coordonnées… Celle que tu as récupérées chez Markys. Laisse-moi te dire que ça n’a jamais été fait, pas de mémoire d’homme, en tout cas.

Je frissonne. Le système des portails – surnommés « la luge » - permettant de voyager d’un bout de la galaxie à l’autre sans gaspiller de précieuses ressources en temps et en énergie date d’avant la guerre de Fondation. Il était déjà là, en service, lorsque les humains ont accédé à l’espace.

— Tu sais comment le faire marcher ?

— Non, m’avoue Gerald. Enfin, j’ai une théorie personnelle…

— Une théorie personnelle ?

— Pour entrer de nouvelles coordonnées. C’est un pirate hérétique qu’on a arrêté qui m’a donné une première piste lors d’un interrogatoire.

— Ceux qui invoquent le chaos sur le Réseau avec les zones rouges ?

Gerald hocha la tête.

— Ils construisent des portails illégaux. On va aller voir un de ces pirates… Puis on l’emmènera dans l’endroit que j’ai repéré.

— Qui est ?

— Le satellite d’Altaïs. Là.

Gerald pointe une tête d’épingle sur la carte, qu’il vient de zoomer. Un coin de l’univers encore plus paumé que l’était New Eden, ou le système de Tanibris.

— C’est hyper loin…

— Pas si on emprunte le portail d’Arkonna. Et de toute façon, il faudra rendre visite à Luvine avant ça.

Je hausse un sourcil.

— Luvine ?

— L’hérétique dont je viens te parler. Il n’y a qu’elle qui peut nous aider à entrer ces coordonnées.

— Elle ?

— C’est une elle.

— Et où se trouve-t-elle ?

Gerald me jette un regard de côté. Il a un petit sourire narquois plutôt inquiétant.

— Elle purge actuellement sa peine au pénitencier républicain d’Astantor.

Astantor… un frisson désagréable me descend l’échine. L’endroit où sont réunis les pires criminels de la galaxie.

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