CHAPITRE LXXXIX
Lundi, j'ai repris le chemin de l'école pour la dernière semaine avant les vacances de Noël. D'habitude, j'adore cette période ; certes tout le monde est fatigué et on attend tous les vacances avec une impatience difficilement contenue mais il y a une forme d'insouciance, de légèreté qui flotte dans l'atmosphère, en tous les cas, c'est ce que je ressens. Cette année, j'observe cette atmosphère à l'école, les conversations qui tournent autour des cadeaux espérés ou à faire, du programme des vacances, du séjour au ski pour les plus chanceux et moi j'ai l'impression de ne plus faire partie du même monde, d'être tout seul à éprouver une peine au quotidien, à lutter pour ne pas me faire emporter par mes peurs et c'est très difficile à vivre d'autant plus que je n'ai pas la force de feindre, aussi le contraste entre la gaieté, la joie de mes camarades et mon atonie ainsi que ma tristesse sont visibles de tous. Léa, comme tous mes amis, essaye de me remonter le moral, de me parler d'autre chose mais j'ai du mal à répondre à leurs sollicitations.
Lundi matin, en français, madame Ravier était en train de nous parler de style et traitait notamment de pléonasme, de redondance qu'elle se plaignait de trouver trop souvent dans nos écrits ; bref, un cours sérieux et tout le monde s'accrochait pour suivre mais sans très grande conviction d'après ce que je pouvais observer autour de moi.
Un bruit a soudain attiré mon attention ; quelqu'un venait de frapper à la porte.
-"Oui, entrez !" répond madame Ravier.
-"Bonjour, c'est bien la seconde B ?
-"Oui, tout à fait.
-"Heu, j'ai un message pour Diego Brisset, il est là ?"
Je crois que mon cœur a raté un battement et j'ai senti un froid glacial s'abattre sur moi. Un grand silence s'est fait, extrêmement pesant et tout le monde s'est tourné vers moi. Je n'ai pas eu l'idée, le réflexe de lever la main pour signaler ma présence mais le surveillant n'a eu qu'à suivre le regard de mes camarades pour me trouver. C'était le même surveillant qui était venu en cours d'allemand lors de l'accident de Stéphane, il y a une semaine, et il a dû lire l'angoisse sur mon visage car il s'est écrié.
-"Ah non, non, il n'y a rien de grave ! C'est juste que l'assistante sociale souhaite te voir et il faudrait que tu prennes rendez-vous."
J'ai fermé les yeux et j'ai senti ma respiration repartir en même temps que je m'affaissais sur ma table alors qu'un murmure s'élevait dans la classe.
-"Diego, ça va ?" s'exclame madame Ravier.
-"Oui maintenant ça va..." réponds-je en relevant la tête.
Le jeune surveillant était décomposé ; il avait certainement réalisé ce que je venais de vivre et s'est précipité vers moi en s'excusant.
-"Je suis désolé Diego, je ne voulais pas... je suis désolé..."
Il m'a tendu un papier en essayant de sourire et est reparti très vite en bredouillant de nouvelles excuses. J'ai ouvert la feuille et c'était effectivement un mot de l'assistante sociale du lycée qui me demandait de prendre rendez-vous au plus vite avec elle et qui précisait ses heures de permanence. J'ai soupiré, j'ai relevé la tête et je me suis aperçu que tout le monde avait encore les yeux braqués sur moi.
-"Ca va Diego ? Tu veux peut-être sortir quelques minutes pour t'aérer ?
-"Non, ça va aller, merci."
J'ai perçu beaucoup de bienveillance, de soutien, de compassion dans les messages silencieux que m'envoyaient les yeux de mes camarades et dans les paroles de madame Ravier et j'ai tenté d'esquisser un petit sourire pour leur signifier que je les en remerciais.
...
Après les cours, je suis allé à la piscine avec Thibaud et j'ai prévu d'aller après directement au CHU qui n'est qu'à quelques centaines de mètres de là seulement. Ensuite Sébastien m'y rejoindra ou je rentrerai tout seul en fonction de l'heure à laquelle il réussira à se libérer.
Madame Winogravski nous a emmené jusqu'à la Gloriette en voiture ; j'avais un peu peur qu'elle ne revienne sur le petit incident de samedi avec la phrase malheureuse d'Hugo mais elle n'a pas abordé le sujet et cela m'a soulagé. Thibaud a lancé la conversation sur les échecs pour meubler un peu ce que j'ai trouvé fort approprié car je trouvais que le silence était pesant dans la voiture. J'ai remarqué ça avec presque tout le monde ; les gens ne savent pas quoi faire quand ils sont avec moi et surtout pas quoi dire. Ils ne veulent pas être indiscrets ou me faire de la peine en me demandant des nouvelles de Stéphane et moi qui suis d'un naturel assez réservé, j'ai du mal à spontanément lancer un sujet de conversation. Il n'y a qu'avec Thibaud et Léa que je suis complètement à l'aise car même avec Boris j'ai senti cette gêne mutuelle et cela m'a désolé.
Le lundi, on passe moins de temps ensemble Thibaud et moi, car je viens en même temps que lui donc il s'entraîne et moi de mon côté, je fais les exercices qu'il a imaginés pour moi. C'est moins ludique mais cette séance m'a fait un bien fou. Nager, faire des longueurs m'a permis de me vider la tête et quand Thibaud est venu me rejoindre, j'étais fatigué mais détendu.
-"Dis donc, j'ai l'impression que tu as fait plus de longueurs que moi aujourd'hui !
-"Oh non, je ne crois pas mais c'est vrai que j'avais besoin de me défouler."
Bien sûr, Thibaud en connaissait pertinemment les raisons mais il a choisi de ne pas relever l'allusion et a poursuivi.
-"Aujourd'hui, j'avais envie qu'on travaille la brasse pour changer un peu ; tiens, je t'ai apporté ma deuxième paire de lunettes comme ça tu n'auras pas les yeux explosés.
-"Ah super, merci !
-"Mais à ton service !" répond-il avec un large sourire.
Il m'a demandé de nager une longueur en brasse pour voir comment je me débrouillais et ensuite il m'a donné des conseils.
-"Il faut que tu remontes davantage le torse quand tu inspires et ensuite tu dois amener tes bras le plus loin possible devant toi en te servant de tes jambes et après tu te laisses glisser..."
Une demi-heure plus tard, j'étais cuit ! On s'est arrêté de nager et en buvant un chocolat, on a regardé les nageurs. Thibaud m'a parlé de leur technique en me désignant ceux qui se débrouillaient bien et puis les erreurs que commettaient les autres. Le temps est passé vite comme toujours quand je suis avec lui et j'ai sursauté quand j'ai vu l'heure.
-"Il faut que j'y aille, je vais passer voir Stéphane !"
...
A l'accueil, après que je me fus identifié on m'a demandé mon âge et je me suis rappelé que souvent les enfants de moins de quinze ans ne peuvent pas entrer dans la chambre des malades alors j'ai menti en disant que j'étais en seconde et que j'avais quinze ans.
La chambre était dans le noir et sentait l'hôpital, ça m'a fait un peu peur quand je suis rentré. J'ai eu l'impression qu'elle était vide mais les deux lits étaient bien occupés. Je suis rentré en parlant tout haut comme pour chasser cette atmosphère emplie de silence et de tristesse.
Stéphane reposait sur le dos, comme hier quand nous sommes venus le voir avec Sébastien et Sophie. Toujours aussi impassible, toujours autant hors d'atteinte ...
-"Bonjour Stéphane, c'est Didi !"
J'ai attendu presque inconsciemment une réponse et puis je me suis approché de lui et je l'ai embrassé sur les joues. Je l'ai regardé un moment sans rien dire en lui caressant le visage et les bras. Il avait l'air apaisé, trop, bien sûr...
Puis j'ai sorti mon téléphone, l'ai mis sur haut parleur et j'ai lancé la playliste que j'avais préparée hier après midi. La musique a fait irruption dans la pièce et j'en ai presque sursauté.
-"Ce sont les Stones, je sais que tu les adores ! Et j'espère que ton voisin aimera lui aussi."
Et puis, j'ai commencé à lui raconter ma journée ...
...
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