CHAPITRE 6 Un long voyage PART 1/2

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Cottage familial des Augun, Boston, 12 juillet 2019.

  Augustin se réveilla très tôt ce matin-là. Pendant des heures, il resta allongé avec l’obscurité pour seule compagnie et la contemplation du plafond comme unique occupation.

 Quelqu’un frappa à la porte. Il ne répondit pas. D’un pas hésitant, son assistante de vie entra dans la chambre.

 — Bonjour Augustin, le salua-t-elle en ouvrant les stores.

 Les rayons du soleil caressèrent sa peau diaphane. Ébloui par la lueur du jour, il ferma ses yeux cernés. Ne pouvait-on pas lui foutre la paix ?

 — Alors, comment vas-tu, ce matin ? demanda-t-elle.

 Nouveau silence.

 — Tes parents insistent pour que tu essaies de manger.

 — Je n’ai pas faim.

 — Très bien. Le médecin va devoir augmenter la dose de ta nutrition entérale. Après ta douche, je pourrais t’emmener faire une promenade dans le parc, si tu veux. Ta mère aimerait que tu prennes l’air.

 Augustin abaissa ses paupières avec lassitude. Deux semaines plus tôt, ses parents avaient décidé de l’envoyer au cottage pour qu’il se repose loin du vacarme de la ville. Chaque soir en rentrant du travail, ils lui tenaient le crachoir pendant des heures, réclamaient des comptes rendus de la journée, l’assaillaient de questions. Pourquoi s’entêtaient-ils à le harceler ? Il ne souhaitait voir personne. Était-ce si difficile à comprendre ?

 Son assistante de vie retira la canule, désactiva l’alarme du respirateur avant de le déshabiller. Le hurlement de protestation qu’il aurait voulu pousser se transforma en murmure presque inaudible, comme chaque fois qu’on le débranchait.

 Cinq minutes de manipulation plus tard, son AVS parvint enfin à l’installer sur le lève-personne. N’ayant d’autre choix que de ravaler sa fierté, il se laissa balloter jusqu’à la salle de bain, suspendu dans les airs à la manière d’un sac.

 — Le respirateur portable est sur l’évier. Si tu as l’impression d’étouffer, dis-le-moi et je te rebrancherai. Est-ce qu’on rase ta barbe, ou…

 Il secoua la tête. Cet acharnement médical prendrait-il fin un jour ? Sans insister, elle le shampouina, frotta, rinça son corps amaigri. Le contact de la fleur de douche sur son entrejambe le fit tressaillir. Il réprima avec difficulté ses larmes de colère et d’humiliation.

 — Arrête… souffla-t-il.

 Son assistante de vie tendit l’oreille.

 — Augustin, il y a un mois tu pouvais faire ta toilette intime tout seul, mais ce n’est plus le cas. Je ne vais pas te laisser croupir dans la crasse. Tu n’as pas à avoir honte, c’est mon travail.

 Il ferma les yeux, focalisa son attention sur autre chose. Depuis son malaise cardiaque, sa santé s’était encore dégradée. L’hôpital lui avait annoncé qu’il ne retrouverait jamais l’usage de ses bras. Grâce aux séances de kiné, il pouvait espérer gagner du temps et limiter l’atrophie de ses doigts, mais à quoi bon ? Tant d’efforts à fournir pour retarder l’inévitable. Le bénéfice n’en valait pas la peine. Sans Éva, autant mettre toutes les chances de son côté pour mourir le plus vite possible et reposer en paix.

 En attendant, combien d’autres souffrances, de mortifications devrait-il endurer ? N’avait-il pas mérité sa place six pieds sous terre ? À croire que même la faucheuse se délectait de le voir agoniser. Les putains de portes de Saint-Pierre ne s’ouvriraient pas aujourd’hui non plus. Du moins, pas pour lui.

 Après l’avoir ramené dans sa chambre, son AVS l’habilla, l’installa dans son fauteuil, rebrancha la machine. L’élastique de son pantalon le gênait, il devrait faire avec. Des picotements désagréables fourmillaient le long de son bras. Impossible de se gratter. Impuissant, il serra les dents, attendit que les démangeaisons disparaissent. Pas question de demander de l’aide. Plutôt crever.

 — Je vais te mettre devant ton ordinateur, Augustin.

 — Non merci.

 — Tu ne vas pas rester des heures à fixer le mur de ta chambre.

 Son assistante de vie dirigea le fauteuil jusqu’au bureau d’Augustin. Elle plaça la main de ce dernier sur la souris trackball, l’autre sur la sonnette puis alluma l’écran.

 — Utilise la sonnette si tu as besoin de moi. Je vais repasser ton linge et programmer tes prochains rendez-vous médicaux, ajouta-t-elle avant de quitter la pièce.

 Une fois seul, il lança un jeu vidéo en appuyant sur la boule de la trackball. La souris glissa légèrement. Il essaya de bouger son poignet pour l’atteindre du bout des doigts, en vain. Une nouvelle journée réjouissante en perspective. Bien sûr, il aurait pu appeler son AVS. Elle s’empresserait de lui venir en aide. Et après ? Le même manège recommencerait cinq minutes plus tard.

*

* *

 La limousine s’engagea dans l’allée bordée d’ormes menant au cottage. Pendant que les fiancés sortaient le cosy de Sarah, Audrey se rua vers la porte d’entrée.

 — Frangiiiiinnnn ! claironna-t-elle dans le couloir.

 Sans prendre la peine de frapper, elle fit irruption dans la chambre de son frère. Ce dernier piquait du nez dans son fauteuil. Elle lui secoua l’épaule sans ménagement.

 — Réveille-toi !

 Augustin sursauta.

 — Lisa, Jin et Sarah t’attendent ! s’époumona-t-elle. Nous avons quelque chose d’important à te dire !

 Avant qu’il ne puisse protester, sa sœur poussa le joystick et le força à rejoindre le salon.

 — Salut, Augustin, lança Jin-woo, la petite Sarah dans les bras.

 — Salut. Qu’est-ce que vous faites là ?

 Lisa s’installa dans le canapé face à lui, bras et jambes croisés.

 — Je dois te parler, Augustin. Je te préviens, ce que je vais t’annoncer ne te plaira pas.

 Il resta impassible. Que lui réservait-on, cette fois-ci ? Sa famille avait-elle décidé de l’envoyer dans une clinique spécialisée ? Peu importe ce qu’on lui annoncerait. Ici ou là-bas ne changerait pas grand-chose. Il avait déjà tout perdu : Éva, le carnet, ses amis, ses espoirs, son autonomie. Même sa dignité foutait le camp.

 Lisa se frotta le menton sans le quitter des yeux. Elle soupira, fourra sa main dans son sac, sortit le coffret en acajou.

 — Il me semble que ça t’appartient.

 Le cœur d’Augustin manqua plusieurs battements. Il regarda le couvercle avec incrédulité.

 — C’est une plaisanterie ?

 Sa sœur lui montra le journal taché de sang.

 Un précipice s’ouvrit sous ses pieds. Il se sentit basculer. Ce carnet… Il pensait ne plus jamais le revoir. Pourrait-il vraiment retrouver Éva ? L’enlacer, l’embrasser, la sentir contre lui, entendre sa voix, caresser ses cheveux, marcher à nouveau ? Une vague d’émotions lui enserra la gorge. Ses yeux s’embuèrent. L’intense bonheur qu’il ressentait se mélangea à l’angoisse. Que lui dirait-il après tout ce temps ? Sa longue absence aurait-elle un impact sur le passé ? Pourquoi le journal ressurgissait-il tout à coup ? Il devait se reprendre tout de suite. Pas question d’encaisser un nouveau traumatisme.

 — Ce n’est pas drôle, chuchota-t-il. C’est un faux, n’est-ce pas ?

 Le dos bien droit, les lèvres pincées, Lisa resta immobile.

 — Non, c’est celui légué par papy. Augustin… Je vais être honnête avec toi. Je garde tes affaires chez moi depuis un an. J’avais peur que tu fasses une rechute. J’ai eu tort, j’espère que tu me pardonneras.

 Augustin tressaillit. Son cerveau se liquéfia.

 — Dis-moi que c’est une blague, murmura-t-il d’une voix éteinte.

 — C’est la vérité.

 Tel un disque rayé, les dernières phrases de Lisa se répétèrent en boucle dans son esprit. Je garde tes affaires chez moi depuis un an. L’horrible réalité le percuta de plein fouet. Une année de souffrance, de dépression, de désespoir, de ruminations, de cauchemars, de journées insoutenables à cause pour rien. Comment sa propre sœur, qu’il considérait comme une deuxième maman, avait-elle pu le trahir à ce point ? Une crampe lui déchira l’estomac. La sensation de recevoir un bus en pleine face lui donnait la nausée.

 — Augustin… Parle-moi, ajouta Lisa.

 Il ne l’entendait plus, ne voulait plus l’écouter. Son sang crépitait dans ses veines. Une haine viscérale enflait en lui, enflammait sa poitrine, empoisonnait ses pensées, ravageait son cœur. Un désir furieux de balancer quelque chose, de casser des objets, de hurler, de pleurer, de taper sur son fauteuil l’assaillit, mais son corps paralysé refusait d’extérioriser sa rage.

 — Tu… Tu n’es qu’une sale connasse ! Espèce de… de…

 Aucun mot ne suffisait à exprimer ce qu’il ressentait. La colère qui brûlait en lui suintait par tous les pores de sa peau.

 — Je te déteste ! vociféra-t-il, le visage ruisselant de larmes. Je te hais ! Tu me dégoûtes, tu n’es qu’une minable, une égoïste, une menteuse ! Prends tes affaires et casse-toi !

 Parfaitement stoïque, Lisa encaissa les insultes sans réagir. Les lynchages publics, les diffamations faisaient partie de son quotidien. Seul l’état physique et psychologique déplorable de son frère, dont elle s’estimait responsable, l’attristait. Ce déferlement de haine la soulageait. Un juste châtiment, bien mérité.

 — Tu n’es plus ma sœur ! ajouta Augustin, à bout de souffle. Pour moi, tu ne représentes rien d’autre qu’un vulgaire tas d’ordures. Audrey, tu peux m’aider à retourner dans ma chambre, s’il te plaît ? Je refuse de rester dans la même pièce qu’elle.

 Une fois seul avec sa fiancée, Jin-woo lui jeta un coup d’œil inquiet. Lisa essuya la larme qui coulait sur sa joue.

 — Ça va, ma Lili ? Tu devrais peut-être aller le voir.

 — Non, Jin. Maintenant qu’il a vidé son sac, il a besoin de réfléchir. Je le connais mieux que toi. J’attendrai demain matin pour retourner lui parler.

Nuit du 12 au 13 juillet 2019, Paris, minuit trente.

 Dissimulées dans l’ombre des lampadaires, deux silhouettes cagoulées, drapées de vêtements noirs se faufilèrent sur les berges de la Seine. Après avoir traversé la rue, elles se cachèrent derrière une benne à ordure afin d’éviter les phares d’une voiture.

 — Y’a encore du monde à cette heure-là, chuchota l’une d’elles. Tu crois que c’est une bonne idée, Popeye ?

 — Arrête de chouiner, Walker. On a déjà fait pire ! Tais-toi et avance si tu veux ton fric.

 Avec l’agilité d’un chat, les deux larrons enjambèrent la palissade qui ceinturait la majestueuse cathédrale. Les faisceaux d’une lampe torche balayèrent l’obscurité.

 — Par ici, souffla Popeye.

 Ils s’agenouillèrent derrière une pelleteuse en attendant que le vigile disparaisse dans l’angle du mur.

 — Mets ton casque à vision nocturne.

 Lorsqu’ils furent équipés, ils empruntèrent l’échelle de l’échafaudage vertigineux à pas de velours jusqu’au pignon du transept sud.

 — Voilà, c’est là ! annonça Popeye à son acolyte.

 Il lui tendit un flacon en plastique.

 — Fais gaffe, c’est super dangereux !

 — Oui, t’inquiète paupiette. C’est pas la première fois que j’utilise ce produit.

 Walker enfila des gants, ouvrit avec précaution le récipient puis aspergea le mur d’acide. Une écume blanchâtre rongea la pierre en crépitant. Une poignée de secondes suffit à faire disparaître les gravures centenaires à tout jamais.

 Les deux compères rebroussèrent chemin avec la même facilité qu’à l’aller puis s’installèrent dans leur voiture.

 — J’envoie un SMS à JD avant de décoller, lança Popeye.

Le 13/07/24 1 h 06

Salut JD. Mission pirate terminée. R.A.S.

 Une minute plus tard, son téléphone vibra.

Le 13/07/24 1 h 07

Parfait les gars ! J’effectue le second virement et vous recontacte si besoin.

 Popeye fourra son smartphone dans sa poche.

 — Je deviens trop vieux pour ces conneries, maugréa-t-il.

 Walker sortit son paquet de cigarettes de la boîte à gants et en alluma une.

 — Je ne comprends pas JD. D’abord, il nous envoie à Dijon déterrer un charnier pour qu’un ouvrier tombe dessus, et là, on doit effacer un graffiti de merde dans les décombres de la cathédrale.

 — Faut pas chercher. JD a toujours des plans tordus. Tout ce que je sais, c’est qu’il paie bien ! Et puis, c’était une mission tranquillou.

 — C’est sûr, répondit Walker en recrachant un panache de fumée. Beaucoup plus facile que de buter les mecs de l’autre fois. Au moins, dans une cathédrale, pas de risque de se faire tirer dessus par les gargouilles !

 Leurs éclats de rire résonnèrent dans l’habitacle alors que la voiture bifurquait dans l’une des ruelles de la capitale.

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