Chapitre 8 L'alliance

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Troyes, 27 juillet 1942

 Marty traversait les couloirs du temps en DeLorean, moi, en essoreuse à salade. Pas la même classe ni le même confort. Ce voyage, je m’en souviendrais jusqu’à la fin de ma vie. Jamais l’un de mes allers-retours n’avait été si mouvementé.

 Mes paupières pesaient une tonne. Un marteau piqueur me perforait le crâne. Mes muscles brûlaient, mais peu m’importait. Je m’efforçai d’ouvrir les yeux. Je voulais voir mon amour tout de suite sans perdre une seconde de plus.

 Les contours de sa silhouette se dessinèrent dans la semi-obscurité, faiblement éclairés par les pâles rayons de la lune. Je me retins de ne pas éclater en sanglots. Elle dormait à côté de moi, son visage à quelques centimètres du mien. Son souffle caressait ma peau.

 Une bouffée d’amour m’envahit. Plus rien d’autre qu’elle ne comptait. Mes douze mois de désespoir s’effacèrent en un claquement de doigts. Des larmes de soulagement, incontrôlables, intarissables, mouillaient mes joues. La présence d’Éva réveillait mon esprit, ranimait mon corps, ressuscitait mon âme de son interminable agonie. Comment avais-je pu supporter son absence si longtemps, et pire, douter de son existence ? Je mourrais d’envie de la toucher, pourtant, je restai sans bouger à la contempler comme une œuvre d’art pendant plus d’une heure.

 Sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers. J’y collai délicatement mon oreille. L’écho des battements de son cœur me bouleversa. Aucune mélodie ne pouvait rivaliser avec le murmure de la vie qui s’écoulait en elle. Pourquoi ne l’avais-je jamais écouté auparavant ? J’effleurai sa joue du bout des doigts. Ses mèches me chatouillèrent. Leur couleur de miel doré me rappelait les couchers de soleil que j’admirais avec mes sœurs dans le parc du cottage. La chaleur de sa peau, aussi douce et réconfortante qu’un feu de cheminée, m’enveloppait. Les flammes et la lumière. Un parfait condensé de sa personnalité.

  Pris d’une crise de paranoïa soudaine, je m’abstins de cligner des yeux. Et si elle disparaissait, là, tout à coup ? Était-elle réelle ? Mes bras se refermèrent autour de sa taille. Retrouver Éva et sentir mes muscles m’obéir représentaient un don du ciel. Rien au monde n’aurait pu me procurer plus de bonheur. Je la serrai contre moi pour me prouver que je n’hallucinais pas.

 — Augustin ? Tu vas bien ?

 Le son de sa voix me transporta de joie. Depuis tout ce temps, j’avais fini par oublier son timbre cristallin, ses intonations chantantes, la façon dont elle prononçait mon prénom.

 Lorsquelle alluma la lampe à pétrole, une lumière tamisée projeta nos ombres sur les murs. Éva planta son regard dans le mien. Mon cœur se renversa.

 — Tu pleures ? s'alarma-t-elle. Qu’est-ce qui t’arrive ?

 Ces nuances de bleu au fond de ses iris… Pourquoi ne les remarquais-je que maintenant ? Combien de détails m’avaient échappé lors de mes précédents voyages ? Des détails pourtant essentiels, gâchés par ma timidité, mon manque de confiance en moi, ma fichue niaiserie.

 — Ce n’est rien. Un simple cauchemar, la rassurai-je. Ne t’inquiète pas.

 Après une année à réaliser ce que j’avais perdu, tout m’apparaissait différent. Plus rien ne me retenait. La peur d’exprimer mes sentiments ? Envolée. La crainte de lui ouvrir mon cœur ? Un lointain souvenir. Cette fois, hors de question de répéter les mêmes erreurs. On ne m’accorderait pas de troisième chance. Chaque instant en sa compagnie représentait un cadeau inestimable.

 — Je t’aime, Éva. Tu n’imagines pas à quel point.

 — Moi aussi, je t’aime, Augustin.

 Cette déclaration aux accents de musique sacrée fit vibrer mon âme. Elle s’inscrivit au plus profond de mon cœur, à la manière d’un tatouage indélébile.

 Le long baiser que nous échangeâmes fut l’un des plus beaux de ma vie. Son souffle se mélangea au mien. Nos langues s’entremêlèrent, nos doigts s’enchevêtrèrent, nos jambes s’entrelacèrent. La saveur de ses lèvres me rendait accro. Je refusais d’en être sevré. Ses caresses sensuelles répondaient aux miennes dans un ballet voluptueux. Mes mains se promenèrent sur son corps, redécouvrirent toutes les subtilités de sa peau. Je percevais le plus infime de ses frémissements, les variations de sa respiration, chaque soubresaut de ses muscles.

  — Tu es en forme, on dirait, me susurra-t-elle à l’oreille.

 Je déposai ma bouche sur son épaule, au creux de son cou. Son odeur aussi, je l’avais oubliée. Vanillée, sucrée, entêtante. Guidé par ses soupirs, attentif à la moindre de ses réactions, je m'attardai sur sa poitrine harmonieuse et légèrement galbée, laissai mes lèvres effleurer ses aréoles.
 Ses tressaillements m’incitèrent à poursuivre cette exploration sensorielle délicieuse. J’embrassai chaque parcelle de son ventre à la saveur suave, dérivai vers l’intérieur de ses cuisses d’une douceur de velours.

 Elle ferma les yeux. Les oscillations de son buste s’accélérèrent. Du bout de la langue, je titillai son bouton de plaisir et glissai un doigt dans son intimité, en espérant lui procurer un maximum de sensations.

 Elle poussa un long gémissement, se contorsionna, s’agrippa au matelas.

 — Ne t’arrête surtout pas… haleta-t-elle.

*

* *

 Mon amour se rendormit dans mes bras. La fatigue me tombait dessus, mais la peur irrationnelle de repartir ou de la voir s’effacer me maintint éveillé. Les draps imprégnés de son odeur, les effluves des meubles fraîchement cirés qui embaumaient la pièce me réconfortaient. Quel bonheur de revenir chez moi !

 Les rideaux de la fenêtre ouverte dansaient au gré du vent. Dans la chambre, rien n’avait bougé. Même si tout était identique à mes souvenirs, une étrange atmosphère y régnait. Celle que je ressentais parfois en rentrant à la maison après de longues vacances. Marie et mes amis me manquaient. Je trépignais d’impatience de les revoir enfin.

 Bercé par la respiration d’Éva, je la regardai dormir jusqu'à me faire happer par le sommeil.

Troyes, 28 juillet 1942

 Au petit matin, des toc toc toc nous réveillèrent en sursaut. Éva posa son index sur ses lèvres pour m’inviter à garder le silence. La tête dans le coaltar, je me cachai sous les draps pendant qu’elle enfilait une robe de chambre. La porte grinça lorsqu’elle l’entrouvrit.

 — Que puis-je pour vous, adjudant ?

 — Pardonnez-moi de vous déranger si tôt, Madame. On m’a chargé de vous conduire de toute urgence jusqu’à Dijon. Le capitaine Hans *Gëring est déjà prévenu, il vous attend dans le restaurant.

 Cette voix rocailleuse, désagréable… Je la connaissais. J’eus beau tendre l’oreille, impossible de mettre un nom sur ce type. Je brûlais d’envie de jeter un œil, mais me ravisai. Mieux valait rester discret. Hors de question de porter préjudice à Éva. Si un Allemand me surprenait dans sa chambre, les rumeurs remonteraient jusqu’à Berlin.

 Qui était donc cet abruti qui me gâchait mon retour ?

Paris, 25 juillet 2019

 Jin feuilleta à toute vitesse les passages rédigés par Éva.

 — Oh non… C’est Philippe Bodmann !

 — Comment ça ? s’écrièrent Audrey et Lisa.

 — « Je suis inquiète. Il y a trente minutes, l’adjudant Bodmann a frappé à la porte de ma chambre. J’espère qu’il n’a pas vu Augustin », rapporta-t-il à voix haute.

 Les lèvres pincées, Audrey pointa vers sa sœur un index accusateur.

 — Tu ne pouvais pas nous le dire, Lisa ? Tu as décortiqué ce carnet des dizaines de fois !

 — Tu ne te rends pas compte de la quantité d’informations qu’il contient ! Je ne peux pas tout retenir ! Avec les découvertes du professeur Anderson, ce qu’Augustin nous a raconté, notre dispute, mon boulot, Sarah que je dois surveiller constamment, j’ai fini par oublier.

 Audrey s’enfouit la tête dans les mains et se laissa retomber sur le canapé.

 — Que va-t-il se passer si papy croise son demi-frère ?

 Jin-woo retourna le journal.

 — Arrêtez donc de vous chamailler ! Le seul moyen de le savoir, c’est de lire la suite.

Troyes, 28 juillet 1942

 Éva lâcha un soupir excédé.

 — À quelle heure devons-nous y être ? s’impatienta-t-elle.

 — Le plus tôt possible.

 — Vous ne m’avez pas précisé qui nous demande !

 — Le Maréchal Gëring, Madame.

 Le Maréchal Gëring ? Un membre de la famille de Hans ? Que voulait-il à Éva ?

 Cette dernière tapota du pied sur le parquet.

 — Dites… Dites-lui que c’est mon jour de repos.

 Sa voix chevrotait. Qu’est-ce qui la rendait si nerveuse ?

 — Vous ne comprenez pas, Madame. Il ne s’agit pas d’une requête, mais d’un ordre. Le Maréchal m’a autorisé à utiliser la force si nécessaire.

 Le ton de ce type ne me plaisait pas du tout. De quel droit osait-il la menacer ? Savoir que je le connaissais sans parvenir à l’identifier m’exaspérait. Après un an passé à Boston, mes souvenirs se mélangeaient. Au moins, Éva voyagerait avec Hans. Même si je ne l’appréciais pas, sa présence auprès d’elle me rassurait.

 — Très bien. Je vois que je n’ai pas le choix ! Je serai prête dans une demi-heure.

 Elle lui claqua la porte au nez, verrouilla et s’assit sur le lit à côté de moi.

 — Tes mains tremblent, Éva.

 — J’ai un peu froid.

 Elle m’embrassa, effleura ma nuque. La chaleur de ses doigts sur ma peau me fit frissonner.

 — Qui était cet adjudant ? insistai-je. Qu’est-ce qu’il vous veut, à toi et Hans ?

 — Ne t’inquiète pas, il ne s’agit que d’une simple réunion de travail.

 Pourquoi me mentait-elle ? Qu’essayait-elle de me cacher ?

 — Si tout va bien, je serai rentrée en milieu d’après-midi, ajouta-t-elle. On se rejoint au lac où tu vas parfois pêcher avec Claude et Justin à dix-neuf heures.

 Elle déposa ses lèvres sur les miennes, attrapa son journal intime qu’elle fourra dans son sac et fila dans la salle de bain.

*

* *

 Je tournai, virai dans le lit. La nervosité d’Éva m’inquiétait. Les paroles de ce type aussi. Un élément important m’échappait, mais lequel ? Encore une fois, ma mémoire de poisson rouge me faisait défaut. Ma longue absence n’arrangeait rien. Je me massai les tempes, poussai des jurons, balançai mon oreiller contre le mur pour me défouler. Que pouvais-je faire de plus ? Hans veillerait sur elle. Inutile de m’alarmer. Dans plusieurs heures, je reverrais mes amis. Pas question de gâcher ce retour à Troyes en ruminant !

 Incapable de retrouver le sommeil, j’ignorai mes courbatures et me levai. Ces douleurs ne me dérangeaient pas. Au moins, je ressentais mes muscles. La fraîcheur du parquet sous mes pieds nus m’exalta. Une envie irrépressible de profiter de mon corps m’envahit. J’enchaînai les pompes, les squats, les jumping-jack, sautillai comme un dément dans la chambre jusqu’à l’épuisement.

 Ma crise de folie terminée, je me vautrai dans la baignoire en alternant eau froide et eau chaude. Je voulais tout expérimenter. Les sensations agréables et les désagréables. Quel bonheur de me laver sans personne pour me frotter ou me regarder, de me brosser les dents, de goûter au dentifrice dégueulasse, de me peigner, de me raser, de poser mes fesses sur le trône. Adieu sondes urinaires et entérales. Même lacer mes chaussures m'exaltait !

 Vers sept heures et demie, je rejoignis le restaurant de l’hôtel d’où une délicieuse odeur de tarte s’échappait. Je dus me retenir d’enlacer la dizaine d’officiers qui y déjeunaient tant mon humeur frisait l’hystérie. Pompon se frottait à la porte de la cuisine. Lorsqu'il m'aperçut, il leva la queue et me salua d'un miaulement amical. J'attrapai cette boule de poils orangée, le couvris de bisous et de câlins qu'il me rendit en me léchouillant le bout du nez.

 Au fond de la pièce, Marie s’affairait à préparer les plateaux.

 — Ha, te voilà enfin ! gronda-t-elle. Ça fait une demi-heure que je t’attends ! Tu sais qu’il y a d’autres clients que Mademoiselle Kaltenbrün dans ce foutu hôtel ?

 L’entendre ronchonner de si bon matin… Quelle douce mélodie ! Je me précipitai vers elle et la serrai dans mes bras. Elle en lâcha la baguette de pain qu’elle tenait.

 — Qu’est-ce qui te prend ? Tu t’es déjà disputé avec ton Allemande ?

 — Merci, Marie, de m’avoir recueilli chez toi. Je t’adore.

 Ses yeux s’embuèrent.

 — Tu es un brave petit. Maladroit et idiot, mais très attachant, me répondit-elle en me tapotant la joue. Allez, apporte les petits-déjeuners aux boches, et quand tu auras terminé, tu pourras filer rejoindre Justin et Claude à la ferme.

 — À la ferme ?

 — Tu avais promis d’aider à ranger la grange après le mariage ! Bon, je suppose que les tourtereaux comprendront que tu avais mieux à faire avec Mademoiselle Kaltenbrün.

 Je n’avais jamais effectué le service et la vaisselle si vite. Pour m’encourager, j’accompagnai la danse des assiettes et des couverts en chantonnant [1]Higitus Figitus. Un retour à Troyes après un an d’absence s’avérait plus efficace qu’un litre de café et plus énergisant qu’une pile électrique. Je n’attendais qu’une chose : revoir Claude et le reste de la bande.

 Deux heures plus tard, j’enfourchai mon vélo qui m’avait manqué, lui aussi, et traversai les charmantes ruelles pavées de Troyes, ma vieille amie. L’architecture médiévale, les maisons à colombage, l’air frais qui me caressait le visage me rendaient euphorique. Surexcité, je saluai avec un enthousiasme excessif tous les commerçants du centre-ville et les personnes que je croisais. Le boucher secoua la tête avant de rentrer dans sa boutique, la boulangère leva les yeux au ciel, les Allemands m’ignorèrent, mais peu m’importait. Ma réputation n’était plus à faire.

 En arrivant à la ferme, je balançai mon vélo et poussai la double porte de la grange comme une furie. Mes camarades se tenaient là, devant moi, en chair et en os. Eux, que je pensais ne jamais revoir. J’avais envie de rire, de pleurer, de hurler de joie, de leur sauter dessus.

 — Ah ! Voilà Roméo ! lança Claude, un balai à la main. On ne t’attendait plus.

 René, Jacques et Justin repliaient les tables improvisées.

 — Salut, le revenant ! ajouta Jacques. C’est gentil de venir nous aider quand tout est terminé.

 Je m’avançai vers Claude, les yeux embués, un sourire béat sur le visage. Face à mes pupilles en forme de cœurs, il fit un pas en arrière.

 — Euh… Si tu comptes me demander en mariage, c’est trop tard. T’as raté ta chance, mon vieux.

 Je me jetai dans ses bras et déversai toutes les larmes de mon corps sur son épaule.

 — Tout va bien ? s’inquiéta-t-il. Qu’est-ce qui te met dans cet état ?

 — Je suis si content de te voir…

 Colette débarqua, ses cheveux enroulés dans un foulard, une bassine d’eau dans les mains.

 — Tu t’es encore disputé avec Éva ? soupira-t-elle.

 Je relâchai Claude, me précipitai vers elle et l’étreignis de toutes mes forces. Le contenu du baquet se déversa sur les tomettes.

 — Tout va très bien ! claironnai-je. Je dirais même plus, tout va merveilleusement bien ! [2]

 Dans un concert de protestations peu convaincantes, Jacques, René et Justin se laissèrent enlacer contre leur gré. Cette journée magique resterait gravée dans ma mémoire.

 En début d’après-midi, Justin, accompagné des jumeaux, s’éclipsa avec le camion de Marie pour rapporter les chaises et tables chez leurs propriétaires.

 De retour à l’hôtel, Marie me chargea du ménage. Après un long moment à récurer, frotter, astiquer, remplacer les draps, je terminai par la chambre d’Éva. Impatient de la retrouver, je fredonnai Money For Nothing de Dire Straits en passant le balai, virevoltai avec la grâce d’un mammouth entre les meubles, lorsque mon traître de pied s’empêtra dans celui de la coiffeuse. Posé sur le bord, le coffret en acajou dégringola avant de s’échouer sur le parquet. Une bourde de plus au compteur.

 Au moment de le retourner pour y ranger son contenu, un double fond dont j’ignorais l’existence s’en détacha. Des clichés s’envolèrent, un petit bijou doré s’en échappa et roula sous le lit. Dépité par ma maladresse, je tendis la main pour récupérer l’objet fugueur. Une bague. Ou plutôt… Une alliance.

 Mes muscles se raidirent. À mes pieds, des photos d’Éva au bras de Hans, dans la robe de mariée qu’elle avait offerte à Colette.

*Gëring Nom de famille de Hans (autrefois Göring, modifié à la réécriture)

[1] Chanson du dessin animé Merlin L’enchanteur de Disney.

[2] Référence à Dupond et Dupont - Tintin

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