CHAPITRE 2 La Dame meurtrie

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Un mois plus tard, Paris, 11 juillet 2019

 Claire Danton lâcha un bâillement interminable. Les immeubles haussmanniens défilaient devant ses yeux cernés. Elle tapota sa cuisse du bout des doigts et soupira ostensiblement. Rien de tel qu’un réveil brutal et un café dégueulasse avalé à la va-vite pour la mettre de mauvaise humeur dès le matin. Elle ruminait en silence, maudissait son collègue de l’avoir kidnappée à la sortie du lit.

 Quinze minutes plus tôt, Vincent Morin, son confrère historien, s’était excité sur la sonnette jusqu’à ce qu’elle lui ouvre la porte. À part quelques « On a besoin de vous », « C’est urgent », « Ordre du patron », il n’avait pas daigné lui fournir la moindre explication. Comprenant qu’on ne lui laissait pas le choix, elle avait attaché ses longs cheveux bruns, enfilé un jean, un vieux pull délavé et traîné des pieds jusqu’au véhicule.

 Son collègue conduisait dans les rues de Paris à la vitesse d’un escargot mort. Les bouchons n’en finissaient pas. Même si la foule l’oppressait, Claire regrettait la praticité des transports en commun. Le silence de son collègue l’inquiétait. Avait-elle commis une faute professionnelle ? Risquait-elle de se faire remonter les bretelles par son boss ? Pour ne rien arranger, toute l’organisation de sa journée de travail partait en fumée. Le retard accumulé s’amoncellerait encore un peu plus. Deux mois plus tôt, elle avait reçu une dizaine de demandes d’identifications de corps suite à la découverte d’un charnier près de Dijon. Depuis, ses confrères lui envoyaient chaque semaine de nouveaux éléments.

 Vincent fit une embardée, jura de toute la puissance de ses cordes vocales et appuya rageusement sur le klaxon. Le cycliste qui venait de griller le feu l’ignora avant de s’évanouir dans la circulation.

 La voiture s’engagea sur le quai de Montebello. À travers la vitre, Claire observait la triste silhouette de la cathédrale. Une imposante palissade barbelée en fermait l’accès. Des arches en bois soutenaient les arcs-boutants. Les nombreux renforts érigés à la hâte consolidaient le bâtiment, évitant ainsi l’aggravation des dégâts. La vieille dame meurtrie, qui avait survécu à la révolution et à deux guerres mondiales, n’était désormais plus que l’ombre d’elle-même.

 Son collègue emprunta le pont Saint-Michel pour rejoindre l’île de la Cité, puis immobilisa la voiture devant un poste de contrôle. Il salua le vigile, montra son laissez-passer et se gara dans l’enceinte de la cathédrale.

 — Pourquoi m’avez-vous emmenée jusqu’ici ? demanda Claire qui commençait à perdre patience.

 Pas de réponse. Vincent descendit du véhicule et se dirigea vers la base de vie installée au pied de Notre-Dame. À l’intérieur du préfabriqué, Claire réprima un haut-le-cœur. Les odeurs d’humidité, de sueur et de tabac froid lui retournèrent l’estomac. Sur la table, un vieux sandwich à la fraîcheur douteuse reposait entre deux cadavres de canettes de bière.

 Un ouvrier leur exposa les consignes de sécurité avant de les autoriser à pénétrer sur le chantier.

 — Prenez ça, c’est obligatoire ! ordonna-t-il en tendant à chacun un masque et un casque.

 Claire s’en saisit du bout des doigts, plissa le nez et les examina. Le masque semblait neuf. Le casque, en revanche, était couvert de crasse.

 — Vous n’auriez pas une charlotte ? s’enquit-elle avec espoir.

 — On a épuisé tout le stock.

 Elle s’efforça de dissimuler son dégoût et l’enfonça sur sa tête. Une bonne douche accompagnée d’un shampoing s’imposerait à son retour.

 Claire suivit Vincent et s’engouffra par le portail du Jugement. Sa gorge se noua devant les murs noircis, les débris de poutres calcinées et les gravats qui jonchaient le sol. La voûte éventrée laissait apparaître l’échafaudage qui menaçait de s’effondrer dans le chœur. Les éclats de voix des ouvriers affairés à sécuriser le bâtiment résonnaient contre les parois de la nef.

 Un peu plus loin, un homme en costard cravate discutait avec Monsieur Marlot, leur supérieur hiérarchique. En les apercevant, ce dernier s’avança vers eux et leur serra la main.

 — Bonjour mademoiselle Danton, la salua-t-il.

 Claire baissa les yeux.

 — Bonjour Monsieur Marlot.

 — Vous pouvez nous laisser, Vincent, lança-t-il en le congédiant d’un geste de la main. Quant à vous, mademoiselle Danton, j’aimerais que vous m’expliquiez quelque chose. Suivez-moi, je vous prie.

 La sévérité et le ton abrupt de son chef la désarçonnaient. La boule au ventre, elle lui emboîta le pas. Avait-elle commis une erreur ? Devrait-elle prendre la parole, se justifier auprès d’un groupe de personnes ? Une bouffée de chaleur l’envahit à cette pensée. Elle respira profondément pour contenir l’angoisse qui la submergeait. Rester calme. Ne pas paniquer.

 La démarche incertaine, elle traversa la cathédrale jusqu’à l’extérieur. Sur le seuil d’une petite porte, un maçon la percuta de plein fouet. Il s’excusa en lui adressant un sourire insistant. Trop insistant. Elle détourna les yeux, tira avec nervosité sur les manches de son pull et se précipita vers la sortie.

 Monsieur Marlot l’attendait devant un échafaudage. Alors qu’il s’apprêtait à monter à l’échelle, un ouvrier l’interpela.

 — Vous comptez retourner là-haut, Monsieur ?

 — Oui. Je dois montrer quelque chose à mademoiselle Danton.

 — Les gars sont en pleine manœuvre. C’est risqué, surtout pour la petite dame.

 Claire esquissa une moue contrariée, mais n’osa rien répliquer. Cette fausse bienveillance l’exaspérait.

 — Elle n’est pas plus en sucre que vous ou moi. Mademoiselle Danton, vous sentez-vous capable de m’accompagner ?

 — Oui.

 — Très bien ! Je passe en premier.

 À chaque palier que Claire franchissait, l’échafaudage vertigineux vibrait sous ses pas. Le vent qui s’engouffrait dans les armatures faisait tanguer la structure métallique. Elle jeta un œil en contrebas. Les ouvriers au pied de la cathédrale semblaient minuscules. Sa tête oscilla légèrement. Elle détourna les yeux et se cramponna à la rambarde. Son lit douillet lui manquait. Si elle avait deviné, une heure plus tôt, qu’elle se retrouverait embarquée en pleine tour de la terreur, elle aurait barricadé sa porte d’entrée et laissé son collègue croupir devant le perron.

 L’ascension lui parut interminable. Les cuisses en feu, elle atteignit avec soulagement le plancher provisoire du transept Sud, posé au-dessus de la voûte détériorée. De la légendaire charpente en chêne massif ne restait plus que le pignon en pierre, sécurisé par des contreforts en bois. Les toits de Paris s’étalaient autour d’elle à trois cent soixante degrés.

 — Ne vous approchez pas du bord, l’avertit son supérieur. Je ne tiens pas à remplir de la paperasse pour justifier votre décès.

  Les commissures de ses lèvres s’étirèrent en un sourire crispé. Claire ignorait si elle devait rire ou non. S’agissait-il d’une moquerie ou d’une tentative d’humour foireuse ? Elle se contenta d’ignorer son chef et avança jusqu’au pignon en évitant de regarder sur les côtés.

 Monsieur Marlot désigna les pierres d'un geste du menton.

 — Qu’en pensez-vous, mademoiselle Danton ?

 Elle retira de son sac une paire de lunettes qu’elle glissa sur son nez.

 — Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi, Monsieur. Je suis historienne, pas maçon ni architecte.

 — Je le sais très bien ! Ce qui m’intéresse, c’est ça.

 Il attrapa une lampe de chantier qui traînait sur le plancher et posa son index sur des graffitis.

 Claire pencha sa tête vers l’avant et ouvrit grand les yeux. Sous les traces de ciment, trois phrases avaient été gravées.

Éva Kaltenbrün et Augustin Augun sont passés ici le 10/07/1942

Désolée d’avoir cassé le vase en cristal de maman et d’avoir accusé le chat. E.K

Désolé Lisa d’avoir mis ton iPod dans le micro-ondes. A.A

 — Je ne vois pas quel est le rapport avec moi, souligna Claire.

 — Regardez donc la date que ces vandales ont inscrite ! Vous êtes spécialisée dans la résistance durant la Seconde Guerre mondiale, n’est-ce pas ?

 — Monsieur… En 1942, les micro-ondes n’existaient pas en France, et encore moins les iPods. Il s’agit d’une blague puérile. Ne me dites pas que je me suis déplacée juste pour ça ?

 — Vous pensez que j’ai du temps à consacrer à des conneries ? Si j’ai fait appel à vous, c’est parce que ces messages sont apparemment authentiques, déclara-t-il en mimant des guillemets du bout des doigts.

 Il sortit son téléphone de sa poche et fit défiler plusieurs photos. La première, en noir et blanc, datait de 1952. On y voyait le pignon du transept Sud et une partie de la rosace. Des traces d’humidité imprégnaient les pierres. Monsieur Marlot expliqua à Claire que, suite à la tempête du douze au treize décembre 1952, l’eau s’était engouffrée par la charpente avant de dégouliner jusqu’à la rose du pignon. Les maçons et les couvreurs avaient réparé les dégâts à la hâte, puis recouvert le pan de mur abîmé par un mortier.

 — Il n’y a jamais eu d’autres interventions sur cette partie de l’édifice depuis 1952, conclut-il.

 — Je ne comprends pas où vous voulez en venir, Monsieur.

 Son supérieur zooma en écartant son pouce et son index avant de lui tendre son téléphone.

 — La photo est d’excellente qualité pour l’époque. Comme vous pouvez le constater, ces gravures étaient déjà présentes en 1952.

 Claire contempla le cliché un long moment sans prononcer un mot.

 — Troublant, n’est-ce pas ? marmonna-t-il.

 — Il y a forcément une autre explication...

 — Voilà bientôt un mois que je retourne le problème dans tous les sens. Les travaux effectués à la cathédrale ont été soigneusement classés et archivés. Nous avons même retrouvé l’apprenti du maçon chargé de la réparation de 1952. Il m’a raconté qu’un couple d’une trentaine d’années avait payé l’intégralité de la rénovation en cash. Il se souvenait bien de la jeune femme, très gentille et jolie, selon ses dires. Une certaine Colette. Ces bons samaritains auraient refusé de donner leur nom de famille et insisté pour que les inscriptions soient cachées sous une couche de ciment.

 Le cerveau de Claire surchauffait. Penser à toutes les conséquences qu’une telle découverte impliquait lui donnait mal à la tête. Elle déglutit et s’éclaircit la gorge.

 — Qu’attendez-vous de moi, Monsieur ?

 — L’année dernière, vous vous êtes adressée à plusieurs de nos collègues afin de retrouver la trace d’un certain Augustin Augun, puis plus tard, d’une Éva Kaltenbrün. C’est tout de même étrange. Je ne crois pas aux coïncidences, mademoiselle Danton.

 Son supérieur la dévisageait avec méfiance.

 — Je n’y suis pour rien ! s’empressa-t-elle de se justifier. J’ai effectué ces recherches pour le compte d’un client !

 — Eh bien, interrogez-le ! Je veux que vous retrouviez le ou les auteurs de ce canular. Rassemblez tous les éléments que vous pourrez récupérer pour que nous puissions résoudre cette fumisterie. Je compte bien monter un dossier contre ces voyous. Détériorer un joyau du patrimoine français ! Non mais vraiment !

 — Monsieur… vu l’état de la cathédrale, je pense que ce tag minuscule n’est pas notre priorité.

 — On ne dégrade pas un monument historique !

 Avec l’accord de son supérieur, elle prit quelques photos du message inscrit sur le pignon avant de rentrer chez elle.

Le lendemain, Paris, 14 juillet 2019, 10 h du matin.

 Claire n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Les six tasses de café ingurgitées ne l’aidaient pas à se calmer. Après des heures passées à éplucher les archives nationales, consulté les listes d’état civil et les rubriques nécrologiques, son cerveau était au bord de l’implosion. Elle trépignait dans son minuscule appartement depuis des heures, actualisait sa boîte mail toutes les cinq minutes, en vain. Aucun message de cet Augustin Augun. L’agence de détectives n’ouvrirait pas de la journée. Il ne lui restait plus qu’une seule solution : appeler son père, Richard Lévêque. Elle sortit son téléphone de sa poche et appuya sur l’icône « Papounet ».

 — Allo ?

 — Salut, papa.

 — Bonjour, ma chérie. Content d’avoir de tes nouvelles. Tu ne viens même plus à la maison.

 — Je ne tiens pas à rencontrer ta nouvelle conquête.

 — Écoute, Claire, tu devras bien…

  — J’aurais besoin que tu me rendes un service, le coupa-t-elle d’un ton incisif.

 Pas question d’évoquer le divorce de ses parents. Son père avait fait son choix : tromper sa mère. S’il voulait batifoler comme un adolescent et faire sa crise de la cinquantaine, il devrait en assumer les conséquences.

 — Il y a quelques mois, tu m’as demandé de faire des recherches pour la famille Augun, reprit-elle. J’essaye de joindre Augustin Augun, mais il ne répond pas. Aurais-tu le numéro de ses parents, de ses frères ou sœurs s’il en a ?

 — Je ne peux pas te donner ces renseignements, ma chérie. Je ne suis pas autorisé à te divulguer ces informations.

 — Tu es le directeur de l’agence, papa. Et puis, c’est très important. J’ai de nouveaux éléments que je dois absolument transmettre à ton client.

 — Transfère-les-moi. Je m’en occuperai demain.

 — Papa, s’il te plaît. C’est urgent !

 — Bon, si ça concerne l’enquête, je peux faire une exception. Je t’envoie leurs coordonnées par SMS.

 — Merci papounet ! À plus tard.

 Claire raccrocha, pianota un instant sur son smartphone et composa le numéro de Lisa Augun. Six tonalités plus tard, une voix enrouée retentit dans le haut-parleur.

 — Hello ?

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