CHAPITRE 1 Un étrange journal
New York, appartement de Lisa Augun, 18 juin 2019
Augustin doit y retourner. L’avenir de votre famille en dépend.
Lorsque son clone se volatilisa, Lisa resta interdite. Personne ne pouvait disparaître en un claquement de doigts. Les fantômes, les ovnis et autres histoires surnaturelles n’existaient pas. La science régissait sa vie depuis toujours. Pourtant, la scène à laquelle elle venait d’assister défiait toute logique.
Elle se massa les paupières, s’efforça d’analyser la situation. Une dizaine de minutes plus tôt, après un passage aux toilettes, une étrange lueur émanant du sac rangé sur l’étagère de l’entrée l’avait interpelée. Elle provenait du coffret en acajou, ou plutôt, du journal d’Éva Kaltenbrün. Un effet de son imagination, probablement. Tout s’expliquait de manière logique et rationnelle. La fatigue accumulée ces derniers temps et la crise cardiaque d’Augustin avaient eu raison de sa lucidité.
Lisa s’affala dans le canapé, examina le carnet. Neuf mois qu’elle gardait la sacoche chez elle, grâce à l’aide de son ami flic. Après un coup de fil au psychiatre de son frère, elle avait jugé préférable de ne pas lui rendre ses affaires pour éviter d’aggraver sa psychose. Depuis, la dépression d’Augustin ne cessait d’empirer. Lisa se sentait coupable, mais que pouvait-elle faire de plus ? Avec la naissance de sa fille et son déménagement à New York, le bouquin était tombé dans l’oubli. Son sentiment de culpabilité aussi.
Elle laissa échapper un long bâillement. La fatigue lui tombait dessus. Elle posa le journal sur le canapé et retourna se coucher.
*
* *
Le contact froid du sol sur sa joue réveilla Lisa. Elle se redressa, scruta la pénombre. Que faisait-elle, allongée au milieu des rails ? Elle tendit sa main, récupéra un papier froissé qui traînait par terre et y jeta un œil : un journal français datant du 17/08/1944.
Les bruits sourds qui s’élevèrent au loin interrompirent sa lecture. Les traverses furent secouées de violents tremblements. Lisa se releva en sursaut. Autour d’elle, d’imposantes silhouettes de hangars et de locomotives se dessinaient dans l’obscurité.
Elle zigzagua avec prudence entre les trains de marchandises jusqu’à rejoindre un entrepôt. Des hommes en uniforme se précipitèrent dans sa direction en hurlant. Pendant qu’elle se collait contre un mur en briques pour les éviter, ils la frôlèrent et poursuivirent leur course sans lui prêter la moindre attention.
Les rugissements d’une sirène retentirent. Lisa plaqua ses mains sur ses oreilles et leva la tête. Dans le ciel, une nuée d’avions se mélangea aux étoiles. Alors que des traits lumineux jaillissaient du sol et s’élevaient dans un bruit saccadé, la voûte céleste s’embrasa.
Paralysée par la peur, elle observa ce spectacle, les lèvres tremblotantes, le cœur battant à tout rompre. Des soldats crièrent des ordres en allemand avant de s’installer aux commandes d’une machine montée sur un camion. Des jets de flammes s’échappèrent par rafales de quatre canons, pointés vers le ciel. Les explosions, le feu, les éclats de voix, la fumée, les nuages de poussière la terrorisaient. Une véritable scène d’apocalypse se déroulait sous ses yeux.
Devant elle, une moto déboula à toute vitesse. Un homme sauta de la selle, balança son casque par terre, et frappa de toutes ses forces contre la grande porte de l’entrepôt. Après s’être acharné sur la poignée, il fit volte-face, s’éloigna à grandes enjambées et disparut dans l’angle du bâtiment.
Une mauvaise intuition qu’elle ne s’expliquait pas incita Lisa à le suivre. Plusieurs détonations la firent tressaillir. La boule au ventre, elle rattrapa le motard au bout de la ruelle. Il discutait avec une jeune femme blonde, coincée derrière une grille en fer forgé.
— Éva, reste avec moi ! Parle-moi ! Tu ne dois pas t’évanouir !
— Ça va aller. Je ne suis pas une chochotte.
— Tu viens de te prendre une balle ! Tu perds beaucoup trop de sang !
— Ce n’est pas si grave… Je…
Éva s’écroula. L’homme s’égosilla, secoua les barreaux comme un forcené avant de rebrousser chemin. Lorsqu’il passa devant Lisa, le rythme cardiaque de cette dernière s’accéléra. Elle reconnut aussitôt son frère. Un Augustin plus grand que celui qu’elle connaissait, avec un visage différent, mais elle sentait, savait que c’était lui.
Elle lui emboîta le pas jusqu’à l’entrée du bâtiment, désormais ouverte. Des soldats se bousculaient devant l’imposante porte en bois, couraient dans tous les sens, se réfugiaient derrière les wagons.
Une gigantesque masse menaçante masqua la lune un court instant. L’oiseau de malheur déverrouilla ses trappes, libéra de ses entrailles ses bombes mortelles en lâchant un sifflement aigu et strident. Le temps se figea.
— Augustin, attention ! hurla Lisa à son frère qui s’apprêtait à pénétrer dans l’entrepôt.
Il se retourna et écarquilla les yeux.
— Lisa ! Qu’est-ce que tu fais l…
Une déflagration suivie d’une onde de choc pulvérisa le bâtiment. Des briques, des flammes, du verre, du bois et des tuiles volèrent dans tous les sens.
Lisa se réveilla en sursaut, le visage ruisselant de sueur, la bouche pâteuse. Elle jeta des regards terrifiés autour d’elle. L’horloge murale indiquait 7 h du matin. La douce lumière du soleil qui s’infiltrait par les interstices des stores apaisa ses angoisses. Son cauchemar s’estompait. Déboussolée par cette nuit mouvementée, elle s’assit au bord du lit et se massa le crâne. Une douleur lancinante lui martelait les tempes.
La tête en vrac, elle enfila ses chaussons lapin, traversa le couloir et poussa avec précaution la porte de la chambre de Sarah. Son bébé dormait paisiblement, entouré de peluches plus mignonnes les unes que les autres. Depuis son accouchement, le quotidien bien organisé de Lisa s’effondrait. Malgré tout, la jeune maman ne regrettait rien. Les sourires de sa fille valaient tout l’or du monde.
Elle quitta la pièce sur la pointe des pieds, slaloma entre les cartons de déménagement et rejoignit le salon-salle à manger d’où s’échappait une agréable odeur de café. À son arrivée, Jin-woo leva les yeux de son ordinateur portable.
— Coucou ma Lili. Tu as une petite mine, ce matin.
Elle enroula ses bras autour de la nuque de son amoureux et l’embrassa.
— J’ai mal dormi. J’étais inquiète pour Augustin.
— Toujours pas de nouvelles de l’hôpital ?
— Papa et maman m’ont envoyé un SMS dans la nuit. Son état est stable, mais ils ne savent pas s’il aura des séquelles suite à sa crise cardiaque.
Elle s’installa à table dans un raclement de chaise désagréable.
— Je passerai lui rendre visite ce soir. Audrey risque de ne pas être contente de me voir, soupira-t-elle.
— Ne t’en fais pas. Avec le temps, elle comprendra pourquoi tu n’as pas redonné la sacoche à ton frère.
Alors que Jin-woo recommençait à pianoter sur son clavier, Lisa replaça le cadre photo de sa fille, légèrement décalé, et se servit une tasse de café.
— Au fait, ma Lili…
— Hum ?
— J’ai vérifié les caméras installées la semaine dernière. Je les teste pour un client. Elles ont filmé un drôle de truc dans la nuit.
— Hum ?
— Oui, tu apparais en double. Je pense qu’il y a eu un bug.
La cuillère de Lisa tomba au fond de son mug dans un tintement sonore. Elle bondit de sa chaise et fondit sur son fiancé.
— Montre-moi ça !
Lorsque la vidéo démarra, les doigts de Lisa se crispèrent sur l’épaule de Jin-woo.
— Je n’en reviens pas ! s’exclama-t-elle. J’étais persuadée d’avoir halluciné.
— Attends… Ne me dis pas que l’as vue ? Tu es sûre de toi ?
— Bien sûr que oui !
— Oh my God ! Je crois que nous avons capturé un poltergeist, s’esclaffa-t-il.
Lisa colla son nez contre l’écran.
— Je ne suis pas d’humeur à plaisanter, Jin ! Les fantômes n’existent pas. À ton avis, qu’est-ce que c’est ?
— Puisque nous sommes au quinzième étage, je pense que nous pouvons éliminer la piste du cambriolage. Sauf si c’est Spiderman qui s’est déguisé en toi.
— Tu ne pourrais pas rester sérieux, deux minutes ?
— Désolé, ma Lili, mais tu ne me priveras pas de ce divertissement. Pour une fois qu’il se passe quelque chose d’intéressant !
Lisa se leva et arpenta la pièce de long en large. Son index pointé vers le ciel, elle énuméra à voix haute toute une liste de théories, les analysa, les décortiqua et les démonta les unes après les autres.
— Mis à part le piratage informatique, aucune explication ne tient la route, conclut-elle.
— Tu peux écarter cette hypothèse. Si quelqu’un avait réussi à modifier le flux vidéo, tu ne l’aurais pas vu de tes propres yeux. Il s’agit forcément d’une personne.
— Jin ! Je l’ai traversé avec ma main ! Et puis, un humain ne peut pas se volatiliser de cette manière.
Elle jeta un bref coup d’œil à sa montre et laissa échapper une exclamation affolée.
— Il est déjà sept heures trente ! Je vais me préparer, annonça-t-elle en se ruant dans la salle de bain.
Son fiancé en profita pour visionner plusieurs fois l’enregistrement avec attention. Enroulée dans un peignoir, Lisa revint vingt minutes plus tard, une serviette autour des cheveux, sa brosse à dents dans la bouche.
— Alow, keketa twouwé ? baragouina-t-elle, la tête penchée vers l’ordinateur.
— J’ai repéré une anomalie au moment où ta copine s’est évaporée. Pour le grand public, les caméras classiques filment en trente IPS, c’est-à-dire images par seconde. C’est la résolution minimum pour que le flux vidéo paraisse fluide. Celles-ci sont réglées en slow-motion, à cent-vingt IPS. Un de mes clients a insisté pour…
Lisa cracha son dentifrice dans l’évier de la cuisine.
— Oui, bon, tu peux résumer ? l’interrompit-elle.
— En déroulant la vidéo au ralenti, je me suis aperçu que ta jumelle avait disparu entre deux images, soit en moins de huit millisecondes. Nous avons affaire à quelque chose de technologique, ou à un esprit frappeur !
Lisa esquissa un sourire et lui donna un coup de serviette.
— Arrête avec tes histoires de fantômes, ou c’est moi qui vais te frapper.
Elle recula soudain, croisa les bras et retroussa les lèvres.
— Je suis sûre que tu as trafiqué je-ne-sais-quoi avec ton matériel high-tech pour me faire une mauvaise blague !
Jin-woo l’observa avec un mélange d’étonnement et de perplexité.
— Je tiens trop à ma vie pour te faire ce genre d’entourloupe !
— Je ne te crois pas ! Avoue qu’avec tes copains geeks, vous avez créé cet hologramme pour me piéger !
— Lisa… Aucun appareil n’est capable de générer un hologramme si détaillé, la raisonna-t-il. Tu devrais le savoir mieux que tout le monde. Une de tes succursales s’est spécialisée dans ce domaine. Ils sont aussi proches d’atteindre cette qualité d’image que de marcher sur la tête. Ce serait d’ailleurs incroyable. J’ai également analysé la bande-son. J’ai comparé ta voix avec celle de l’apparition grâce à un logiciel. Elles sont identiques.
— C’est complètement insensé !
— Attends, il y a autre chose, ajouta-t-il. Toutes les minuteries de la pièce ont subi une remise à zéro. Même les caméras ont redémarré. C’est comme s’il y avait eu une surtension. J’ai vérifié sur mes applis, il n’y a pas eu de coupure de courant. Seule une machine très puissante pourrait générer ce genre d’impulsion électromagnétique.
— Alors, quel est votre verdict, monsieur l’expert ?
— Je pense que… chuchota-t-il d’un ton exagérément mystérieux, ces phénomènes proviennent du livre.
— Arrête un peu de te moquer de moi.
— Mais, je suis sérieux ma Lili ! Pendant que tu discutais avec Casper, le bouquin a émis une lumière infrarouge. L’œil humain n’est pas capable de la capter, mais les caméras le peuvent. C’est grâce à ça qu’elles filment dans le noir.
Lisa haussa les sourcils.
— Juste avant l’apparition, un intense halo bleuté irradiait autour du journal intime, rapporta-t-elle.
— Je peux le voir ?
Elle récupéra le carnet sur le canapé et le tendit à son fiancé. Alors qu’il commençait à le feuilleter, elle le lui arracha des mains.
— Hey ! protesta-t-il.
— C’est impossible…
Elle l’examina sous toutes ses coutures, le tourna, le retourna encore et encore.
— Tu vas m’expliquer ce qui t’arrive ?
— Comment ai-je pu ne pas m’en apercevoir hier soir ? souffla Lisa.
— Tu comptes me répondre, ou…
— Jin ! Il y a quelque chose qui cloche avec ce bouquin. La dernière fois que je l’ai ouvert, toutes les pages étaient collées entre elles, sauf les trois premières.
— Et alors ?
— Tu le fais exprès ? Presque un tiers du carnet est désormais lisible ! J’ai l’impression qu’il y a moins de taches de sang, comme s’il avait reflué.
— C’est super glauque… Et puis, quand j’y pense, tu as entendu ce que ton sosie a dit ?
Jin tendit ses bras devant lui et secoua ses mains à la manière d’un zombie.
— Augustin doit y retourner, grogna-t-il avec une voix d’outre-tombe.
— Je comprends mieux ce qui a perturbé mon frère. Il est hors de question que je lui rende ce truc tant que je n’aurais pas la certitude qu’il n’est pas dangereux.
— Tu n’as qu’à le faire analyser par tes labos dernier cri. Tu es la directrice, ils ne pourront pas te le refuser.
— C’est une excellente idée ! Bon, je vais me changer, je suis déjà en retard.
Elle l’embrassa et fila dans leur chambre.
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