Fanon
Dès que le printemps fut assuré, les villageois menèrent Fanon de bon matin à la sortie du village. Ils la mirent sur la route et lui souhaitèrent bonne chance en refermant la palissade.
Fanon, un baluchon au bout d’un bâton regarda le village, ses pieds, la route. Un papillon rouge et noir attira son attention vers la droite. Il survola la prairie et Fanon le suivit. Ils avancèrent de concert vers la lisière des arbres. Fanon le perdit de vue lorsqu’il entra dans la forêt. Un instant, la voix de sa grand-mère lui enjoignant de ne pas s’approcher de la Vieille Forêt l’arrêta.
Une brise parfumée de sous-bois lui caressa les narines. Humant avec plaisir, elle franchit l’ombre des bouleaux, gardiens blancs des lisières de forêts. Des pervenches l’attendaient. Elle posa son baluchon pour commencer un bouquet. Puis entendit un bruit d’eau et s’éloigna car elle avait finalement soif. Elle trouva la source du bruit cristallin, but un peu, s’adossa à un arbre et s’endormit.
Réveillée par une tâche de soleil qui jouait avec insistance sur son visage, elle se releva et avança au gré des insectes, oiseaux ou fleurs dont elle suivait le bruissement, la musique, la beauté. Elle s’enfonça profondément dans l’immense contrée des arbres : la Vieille Forêt. Un endroit que les villageois évitaient, allant chercher du bois loin à l’Est plutôt que juste à proximité de chez eux. Un lieu inhospitalier dans lequel Fanon errait sans aucune inquiétude.
L’après-midi était bien avancé et Fanon fatiguée quand elle s’aperçut que les alentours étaient silencieux. Elle entra dans une immense clairière : le soleil peinait à atteindre le sol à travers la sombre ramure défeuillée d’un hêtre immense. Cet arbre l’impressionna. Ces branches maitresses étaient plus épaisses que certains troncs au bord de la clairière. Etonnamment concentrée, elle s’approcha. Malgré le sol percé de racines noueuses, elle avança sans faux pas jusqu’à toucher l’écorce rugueuse. Elle fit lentement le tour du plus grand arbre qu’elle ait jamais vu. Lors du dernier tiers de cercle, elle toucha une blessure. Retirant sa main, elle vit une marque ancienne, rectiligne et profonde. Un bourrelet s’était formé autour tentant de refermer l’écorce. Un pas de plus et elle portait la main à la bouche : Ici, l’écorce était couverte de boursoufflures chaotiques. Ce hêtre immense avait eu une vie mouvementée. N’ayant rien mangé depuis le matin, ayant oublié son baluchon qui contenait de maigres provisions, Fanon choisit de rêver. Elle s’allongea contre une racine plus épaisse que sa cuisse et s’endormit.
L’Arnuir exultait : il prendrait sa vie en échange de ses souffrances. Puisant dans ses réserves, il déterra une longue racine serpentine et l’envoya s’enrouler autour de la frêle poitrine de l’odieuse bipède qui avait osé l’approcher et toucher ses meurtrissures comme s’il n’avait pas suffi que les siens les lui infligent.
Une trille musicale éveilla Fanon. Elle sentit que quelque chose enserrait sa poitrine et rendait difficile sa respiration. Habituée à se rendre toute petite, elle respira moins fort et resta à regarder les nuages à travers les branches noires. Ses yeux erraient de droite à gauche. S’attardant sur une forme particulière ‘oh un lapin’ puis sur le bout d’une branche en forme de tirebouchon ‘Oh c’est rigolo’, jamais son esprit ne s’attardait, virevoltant d’un détail à un autre.
Connectée à la nature via le serpentin qui l’enserrait de plus en plus, son esprit était perceptible aux habitants de la forêt et ils la reconnurent pour ce qu’elle était : un oiseau. Un oiseau enfermé dans un corps d’enfant, virevoltant d’une merveille à l’autre mais sans l’instinct de protection qui lui permettrait de s’évaporer au moindre bruit, une âme d’oiseau vive et joyeuse, vulnérable, rejetée par les bipèdes qui ne la reconnaissaient pas pour une des leurs.
La colère de l’Arnuir fondit. Elle n’était pas de ceux qui l’avaient blessé et laisser pour mort. Il desserra sa meurtrière étreinte. Elle était des leurs : un morceau de pure nature. Les oiseaux vinrent nombreux assister à l’évènement : d’abord les moineaux, puis les mésanges, les gobemouches gris, quelques grives, des geais…Il en arrivait de partout. Un instant, ils se turent. Fanon, un ‘oh !’ émerveillé sur les lèvres ne savait plus où poser ses yeux.
‘Gardons-là’, ‘Elle est nous’, ‘Nous partagerons avec elle’ pépièrent les ailés. ‘Nous lui ferons son nid, ici ‘.
L’Arnuir, les branches chargées de vies sentit sa sève battre sous l’épaisse écorce. Pour la première fois depuis deux siècles d’hommes, il étendit de fines racines vers le nœud de mycélium amoindri en bordure de clairière. Il se reconnecta à la Mère pour obtenir son accord et soutint la demande de ses à-nouveaux compagnons ailés et attendit la réponse. Ce qu’il obtint en retour ébouriffa toutes ses branches, secouant les oiseaux qui s’égaillèrent de mille battements d’ailes : ‘Ne la gardez pas. Faites la nôtre’. En même temps que ses mots-sens atteignaient l’âme de l’Arnuir, la connaissance circulait à travers le cerveau souterrain de la Vieille Forêt, d’arbres en mycéliums : il existait un moyen ancien, des connexions oubliées entre les bipèdes et le reste du règne vivant, entre les bipèdes et les végétaux.
L’Arnuir exécuta le rite plus que millénaire. Le serpentin s’étoffa en une myriade de vrilles souples qui se positionnèrent sous le dos de Fanon, et soudain forèrent à travers sa colonne vertébrale. Elle hurla jusqu’à ce que la douleur la fasse sombrer dans une clémente inconscience.
L’Arnuir poursuivit en silence. Lié aux nerfs de l’enfant, il y déversa une chimie unique : la sève de son arbre-cœur trouva une porte dans une cellule humaine et modifia une mitochondrie , vestige d’un autre temps où les hommes ne faisaient qu’un avec la nature. La mémoire atavique de la mitochondrie s’éveilla et se répandit en une trainée de mutations dans chaque cellule, muscles, os, viscères, neurones de Fanon. Toujours absente à elle-même, elle fut prise de soubresauts puis se recroquevilla en boule et se détendit brutalement avant de retomber inerte. Aucun souffle ne franchissait ses lèvres.
Fanon ouvrit des yeux neufs sur le monde. Elle était le monde. Elle était la première dryade depuis cinq mille ans.
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