Chapitre 9 PART 2/2 De l'orage dans l'air
À mon arrivée, Éva patientait, adossée à la portière de sa traction Citroën. Elle m’adressa un large sourire auquel je fus incapable de répondre. Au-dessus du lac, des nuages noirs en parfaite harmonie avec mon humeur assombrirent le ciel. L’air, chargé d’humidité, devint électrique.
Face à mon absence de réaction, Éva enroula ses bras autour de ma taille et déposa ses lèvres sur les miennes. Baiser que je ne lui rendis pas. Je restai immobile, aussi glacial que le blizzard, insensible à ses caresses.
— Ça ne va pas, Augustin ?
Inspirer, expirer. Déglutir. Garder son calme.
— Non, ça ne va pas.
Je m'éloignai d'elle, plongeai une main tremblante dans ma poche et lui montrai l’alliance. Son visage blêmit.
— Tu peux m’expliquer ? articulai-je avec difficulté.
— Où l’as-tu trouvée ?
— Pas de chance, ta boîte à secrets est tombée quand j’ai fait le ménage.
Les sifflements du vent s’engouffraient dans la végétation alentour. Éva tritura son bracelet, détourna la tête. C’était la première fois depuis que je la connaissais qu’elle n’osait pas me regarder. Sa réaction me noua la gorge.
— Alors ? Tu es mariée à Hans ? Tu comptais me le dire un jour, ou…
— Je ne voulais pas que tu l’apprennes de cette façon, souffla-t-elle.
— Dans ce cas, tu aurais peut-être dû m’envoyer un faire-part ! J’aurais pu prononcer un discours et même couper le gâteau !
— Augustin. Il faut que tu comprennes. Je…
— Depuis quand ?
Elle s’entortilla les doigts. Autour du lac, les branches d’arbres ployaient sous les bourrasques.
— Le premier juillet, à Berlin.
Je serrai les poings à m’en blanchir les mains. À chacune de ses répliques, le poignard imbibé d’amertume qui me transperçait le cœur s’enfonçait un peu plus. Mon esprit grouillait de pensées ténébreuses. Le sel de mes larmes s’infiltrait entre mes lèvres. Tout s’écroulait. Je n’avais plus qu’une seule envie : décamper loin d’ici. Ne plus l’écouter. Pourtant, je ne pus m’y résigner.
— C’est pour vos noces que Hans est venu te chercher à Troyes avant notre escapade à Paris ? Comment as-tu pu m’affirmer que tu m’aimais sans sourciller ? Tu t’es bien foutue de ma gueule !
Ses yeux s’humidifièrent. Je ne pus m’empêcher de reculer quand elle s’avança vers moi.
— C’est la vérité, Augustin. Je t’aime vraiment.
L’éclair qui taillada les nuages fit gronder le ciel. De légères gouttes s’écrasèrent sur mon front.
— Tu m’aimes ? explosai-je. Alors explique-moi ce qui t’a poussée à l’épouser, et pire, à me mentir !
— Je suis désolée… Je ne peux te fournir que la moitié de la réponse. Pour le reste, j’ai promis à Hans de n’en parler à personne.
Cette dernière phrase me péta à la figure. Son précieux anneau de merde scintilla lorsque je le lançai à ses pieds.
— Dans ce cas, je vous souhaite le meilleur !
Un nouvel éclair zébra le ciel. Alors que je me ruai vers les sous-bois, un rideau de pluie me tomba dessus. La douche froide, dans tous les sens du terme. Les clapotis à la surface du lac s’éloignèrent. Les branches me fouettaient le visage, les ronces me lacéraient les bras, mais peu m’importait. Courir encore plus vite pour cesser de réfléchir, ne rien ressentir d’autre que la douleur de mes cuisses. L’eau ruisselait sur ma peau, dégoulinait de mes cheveux, alourdissait mes vêtements. Mes chaussures s’embourbaient dans la gadoue. Ne pas s’arrêter. Faire taire les voix perfides de la déception, de la désillusion et de la trahison qui gangrénaient mon cerveau.
Un point de côté me déchira le flanc. Contraint à ralentir, je bifurquai sur un sentier qui serpentait entre les troncs. Au loin, les vestiges d’un moulin se dessinèrent. Je m’assis sur le muret trempé, à moitié en ruines. Et dire que je comptais emmener Éva ici pour pique-niquer. J’avais déjà tout planifié : j’aurais cuisiné et glissé des tartelettes à la fraise, son gâteau préféré, dans un panier en osier, sans oublier une bouteille d’épine. Comment avais-je pu me planter à ce point ? Et voilà que je recommençais à pleurer. Plus j’essayais d’arrêter, plus mes sanglots s’intensifiaient. Ploc ploc ploc. L’averse continuait de s’abattre.
Une branche craqua dans mon dos, une ombre se déploya au-dessus de ma tête. Le déluge cessa de me marteler le crâne. Un parapluie à la main, Éva s’installa à côté de moi, emmitouflée dans sa cape kaki.
— Je me doutais que tu te cachais là, murmura-t-elle.
Elle passa son bras autour de mon épaule. J’aurais voulu m’écarter, mais je n’y arrivais pas. C’était plus fort que moi. Sa présence atténuait ma colère autant qu’elle me torturait. Son parfum vanillé se mélangea aux odeurs de mousse et d’humidité. Mon cœur tambourinait. N’avait-il pas compris que la femme à côté de moi venait de le briser ? Pourquoi continuait-il de battre pour elle ? Je reniflai bruyamment, frottai ma manche gorgée d’eau sur mes paupières.
Éva s’éclaircit la gorge.
— Si tu ne t’étais pas enfui en courant, j’aurais pu t’expliquer que je n’ai pas eu d’autre choix. Après l’assassinat de Mark, mon petit frère, notre géniteur s’est mis en tête de me trouver un mari digne de notre rang. Il m’a donc promise au frère de Hans. C’était une aubaine, tu comprends. Le grand Général Kaltenbrün se rapprochait ainsi d’une des familles les plus puissantes du parti. Pour me protéger, Hans et moi leur avons fait croire que nous étions déjà fiancés. Cette supercherie nous arrangeait tous les deux. Nous nous contentions d’apparaître au bras l’un de l’autre lors des réceptions mondaines, et à l’extérieur, nous menions notre vie chacun de notre côté. En juillet, mon géniteur m’a demandé de rentrer. Quand je suis arrivée à Berlin, mon beau-père et lui avaient organisé notre mariage. Nous n’avons pas pu nous rétracter.
Le déluge s’interrompit comme par enchantement. Éva replia son parapluie et retira sa cape. Elle portait une jolie robe fleurie, agrémentée du collier que je lui avais offert. Trop aveuglé par la colère, je ne l’avais même pas remarqué. Quel imbécile !
— Donc… tu l’as épousé contre ton gré ?
— Oui. Nos familles se sont toujours fréquentées. Après la mort de maman, Hans m’a beaucoup soutenu. Sans son aide, j’aurais été mariée à son frère. Il m’aurait interdit de quitter Berlin, m’aurait forcée à jouer les femmes de ménage, à lui obéir comme son esclave, à respecter le devoir conjugal et lui faire des enfants. Tu n’imagines pas quel genre de monstre il est.
Ma gorge se serra. Je n’en revenais pas. Son ordure de père l’avait vendue comme du bétail. Comment pouvait-on faire subir ce genre de choses à sa fille ? Et moi, en sale égoïste, je n’avais même pas cherché à l’écouter. Mes yeux s’embuèrent à nouveau. Imaginer ce qu’elle endurait depuis plus d’un an me révoltait. Elle méritait mieux.
— Je suis désolé d’avoir douté de toi, Éva. Je me suis comporté comme un imbécile.
Je posai ma tête contre son épaule, emmêlai ses doigts froids entre les miens. Mes cheveux trempés sur sa peau la firent frissonner.
— Ils t’ont laissée rester en France alors que tu étais fiancée ?
— Quand Hans a été appelé sur le front de l’Est, j’ai prétendu vouloir continuer à servir mon pays, à Troyes. Hans a appuyé ma demande auprès de son père et du mien. Ils ont accepté en insistant pour qu’on se marie le plus vite possible. La suite, tu la connais. En juillet, ils ont pris les choses en main.
Les rayons du soleil transpercèrent les nuages. Les restes du moulin ne ressemblaient plus du tout à un décor d’apocalypse, mais plutôt à un paysage champêtre de carte postale. Peut-être à cause de l’éclaircie ? Ou parce qu’Éva se tenait à mes côtés, que mon cœur s’apaisait ?
— Personne n’est au courant, en France ? lui demandai-je
— Pas encore. Notre union remonte à moins d’un mois.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Si tu m’avais fourni ces explications dès le début, je ne me serais pas senti trahi. Je t'aurais écouté sans m'emporter.
Elle haussa un sourcil.
— Je ne savais pas comment te l’avouer. J’avais peur que tu me prennes pour une fille facile, que tu refuses d’entretenir une relation avec moi ou que tu me rejettes. Je comprendrais que tu préfères me quitter pour préserver ta réputation.
Sa réponse me stupéfia. Plaisantait-elle ? Son regard sérieux laissait supposer que non.
— Ma réputation ? Éva, je te rappelle que je suis l’idiot du village ! Je n’ai aucune envie de me séparer de toi ! Le mariage, ce n’est qu’un bout de papier.
Elle glissa une mèche derrière son oreille et cueillit un pissenlit qu’elle dépiauta pétale après pétale.
— Je ne sais pas quelles sont vos mœurs, aux États-Unis. Ici, un Français qui couche avec une Allemande mariée est très mal vu, et les femmes adultères risquent l’emprisonnement. Je nous ai fait prendre de gros risques.
La précarité de sa condition m’explosa au visage. Les longs discours d’Audrey me revinrent en mémoire : « Tu te rends compte qu’à cette époque, les femmes n’avaient pas le droit de voter ni d’ouvrir un compte bancaire ? L’avortement les condamnait à la peine de mort. Leurs biens, le fruit de leur travail, leurs enfants appartenaient à leur époux. C’est inadmissible ! ». Inadmissible. Un mot encore trop faible. Comment pouvait-on cautionner de telles injustices ?
— Je me fiche de ton union avec Hans, Éva. Ce qui m’a indigné, c’est d’apprendre que tu m’avais menti. J’ai cru que tu te moquais de moi, qu’à tes yeux, je n'étais qu’un jouet.
Son visage se durcit. Elle me lança un coup d’œil glacial et broya les restes du malheureux pissenlit dans sa main.
— Espèce d’idiot ! Je pensais que tu me connaissais bien !
Sa bouille d’énervée fit fondre mon cœur. Quel soulagement de retrouver ce mauvais caractère qui m’avait tant manqué ! Je déposai un baiser sur sa joue en réprimant un éclat de rire.
— Augustin, je ne serai jamais libre. Je suis enchaînée à cette famille. Tu comprends ce que j’essaie de te dire ?
— Tu espères que je m’enfuie à nouveau en courant ? plaisantai-je. Tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement. Promets-moi qu’à partir de maintenant, tu me diras toujours la vérité. De mon côté, je m’engage à faire de même.
Elle effleura mes lèvres avec les siennes.
— Je dois prendre ça pour un oui ?
— Je ne te mentirai plus, sauf en cas de force majeure.
— Éva…
Elle appliqua sa tactique ultime. Celle qui fonctionnait à tous les coups. Première phase : battement de cils accompagnés d’un de ses sourires ravageurs dont elle avait le secret. Phase deux : rapprochement physique, câlin, caresse, tête contre épaule. Phase trois : un savoureux baiser, que je lui rendis avec plaisir cette fois-ci. Ma faiblesse me dépitait.
— Il y a quand même quelque chose qui m’ennuie dans cette histoire, avouai-je. Que se passera-t-il si Hans tombe amoureux de toi ? En tant que mari, il aura tous les droits.
— C’est impossible.
— Comment peux-tu en être certaine ?
Elle soupira, frappa l’herbe humide du bout de sa chaussure.
— Il ne tombera jamais amoureux de moi ni d’aucune femme.
J’ouvris la bouche et la refermai. Pendant tout ce temps, la jalousie m’avait rongé les entrailles pour rien. La conversation espionnée derrière la porte de l’hôtel à Paris prenait tout son sens, désormais. Et ce charlatan d’Aldermann. Savait-il ? Ils avaient l’air si proches, ce soir-là. Très proches !
— Le lieutenant Aldermann est son compagnon ?
— Ne le répète à personne. Il y a déjà des rumeurs qui circulent à son sujet. C’est aussi pour cette raison que nous nous sommes mariés. Il devait faire taire les ragots au plus vite. Si son père ou la Gestapo découvraient la vérité…
— Ne t’en fais pas, je ne dirai rien, la rassurai-je. Si Hans ne ressent rien pour toi, pourquoi me déteste-t-il ?
Son rire cristallin s’envola.
— C’est tout le contraire, idiot ! Il te trouve mignon, attachant. Hans aime provoquer et taquiner. Je ne compte plus les fois où nous nous sommes disputés à cause de son manque de tact. Il te teste pour savoir ce que tu vaux. Et puis, il est très protecteur avec moi. Je suis la petite sœur qu’il n’a jamais eue.
— Il n’était pas obligé de me traiter de merdeux, maugréai-je. Je n’ai pas non plus digéré qu’il adhère à la tentative d’euthanasie d’Aldermann !
— Disons que ce soir-là, Friedrich aurait préféré ne pas nous croiser. Son humeur n’était pas au beau fixe. Il avait prévu de passer plus de temps avec Hans.
— Pourquoi défends-tu cet Aldermann ? Ce n’est qu’un sale nazi ! Il…
Elle fit taire mes bougonneries en m’embrassant. Comment rester fâché dans ces conditions ? Lorsque je dégageai la mèche blonde qui retombait sur ses yeux, un bref rictus crispa les traits de son visage.
— Je t’ai fait mal ? m’inquiétai-je.
— Non, pas du tout !
— Je t’ai vu grimacer. Tu as une bosse sur le haut du front.
Elle se trémoussa sur le muret et arracha plusieurs feuilles de lierre.
— Ce n’est rien. Je me suis cognée en sortant de la voiture.
— S’il te plaît, explique-moi. Tu as promis de ne plus me mentir !
— Je vais très bien, Augustin !
Alors que je lui caressai la nuque, ses muscles se raidirent. Une intuition oppressante me plomba l’estomac. Sans demander son avis, je balayai ses cheveux d’un geste fébrile. Mon cœur s’arrêta. Cachée derrière ses boucles, une trace de main violacée marquait sa peau.
— Qui… Qui t’a frappée ?
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