THIBAUD
Mercredi 6 février suite
-"Thibaud ! Thibaud, qu'est-ce que tu fais ? Tu vas être en retard à la natation !"
Thibaud sursaute en entendant sa mère l'appeler. Il regarde l'heure et laisse échapper un juron.
-"Merde, 13 h 43 !"
Il aurait dû être parti depuis presque un quart d'heure. Son entraînement commence à 14 heures et il ne sera jamais à l'heure !
Il regarde le long message qu'il vient de finir d'écrire, il a mis trois quart d'heure à le rédiger. Il a écrit fiévreusement, s'est interrogé plein de doute, a supprimé insatisfait, a corrigé en hésitant, a modifié encore une fois, dans un processus sans fin.
Il aimerait pouvoir exprimer tout ce qu'il ressent, son bonheur de connaître Diego, sa joie de le voir tous les jours, le plaisir presque charnel qu'il éprouve à le frôler dans l'eau, la quasi-extase qui le saisit quand il le touche et la terreur qu'il puisse le perdre...
C'est le plus long sms qu'il ait jamais écrit et le plus important aussi. Il hésite une nouvelle fois se demandant s'il ne fait pas une terrible erreur.
-"Thibaud, tu m'entends ?
-"Oui, oui, Maman, je descends !"
Le cœur battant, il appuie sur la touche Envoi et le téléphone émet le petit son indiquant que le message est parti.
Il se saisit de son sac de piscine et descend l'escalier à toute vitesse. Il tente désespérément de plaisanter mais quand il prononce dans sa tête la citation attribuée à César, il se sent aussi désespéré que le futur maître de Rome lorsque celui-ci franchit le Rubicon.
'Alea jacta est !'
...
Dans le tram, pendant tout le trajet, il a guetté le signal indiquant qu'il avait reçu un message. Espéré et redouté en même temps mais il n'a rien entendu. Sur le trajet entre l'arrêt de tram et la piscine, il a sorti le téléphone de sa poche, craignant de ne pas entendre le signal mais là encore en vain.
'Arrête d'y penser !'
Il a essayé, vraiment essayé, de toutes ses forces, d'oublier un instant mais la seule chose de la séance dont il se souvienne, c'est de la grande horloge du hall sur laquelle son regard est revenu sans arrêt. Dix fois, vingt fois, il est venu lire l'heure avec chaque fois l'impression que le temps était englué et s'écoulait au ralenti.
A quatre heures, il a filé sans presque dire un mot à ses coéquipiers et Nicolas qui se demandait ce qui se passait l'a interpellé devant la porte du vestiaire.
-"Diego, n'est pas là aujourd'hui ?
-"Heu non... heu excuse faut que je regarde quelque chose..."
Il s'est précipité jusqu'à son sac et en tremblant a pris son téléphone.
'Pas de message ! C'est pas possible, c'est pas possible !'
Il s'est lourdement assis sur le banc, le visage crayeux.
-"Hé Thib', ça va ?
-"Oui, oui... enfin, non..."
Nicolas a vu les yeux de Thibaud se remplir de larmes et il est allé fermer la porte.
-"Qu'est-ce qu'il se passe, c'est Diego ? Vous vous êtes encore fâchés ?
-"Non ! Enfin... heu c'est compliqué Nico, je peux pas t'expliquer..."
Nicolas n'a rien demandé de plus, respectant le souhait de Thibaud et a contemplé le garçon qui retenait ses larmes à grand peine.
-"OK Thib', pas de problème mais je suis là si tu as besoin de moi, d'accord ?
-"Oui, d'accord. Merci Nico !"
Thibaud s'est changé rapidement et a disparu aussi vite. Il n'avait qu'une hâte, c'est d'être dans sa chambre pour pouvoir laisser éclater son désespoir...
Dès qu'il est parti, Nicolas a pris son téléphone et a composé le numéro de Diego.
'Merde, répondeur !'
-"Salut Diego, c'est Nicolas du Cercle, heu... ça ne me regarde pas, je sais, mais je voulais te dire que Thibaud était presque en larmes dans le vestiaire, je crois qu'il attendait un message de toi... heu rappelle-le s'il te plaît, il était complètement effondré... je compte sur toi, merci !"
...
Il n'est pas 16 heures quand Thibaud arrive chez lui. Il monte directement dans sa chambre et s'effondre sur son lit en laissant sortir toutes les larmes qu'il contient depuis le début d'après-midi.
'Il ne m'aime pas, c'est foutu ! Il ne m'aime pas !'
Quand il n'eut plus de larmes à verser, il tenta de réfléchir et une pensée glaçante lui perfora le cerveau.
'Il ne veut plus me parler ! Oh non, pas ça !'
Sous le coup du désespoir il prend son téléphone et fébrilement envoie un deuxième message à Diego.
Diego, je suis désolé, je n'aurais pas dû te dire ça. Dis-moi que tu veux bien qu'on reste amis. S'il te plaît, j'ai besoin de toi. S'il te plaît !
A nouveau, une terrible attente commence et au fur à mesure que les minutes passent, Thibaud se décompose. De nouvelles larmes coulent le long de ses joues. Il est calme maintenant, presque complètement résigné.
Il va sur internet et cherche sur Youtube une version particulière de cette chanson de Michel Berger qu'il écoute depuis trois mois en rêvant, mais cette fois, le casque sur les oreilles, les paroles qu'il a imaginées et qu'il chante dans sa tête résonnent douloureusement...
Michel Berger - Diego,libre dans sa tête - YouTube
https://www.youtube.com/watch?v=x0jRvTkWEXw
Derrière des barreaux parce qu'homo sans que rien je n'y puisse.
Dehors les gens rient, se moquent de moi, m'injurient et me salissent.
Quel est ce garçon qui a ravi mon cœur et redonné envie de vivre
Diego, libre dans sa tête, libre de tout son être, s'endort peut-être.
Quand la guitare se fait entendre en contrepoint du piano, hésitante et presque maladroite, il s'identifie à l'instrument et la musique lui déchire le cœur...
Et moi qui tremble ma vie, qui crains et balbutie, je suis fou de lui.
Diego, libre dans sa tête, derrière sa fenêtre, pense à moi peut-être...
...
Hugo a prévenu sa mère que Thibaud pleurait à cause de Diego et qu'il ne voulait pas descendre. Alexis prenait son goûter dans la cuisine. Quand il est remonté il n'a pas osé frapper à la porte de son frère mais il a pris son téléphone et a envoyé un message à Diego.
Salut Diego, je ne sais pas ce qu'il se passe mais Thibaud est complètement effondré dans sa chambre. S'il te plaît, appelle-le ! Alexis
Madame Winogravski n'a rien dit mais intérieurement elle a accusé le coup. Elle n'est pas surprise par ce qu'Hugo vient de lui rapporter, elle le redoutait.
'Tomber amoureux d'un garçon hétéro, c'est ce qui pouvait lui arriver de pire !'
Elle imagine que son fils a osé déclarer ses sentiments à Diego et que celui-ci a mal réagi. Elle soupire en espérant que Thibaud arrive à surmonter son chagrin.
'Pauvre Thibaud, ce n'est pas facile pour lui !'
Ce qu'elle craint, c'est qu'il replonge dans l'état quasi-dépressif dans il lequel il végétait depuis la fin de son année de cinquième au collège.
'Jusqu'à ce qu'il rencontre Diego...'
Bien sûr, c'est différent cette fois, il n'a pas été harcelé par une bande d'imbéciles immatures et on ne peut pas blâmer Diego de ne pas partager les sentiments de Thibaud. S'il est hétéro, il faudra que Thibaud se fasse une raison. C'est quelque chose qui peut arriver à n'importe qui, gay ou hétéro, de se voir rejeter par la personne aimée mais Thibaud reste fragile et tous les progrès qu'il a fait depuis septembre, toute la confiance qu'il avait regagnée et la joie de vivre qu'il avait retrouvée risquent de disparaître...
'J'espère qu'ils resteront amis !'
Inquiète mais préférant ne pas bousculer son fils, elle décide, elle aussi, de contacter Diego pour essayer d'intercéder auprès de ce dernier afin qu'une relation amicale soit préservée.
'Il faut que je l'appelle ! Alexis doit avoir son numéro...'
...
La soirée de mercredi a été maussade chez les Winogravski. Thibaud a refusé de parler de son chagrin à sa mère et n'est descendu que pour faire une apparition au dîner. Il a à peine touché à son assiette, est resté muet et est reparti au plus vite s'isoler dans sa chambre.
Seul point positif, toute la famille, y compris Hugo et Alexis, est restée parler dans la cuisine à la fin du repas et ensemble ils ont essayé de comprendre ce qu'il se passait et de réfléchir à comment ils pourraient aider Thibaud.
Même Alexis semblait pleinement concerné et il a expliqué à ses parents qu'il avait déjà envoyé un message à Diego.
-"C'est pas normal, Diego n'est pas comme ça, il ne ferait jamais de mal à Thibaud !
-"Oui mais s'il est hétéro..." répond son père.
-"Même, ça ne change rien, il sait que Thibaud l'aime, il le sait, j'en suis sûr !" reprend Alexis avec véhémence.
-"Mais alors...
-"Pour l'instant on ne peut rien faire. Thibaud est encore sous le choc, la blessure est trop à vif, laissons-lui un peu de temps et demain, tu lui parleras Sonia. Et on essaiera de contacter Diego ; c'est un bon garçon, je suis sûr qu'il acceptera de nous aider..." reprend monsieur Winogravski.
-"Oh oui, j'en suis sûr !"
C'est sur cette note un peu plus optimiste que les garçons sont remontés. Alexis a regardé un moment les cartons entassés dans le couloir et sa future nouvelle chambre en travaux.
'Oui, Diego, c'est quelqu'un de bien et je suis sûr qu'il tient à Thibaud ! Il y a sûrement une autre explication...'
...
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