CHAPITRE 4 Projet SB-37-140
New York, 12 juillet 2019, 8 h du matin.
Lisa traversait les avenues de New York à toute berzingue au volant de son Audi flambant neuve. Une multitude de pensées foisonnaient dans son esprit. Ses repères s’effondraient les uns après les autres. D’abord, une apparition digne d’un épisode de X-Files, ensuite un bouquin sinistre, et maintenant, un voyage dans le temps… Pourquoi pas une invasion de petits bonhommes verts ou une pluie d’éléphants roses en tutu ?
Lisa éclata de rire. Cette histoire frisait le ridicule. Elle actionna son clignotant, bifurqua dans une rue envahie de voitures de luxe et se gara au pied d’un building géant, tout de verre et d’acier. Elle jeta un coup d’œil au rétro, réajusta son chignon qui penchait légèrement vers la droite. Pour la première fois de son existence, elle s’apprêtait à suivre son instinct plutôt que sa raison. Cette pensée la rendait nerveuse. S’était-elle trompée ? Prenait-elle la bonne décision en restituant ces objets à son frère ? D’après les médecins, Augustin ne vivrait plus très longtemps. Dans le pire des cas, sa psychose s’aggraverait, mais soulagerait ses souffrances.
Elle descendit de sa berline, confia ses clefs au voiturier qui l’attendait et s’élança vers l’entrée du bâtiment. Les portes vitrées coulissèrent à son approche. À l’intérieur, l’odeur de peinture fraîche lui donna envie d’éternuer. Malgré l’heure matinale, le hall grouillait d’employés qui la saluèrent en lui adressant des sourires intimidés. Elle déposa ses affaires au poste de contrôle dans un bac en plastique avant de traverser le portique de sécurité.
— Bonne journée, Madame la Directrice, fit l’agent en lui tendant son sac.
— À vous aussi, Monsieur.
Elle rejoignit l’ascenseur, appuya sur le bouton du dernier étage. Les portes s’ouvrirent sur un large couloir au style moderne et épuré. Au-dessus des canapés d’un blanc immaculé, des plantes et cadres habillaient sobrement les murs gris-anthracite.
Trois hommes, avachis sur une table à côté de la machine à café, gloussaient devant une vidéo à l’humour potache. Lisa se racla la gorge. Le propriétaire du téléphone se hâta de le fourrer dans la poche de sa veste. Les deux autres sursautèrent.
— Bonjour, Madame la Directrice. N’étiez-vous pas censée être en vacances ? bredouilla l’un d’eux.
— Bonjour, Monsieur. Et vous, n’êtes-vous pas censé travailler, à cette heure ?
— Euh… Oui… Nous y allions justement.
Ils détalèrent si vite que Lisa n’eut pas le temps de répliquer.
Elle franchit le seuil du secrétariat et s’arrêta au guichet. Evelyn, une sexagénaire au teint hâlé aussi accueillante qu’un cercueil, ne prit pas la peine de lever les yeux de son ordinateur.
— Inutile de poireauter, Madame Augun est en vacances, grogna-t-elle. Si c’est pour des renseignements, repassez plus tard. J’ai autre chose à faire.
— Bonjour, Evelyn. Je constate que votre dernière formation sur la cohésion au sein de l’entreprise a porté ses fruits.
La secrétaire dégagea la mèche brune qui lui chatouillait le visage en maugréant et daigna enfin regarder son interlocutrice.
— Oh, bonjour Madame Augun. Vous savez, je ne suis pas là pour me faire des amis. Rien à foutre de ces séminaires de faux-cul.
— Vous êtes de bonne humeur, aujourd’hui.
— Comme tous les jours, trancha Evelyn, la mine sinistre. Ce matin, j’ai recadré un petit merdeux qui voulait m’apprendre mon boulot. Quand je pense que je suis l’une des premières à avoir été embauchée par votre arrière-grand-mère… Elle se retournerait dans sa tombe si elle voyait tous les traîne-misère qui vagabondent dans les couloirs. Toujours en train de se plaindre, de caqueter, de glousser comme des dindes. Enfin bref. Vous avez de la chance que j’ai accepté de vous suivre jusqu’à New York. Il y a encore du travail pour finaliser la mise en service des nouveaux laboratoires. J’aurais mieux fait de rester à Boston.
Lisa réprima un éclat de rire. Malgré sa grossièreté, Evelyn, d’un soutien et d’une loyauté sans faille, comptait parmi ses meilleurs employés.
— Arrêtez de ronchonner. C’est vous qui avez refusé votre retraite quand je vous l’ai proposée. Je sais que vous êtes ravie d’être là.
— Il y a vingt ans, vous ne faisiez pas autant la maligne. Vous vous cachiez derrière les jupes de votre mère lorsque vous rendiez visite à Maryse à son bureau. Votre arrière-grand-mère vous cédait tout. Vous étiez pourrie gâtée. Dès qu’elle apercevait votre bouille, elle décalait ses rendez-vous pour vous consacrer un peu de temps. Et moi, je devais me démerder pour récupérer le retard accumulé.
Lisa esquissa un sourire à l’évocation de ces souvenirs.
— Vous adoriez votre travail. N’essayez pas de me faire croire le contraire.
Evelyn attrapa une liasse de documents.
— Oui, bon, comment va la petite Sarah ?
— Elle se porte à merveille. Mieux que ses parents. Jin et moi n’avons plus une minute à nous. Je rêve d’une nuit complète, sans pleur, sans cri, sans biberon.
— Vous avez donc décidé de fuir le monstre et de vous réfugier ici dès le premier jour de vos vacances ?
Lisa récupéra le courrier qu’elle lui tendait.
— Pas du tout. Je dois rencontrer le professeur Anderson. Je lui ai envoyé un message tôt ce matin. Pourriez-vous le prévenir que je suis arrivée ?
— Très bien. Par contre, pas d’heures supplémentaires pour moi demain. J’ai un rendez-vous, répondit-elle en attrapant le téléphone.
Lisa acquiesça et ouvrit la porte de son bureau. Son sac délicatement posé sur le sofa, elle s’installa sur un fauteuil design derrière une immense table en verre. Elle sortit une lingette d’un tiroir et nettoya minutieusement son clavier et sa souris. Une fois ses enveloppes décachetées, triées, rangées, elle survola des yeux la première page du magazine « Forbes » dont elle faisait la couverture.
Lisa Augun, la trentenaire à qui tout réussit
Après avoir effectué des études brillantes en recherche pharmaceutique et biologique, puis en management, Lisa Augun a été nommée directrice de Adikia, nouvelle filiale du géant Augun&Smith, dédiée au développement de la nano et biotechnologie. Certains prétendent qu’elle pourrait devenir PDG de la multinationale dans les prochaines années.
Un mélange de fierté et d’appréhension envahit Lisa. Le monde entier l’attendait au tournant. Les journaux économiques passaient à la loupe chacune de ses décisions. Nombre de ses collaborateurs espéraient qu’elle fasse un faux pas pour lui couper la tête et prendre sa place. Depuis l’inauguration de ce bâtiment ultra moderne dédié à la recherche en nanotechnologies, la pression qu’elle subissait augmentait d’un cran. Les milliards de dollars injectés ne seraient pas amortis avant une dizaine d’années. En attendant, elle devait convaincre les actionnaires de continuer à investir dans ce projet. Pour ne rien arranger, les anciens salariés la comparaient sans cesse à Maryse. L’ombre de son arrière-grand-mère, fondatrice de la branche pharmaceutique en 1962, la suivait partout. Se montrerait-elle à la hauteur de la réputation de son aïeule ?
Evelyn fit irruption dans le bureau.
— Anderson tourne en rond dans le couloir. Je peux le faire entrer ?
— Oui, bien sûr.
Un homme au crâne dégarni pénétra dans la pièce. Lisa le connaissait depuis des années et l’estimait beaucoup. Ce chercheur un peu vieux jeu, repéré par Maryse lors d’un voyage en Inde en 1975, avait été son mentor durant ses études.
Elle l’invita à déposer sur la table la boîte qu’il tenait dans ses mains et lui proposa l’un des fauteuils. Il tira sur les pans de sa blouse avant de s’assoir, le visage aussi grave que s’il s’apprêtait à annoncer l’apocalypse. La jeune femme s’installa en face de lui, bras et jambes croisés.
— Bonjour, professeur Anderson. Merci de vous être libéré.
— Bonjour, Lisa. J’avais hâte de vous rencontrer pour vous parler de… ça.
D’un geste de la main, il désigna la boîte en carton sur laquelle on pouvait lire : « projet SB-37-140 ».
— Vous semblez préoccupé, professeur.
— Préoccupé ? C’est un euphémisme ! Où et comment vous êtes-vous procurée ces choses ?
— Je suis désolée, je ne peux pas vous le dire.
Anderson jeta des regards frénétiques autour de lui, comme pour s’assurer que personne ne l’écoutait.
— Ce que je m’apprête à vous révéler doit rester entre nous, Lisa. C’est tellement fou que j’ai du mal à y croire. J’ignore comment vous l’annoncer sans que vous me preniez pour un illuminé.
Lisa sourit et secoua la tête.
— Si vous saviez, professeur… Plus rien ne me surprend, désormais.
Anderson retira avec délicatesse le couvercle de la boîte. À l’intérieur reposaient un carnet taché de sang et un bracelet serti de pierres noires. Il réajusta ses lunettes, joignit ses mains puis entama son récit.
*
* *
Encore sous le choc des révélations du professeur Anderson, Lisa quitta le bâtiment d’un pas chancelant, ses précieuses reliques en main. Elle récupéra le coffret en acajou rangé dans la sacoche de son frère, sur la banquette de la voiture. À l’intérieur, elle glissa le journal intime et le bracelet, sans prendre le temps de lire les inscriptions gravées sur le couvercle.
ανήκει σε ἀδικία
Έρως Επικτάρατος
Quand elle arriva à l’aéroport trente minutes plus tard, l’avion l’attendait sur le tarmac, prêt à décoller. Elle fut accueillie par deux pilotes sous le vrombissement des moteurs qui tournaient au ralenti. La rampe d’embarquement empruntée, elle s’assit à côté de Jin-woo qui martyrisait son clavier et sa souris, le regard fixé sur son nouveau jeu vidéo. La petite Sarah dormait dans son cosy. Lisa déposa un baiser dans le cou de son fiancé qui ne réagit pas, trop concentré sur sa partie. Elle laissa glisser ses doigts le long de son torse jusqu’à sa cuisse. Le tressaillement de Jin-woo lui fit rater sa cible. Une boule de feu lancée par un mage adverse pulvérisa son guerrier au skin coloré.
Sur le tchat du jeu, une notification s’afficha.
Galmar : Putain, Djin, qu’est-ce que tu fous ? Espèce de noob !
Il jeta son casque avec mauvaise humeur.
— Lili ! J’étais sur le point de gagner !
— Je vois que je te dérange, répondit Lisa en retirant sa main.
Son fiancé lui attrapa le poignet et l’attira contre lui.
— Excuse-moi, ma Lili. Je n’aurais pas dû te parler sur ce ton.
Lisa enleva ses chaussures, le visage impassible.
— Dis-moi, reprit Jin avec hésitation. Sarah dort… on pourrait en profiter…
— C’est trop tard ! On va décoller. De toute façon, je ne compte pas m’envoyer en l’air dans l’avion.
Jin s’esclaffa et lui adressa un clin d’œil.
— Pourtant, ce serait l’endroit idéal ! Et puis, ça ne t’a pas dérangé la première fois que tu m’as emmené à Londres.
Lisa esquissa un sourire. Des années plus tôt, lors d’une réception mondaine, elle s’était réfugiée dans un local pour échapper à des prétendants aussi envahissants qu’intéressés par sa fortune. À l’intérieur, un jeune informaticien féru de nouvelles technologies dépannait le dispositif de sécurité de la villa. Au premier regard, elle avait su qu’il deviendrait l’homme de sa vie.
Elle se souviendrait toujours de leur longue discussion échangée au milieu des chaises de bureau, pendant que la fête battait son plein. Une semaine plus tard, ils embarquaient dans l’avion de la compagnie affrété par Lisa, pour que Jin lui apporte son expertise sur le système de vidéosurveillance d’un laboratoire à Londres. Lassée par l’interrogatoire du beau jeune homme à propos du fonctionnement de l’appareil, Lisa l’avait fait taire en lui donnant un savoureux baiser, qui s’était vite transformé en câlin torride.
— Au fait, tu ne m’as toujours pas dit pourquoi nous partons à Boston, l’interpela son fiancé.
— Je t’expliquerai quand nous aurons rejoint Audrey.
— Audrey ? Je croyais qu’elle te ne te parlait plus ?
— Je compte rendre le journal intime à Augustin et leur présenter mes excuses.
Boston, un petit bar-restaurant, 12 juillet 2019, 15 h 30
Audrey sirotait son milkshake, les yeux rivés sur les maisons aux façades en briques de Beacon Hill. Des abeilles bourdonnaient sur les balcons fleuris. Les branches d’arbres qui louvoyaient entre les volets noirs offraient une multitude de nuances de vert. Au loin résonnaient les conversations des promeneurs qui flânaient sur les pavés des ruelles sinueuses. Un couple s’embrassait sous les lampadaires d’époque, le long d’une clôture en fer forgé. Audrey inspira profondément. Les effluves estivaux des massifs d’hortensias l’enivraient. Ragaillardie par l’ambiance romantique et festive de ce quartier pittoresque hors du temps, elle se détendit enfin. Cette journée shopping se terminait bien. Elle ne regrettait pas d’avoir suivi son amie dans ce bar qui ne payait pas de mine.
June avala d’une traite le café crème que le serveur venait de lui apporter.
— Comment va ton frère ? se renseigna-t-elle.
Perdue dans sa contemplation du paysage, Audrey ne répondit pas.
Son amie lui agita sa main sous le nez.
— Allo la Terre !
— Oh ! Excuse-moi, je pensais à autre chose.
June soupira et réitéra sa question.
— Physiquement, assez mal. Il loge au cottage, précisa Audrey. Il y a tous les équipements médicaux nécessaires. Le médecin passe chaque jour et les infirmières se relayent pour s’occuper de lui. Quant à sa dépression, elle ne s’arrange pas.
— Ce n’est pas trop dur pour toi ?
Audrey baissa la tête. Elle aurait aimé se confier à son amie, lui raconter toute la vérité, mais elle estimait préférable de ne pas entrer dans les détails. Alors qu’elle s’apprêtait à ouvrir la bouche, June écarquilla les yeux et désigna quelque chose de l’index.
— Ce n’est pas ta sœur qui marche dans notre direction ?
Audrey se retourna, le menton levé, le cou tendu comme une girafe. Lisa s’approchait à grandes enjambées.
— Qu’est-ce qu’elle vient foutre ici ? lâcha-t-elle, les poings serrés.
— Pfiou ! Elle a toujours la classe, c’est incroyable ! renchérit June. Je me demande où elle a trouvé ce superbe tailleur et ces chaussures !
Lisa se dirigea vers sa sœur.
— Salut les filles.
— Bonjour, répondit June.
Audrey se contenta de toiser Lisa, bras et jambes hermétiquement clos.
— Je peux m’asseoir avec vous ?
— Non ! Dégage d’ici !
June dévisagea son amie avec incrédulité.
— Qu’est-ce qui te prend, Audrey ? s’étonna-t-elle.
Sans se formaliser, Lisa s’installa sur une chaise. Elle héla un serveur, commanda un mojito.
— Je suis contente de te voir, June. Que deviens-tu ?
Les pupilles d’Audrey se dilatèrent. Les verres s’entrechoquèrent lorsqu’elle frappa du poing sur la table.
— On ne t’a pas invitée ! hurla-t-elle.
Les autres clients se retournèrent. June se ratatina sur sa chaise. Imperturbable, Lisa observa sa sœur comme s’il s’agissait d’un échange cordial.
— Écoute, Audrey. Je dois te parler. Je n’ai pas fait tout ce chemin pour me disputer avec toi.
— Comment m’as-tu trouvée ? Tu as demandé à ton copain flic de surveiller tous mes faits et gestes ?
La jeune maman sortit son smartphone, déverrouilla son écran et lui montra un selfie. June et Audrey, attablées à la terrasse du bar, souriaient à l’objectif. Le nom de l’enseigne apparaissait en arrière-plan.
— Tu postes toute ta vie sur internet, rétorqua Lisa.
— J’aurais dû te bloquer ! Tu es encore plus vicieuse que la peste !
— Je n’ai pas eu le choix, tu ne réponds à aucun de mes appels. Je te le répète, nous devons discuter, c’est important.
Audrey bondit de sa chaise et attrapa ses sacs de shopping avec une brusquerie exagérée.
— Je m’en vais, June, vociféra-t-elle en rejetant ses cheveux en arrière d’un geste théâtral. On se recontacte plus tard !
Lisa la retint par le poignet.
— Je compte rendre le journal à Augustin. Nous nous sommes trompées toutes les deux. Il avait raison depuis le début.
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