CHAPITRE 5 La vérité est ailleurs
Audrey fit volte-face. Tous les clients du café la dévisageaient.
— Comment ça, Augustin avait raison ? rugit-elle.
— Je compte lui rendre le journal. Je t’expliquerai sur la route si tu acceptes de m’accompagner. La voiture nous attend.
Audrey hésita. Devait-elle suivre sa sœur ou l’abandonner devant une foule d’inconnus ? Même si la seconde option la séduisait beaucoup, sa curiosité l’emporta. Elle paya la note avant de saluer June qui affichait un air de franche incrédulité.
James, adossé à une limousine, patientait dans son costume impeccable, un foulard autour du cou, ses lunettes de soleil sur le nez. Seul le chapeau manquait à sa panoplie du parfait Blues Brother.
— Bonjour, Mademoiselle.
— Bonjour, James. Ne me dites pas que vous faites partie du complot orchestré par Madame la Directrice ? s’exclama Audrey, une pointe d’ironie dans la voix.
— Ça dépend de quel complot vous parlez, rétorqua-t-il avec sa nonchalance habituelle.
— Pourquoi portez-vous toujours ce stupide foulard ? Nous sommes au mois de juillet !
L’élégant butler haussa les épaules, lui ouvrit la porte du véhicule et bouscula son sac à main.
— Veuillez m’excuser pour ma maladresse, Mademoiselle.
Une fois assise sur la luxueuse banquette en cuir, Audrey salua Jin-woo. Sa mauvaise humeur s’envola dès qu’elle aperçut la petite Sarah. S’ensuivit une séance de « areuh, areuh, areuh », agrémentée de bisous baveux.
— Tatie est gaga, souligna Lisa, un sourire un coin.
— Tu ne réussiras pas à m’amadouer avec ta fille !
— C’est ce que je vois…
Le visage déformé par une série de grimaces grotesques, Audrey ignora le sarcasme de sa sœur et continua de chatouiller sa nièce.
— Guili-guili-guili. Si tu savais… Ta maman est une vilaine menteuse manipulatrice.
James s’installa au volant, retira sa veste qu’il déposa avec soin sur le fauteuil côté passager.
— Pourriez-vous nous emmener jusqu’au cottage, s’il vous plaît ? lui demanda Lisa.
— Bien sûr, Mademoiselle.
Elle appuya sur un bouton. Une vitre teintée se dressa entre eux dans un glissement feutré. Isolé des sœurs Augun, le majordome en profita pour remonter ses manches et insérer un écouteur dans son oreille.
— Encore et toujours des mystères, grogna Audrey à l’autre bout du véhicule.
— Je ne te le fais pas dire ! renchérit Jin-woo. J’attends qu’elle m’explique depuis ce matin.
Sa ceinture bouclée, Lisa donna à sa fille son doudou préféré.
— Ce que je vais vous révéler risque de changer beaucoup de choses.
— Tu vas te décider à accoucher, oui ou non ? s’impatienta Audrey.
— Tout à l’heure, je suis passée au labo pour récupérer le journal intime d’Éva Kaltenbrün.
Les mains d’Audrey se crispèrent sur les bords du cosy.
— Tu te fous de moi ? Tu n’as pas voulu le rendre à Augustin, mais tu l’as confié à tes collègues ? Tu réalises qu’il est en dépression depuis presque un an à cause de toi ?
— J’ai cru agir pour son bien.
Audrey éclata d’un rire théâtral.
— Le résultat est bluffant ! Il est au meilleur de sa forme !
— S’il te plaît, arrêt…
— Il ne lui reste peut-être que quelques mois à vivre ! Quelle importance que son histoire soit imaginaire ? Elle le soulageait de ses souffrances. Il a fallu que Madame la Directrice, cracha-t-elle en détachant chaque syllabe, décide seule de lui retirer son dernier espoir.
— Je le sais. Je me suis trompée et je m’en veux. Je m’excuserai auprès d’Augustin tout à l’heure.
— Ce n’est pas suffisant ! Tu nous as menti pendant un an. Si je n’avais pas engagé le détective privé pour retrouver sa sacoche, tu ne m’aurais jamais avoué que tu l’avais ! Le pire, c’est que tu m’as obligée à lui cacher la vérité alors que sa dépression s’aggravait. Et maintenant, tu me balances que tu as changé d’avis ? De quelle manière espérais-tu que je réagisse ?
— Je suis désolée. Je pensais protéger Augustin. Si tu veux d’autres explications, je te les fournirai plus tard. En attendant, tu vas m’écouter jusqu’au bout sans me couper la parole. Nous n’avons pas beaucoup de temps avant d’arriver au cottage. Je me suis entretenue avec le professeur Anderson qui a analysé les objets légués par Justin.
Elle sortit le coffret en acajou de son sac.
— Les résultats sont… stupéfiants, souffla-t-elle. L’équipe a tenté de prélever un échantillon du bracelet. Malgré tous les outils dont ils disposent, ils n’ont pas réussi à l’ébrécher. Les perles ne présentent aucun défaut de fabrication, les sphères sont parfaites.
— Et alors ? Ce n’est pas si étonnant, souligna Jin. Les machines modernes sont très précises.
— Même avec les meilleurs appareils, il reste toujours des traces de polissage ou d’usinage. Le plus étrange, c’est qu’il s’agit d’un matériau inconnu. En gros, le professeur Anderson ignore à quoi nous avons affaire. Le carnet, quant à lui, est encore plus incroyable. L’équipe a voulu analyser les pages qui s’étaient libérées, mais…
— Comment ça, les pages qui s’étaient libérées ? la coupa Audrey.
Lisa lui résuma l’apparition dans le salon de l’appartement, la conversation avec Jin, les passages du journal d’Éva désormais disponibles.
— Je peux le voir ?
— Laisse-moi finir de t’expliquer, protesta Lisa. Le labo a essayé de détacher les feuilles encore collées sans y parvenir. Le professeur Anderson a donc utilisé une technique venue d’Angleterre, consistant à photographier le livre avec des rayons X afin de le consulter par informatique.
Les yeux brillants d’excitation, Jin-woo se redressa d’un bond.
— Ça a donné quoi ?
— Rien. La machine est tombée en panne. Ils ont réitéré l’expérience, mais tous les circuits ont fini par griller. Il y en a pour des semaines de réparations. Le constructeur nous a assuré qu’il n’avait pas rencontré de problèmes auparavant. Le professeur a testé sur un autre appareil qui n’a jamais voulu démarrer. Tous les instruments de mesure utilisés ont dysfonctionné au contact du bouquin.
— C’est bien ce que je disais, marmonna Jin. Ce truc est maudit.
— Ne raconte pas n’importe quoi ! Ils ont effectué des analyses au microscope. Contrairement à l’encre, le papier ne semble pas dater des années quarante. Il a été tissé alors que l’épaisseur des fibres est inférieure au micron. Ils n’ont pu en déterminer ni l'époque, ni la composition ni l’origine.
Son smartphone à la main, la jeune maman montra à son fiancé le compte-rendu du labo.
— C’est impossible, conclut-il. Ils ont dû se tromper.
— Adikia dispose des meilleurs appareils et spécialistes des États-Unis. Nous ne sommes pas des amateurs !
— Lisa… À moins que ce journal soit tombé du vaisseau d’E.T, je crois que ton professeur a un peu trop forcé sur les substances illicites.
— Euh… intervint Audrey. Vous pourriez m’expliquer votre charabia ?
— La majorité du papier qu’on trouve dans le commerce est faite à partir de cellulose, précisa Jin-woo. Il existe d’autres techniques à base d’algues, de pierres, de polymère, polyester, polypro…
Audrey lâcha un soupir d’exaspération.
— Oui, bon, abrège !
— Pour faire simple, d’après le rapport du labo, ce bouquin a été fabriqué grâce à un procédé inconnu.
— Peut-être qu’il a été confectionné à l’aide d’une méthode ancienne ? interrogea Audrey.
Jin laissa échapper une exclamation de stupeur.
— Pas avec une fibre aussi fine ! Tu ne te rends pas compte de l’avancée technologique que nécessiterait un tel assemblage.
Lisa agita un hochet sous le nez de Sarah qui babillait joyeusement.
— Je n’ai pas terminé mon récit, reprit-elle. L’équipe a découvert que le carnet émettait des signaux électromagnétiques oscillant dans une bande de fréquence très large. Quand ils ont commencé à l’étudier, les ondes se sont arrêtées.
— Tu penses que c’est dangereux ? s’inquiéta Audrey.
— Je ne sais pas. Le flux énergétique était plus faible que celui d’un téléphone. Par contre, toutes les personnes qui l’ont manipulé ont ressenti une intense fatigue, des maux de tête, et même des décharges électriques. À croire que…
— Le livre se défendait… acheva Jin-woo.
— C’est exactement le mot qu’a utilisé le professeur. Il m’a rapporté avoir fait un malaise en découpant un morceau du carnet. Lorsqu’il est revenu à lui, la page s’était régénérée alors qu’il tenait encore le bout de feuille prélevé dans sa main. Les analyses sont en cours.
Les bras croisés, Audrey esquissa une moue sceptique.
— S’il peut s’autoréparer, pourquoi l’impact de balle est-il toujours présent ?
— C’est une très bonne question, avoua Lisa. L’équipe est incapable d’y répondre.
Jin n’en croyait pas ses oreilles. Il fixait le coffret en acajou avec fascination comme s’il s’agissait du saint Graal.
— Si je résume, ce carnet antérieur aux années quarante se régénère tout seul, se défend, a été fabriqué grâce à un procédé qui n’existe pas. Il fait aussi surgir des clones bizarroïdes, brille dans le noir…
— Et il est couvert de sang ! renchérit Audrey. D’ailleurs, ce serait une bonne idée de déterminer à qui il appartient, non ?
— Le sang est d’origine humaine, rapporta Lisa. Le professeur a demandé l’aide de ses collègues spécialisés dans la recherche ADN, mais nous ne recevrons pas le bilan avant un long moment. Les labos ont subi une vague d’attaques informatiques. De toute façon, nous n’avons pas d’ADN avec lequel comparer les échantillons.
Son fiancé haussa un sourcil.
— Tu as sûrement celui de Justin, fit-il remarquer. Tu anticipes toujours tout.
— Je suis organisée, pas devin. Et je te rappelle que toutes les affaires de papy ont été dispersées après l’enterrement.
— Ton arrière-grand-père possédait une Ford Mustang, n’est-ce pas ?
Lisa se frappa le front du plat de la main.
— Tu as raison ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Elle est entreposée dans le garage du cottage. Papy avait insisté pour que personne n’y touche dans son testament. Nous trouverons bien des cheveux sur la banquette. À défaut de celui d’Éva Kaltenbrün, nous pourrons au moins comparer les résultats avec les ADN de Justin et d’Augustin.
Perplexes, Audrey et Jin la dévisagèrent avec des yeux de hibou.
— Pourquoi le comparer avec celui d’Augustin ? demandèrent-ils de concert.
— Ah… Oui… J’ai oublié de vous préciser un élément important. Augustin a bel et bien voyagé dans le temps.
— Qu… Quoi ? s’étrangla Audrey.
— Oh my God ! Qu’est-ce que tu racontes, Lili ?
Lisa embrassa le front de sa fille qui lui adressait de larges sourires. Devant le regard insistant de Jin et d’Audrey, elle leur rapporta en détail l’échange téléphonique de la veille avec Claire Danton. Des « Oh ! », « Non ! », « Dément ! », fusèrent dans l’habitacle. Une fois son récit achevé, un long silence s’installa. Ses deux interlocuteurs restèrent figés comme s’ils venaient d’être frappés par la foudre. La jeune maman s’attendait à des éclats de rire, des moqueries, des contestations, des visages stupéfaits, mais pas à voir sa sœur fondre en larmes.
— Tout est ma faute, sanglota cette dernière. Je n’ai pas voulu le croire quand il m’en a parlé. Il souffre en silence depuis un an.
Lisa l’enlaça et lui caressa les cheveux.
— Nous ne pouvions pas imaginer qu’il disait la vérité. Inutile de s’autoflageller. Notre frère a besoin de soutien. Nous devons l’aider à préparer son prochain départ. J’ai la conviction que sa place est en 1942.
Audrey poussa un juron sonore.
— Qu’est donc devenue ma sœur si cartésienne ?
— Toutes les preuves sont là. Je ne peux pas nier l’évidence. Justin lui a confié une mission. Si Augustin ne retourne pas dans le passé, j’ai peur des répercussions pour notre famille.
Jin laissa échapper un long sifflement.
— C’est dingue… murmura-t-il. Il y a quand même quelque chose que je ne comprends pas. Si Augustin avait disparu, tu t’en serais aperçue, Audrey. Vous vivez ensemble !
Cette dernière s’essuya les yeux.
— Lorsqu’il m’a raconté son histoire, il m’a expliqué qu’il voyageait par l’esprit. À chaque départ, le temps semble se figer dans l’époque qu’il quitte.
La tête dans les mains, le jeune homme énuméra à voix basse tous les films et séries de science-fiction qu’il connaissait.
— Nous n’avons pas affaire à un voyage dans le temps classique, conclut-il. Je n’en comprends pas le fonctionnement.
— Moi non plus, soupira Lisa. Même si ça défie toute logique, il n’y a pas de doute possible. Justin a vécu avec Augustin en 1942.
Son fiancé sortit son smartphone et nota sur une application tous les éléments dont il disposait.
— Le journal intime lui permet donc de retourner dans les années quarante, le bracelet dans le présent, et tout cela durant la pleine lune, résuma-t-il. Pourtant, un détail m’échappe, Lili. J’ai vérifié le calendrier. La nuit où ton sosie est apparu, c’était la pleine lune. Tu lisais le carnet, pourtant, tu n’as pas été catapultée dans le passé.
— Peut-être qu’Augustin est le seul à pouvoir voyager ?
Audrey jeta un coup d’œil à la vitre. La campagne de Boston défilait à toute vitesse, laissant dans son sillage des traînées de vert, de marron, de bleu azur.
— Tu sais qu’il est amoureux de cette Éva ? demanda-t-elle.
— Oui. Dans l’avion, j’ai feuilleté toutes les pages disponibles de son journal.
— J’espère pour lui que ses sentiments sont réciproques. Avec sa timidité et sa maladresse légendaires, pas sûre qu’il soit capable de lui déclarer sa flamme.
Lisa se racla la gorge et afficha un sourire amusé avant de lui tendre le carnet.
— Tiens, regarde. Je crois que tu vas être surprise.
Journal d’Éva, 27 juillet 1942
La nuit dernière, Augustin et moi avons enfin passé la vitesse supérieure. Je commençais à me demander s’il n’était pas entré dans les ordres.
J’aime beaucoup constater l’effet que je provoque en lui. Au début, il était intimidé et n’osait pas me toucher. Lorsque je l’ai invité à poursuivre ses caresses, il a fini par se lâcher un peu. Sa réserve est à la fois frustrante et attendrissante. Je sais qu’il ne me fera jamais de mal. En tout cas, pas volontairement.
Comme je m’y attendais, notre première fois n’a pas duré très longtemps… Il ne connait rien du corps des femmes, mais ce n’est pas grave. Je serai enchantée de parfaire son apprentissage. Malgré tout, je ne suis pas déçue. J’en garde un très bon souvenir. Et puis, notre ébat dans la salle de bain est de bon augure.
Audrey posa ses mains sur ses hanches.
— Je n’en reviens pas ! Moi qui le pensais pur et innocent !
Sa sœur éclata de rire.
— Tu n’as pas encore tout vu. Le lendemain, Éva était surprise par la nouvelle et soudaine expérience d’Augustin dans ce domaine…
— Comment ça ?
— Eh bien, il semblerait qu’il ait acquis certaines compétences en quelques heures à peine.
— C’est impossible ! Tu ne crois quand même pas qu’il aurait trompé Éva ?
Jin secoua la tête et leva les yeux au ciel.
— Ne raconte pas n’importe quoi, Audrey ! Augustin est revenu à Boston entre temps. À mon avis, il a dû se renseigner sur des sites olé olé avant d’y retourner.
— Mais… protesta-t-elle, il n’est pas encore reparti !
Son beau-frère soupira.
— Si, justement ! C’est là tout le paradoxe. Ces évènements font déjà partie du passé. Enfin… pour nous. Pour Augustin, il s’agit de son futur. Du moins, lorsqu’il sera dans le passé, ce sera son futur.
Les deux sœurs le fixaient comme s’il leur exposait une thèse métaphysique en chinois.
— C’est pourtant très simple, marmonna-t-il.
Lisa défroissa les plis de sa jupe, se massa les tempes et ferma les paupières pour canaliser ses pensées en pleine effervescence.
— Si j’ai bien compris, Augustin doit se renseigner sur le plaisir féminin pour qu’Éva puisse rédiger ce passage du carnet ? s’enquit-elle après réflexion.
Jin-woo applaudit avec enthousiasme.
— Tu as très bien résumé, ma Lili.
— Il ne me reste plus qu’à lui expliquer comment fonctionne le corps d’une femme si on veut éviter de modifier l’Histoire !
— Tu ne vas quand même pas donner un cours de sexualité à ton frère ! s’indigna-t-il. Il y a internet pour ce genre de chose.
— Et pourquoi pas ? Ce n’est pas un sujet tabou.
Le rire suraigu d’Audrey résonna dans l’habitacle.
— Cette discussion est absurde. Si quelqu’un nous écoutait, il nous prendrait pour des cinglés !
Cette dernière phrase arracha un sourire à James. À moitié concentré sur la route, le sexagénaire à la carrure massive suivait la conversation des deux sœurs grâce au micro dissimulé dans le sac d’Audrey, quarante-cinq minutes plus tôt.
Le véhicule s’immobilisa devant le portail du cottage. Le temps que les grilles s’ouvrent, il rangea son oreillette dans sa poche et tira sur les manches de sa chemise pour cacher les six lettres tatouées sur son avant-bras.
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