Chapitre 10 Le monstre

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  Éva fixa les ruines du moulin sans cligner des yeux ni prononcer un mot. Que me cachait-elle encore ? D’où venaient ces horribles ecchymoses sur sa nuque ? Et sa bosse ? Savoir qu’elle puisse être victime de maltraitance me révoltait. Des larmes d’indignation me voilèrent les yeux.

 — C’est Hans qui t’a fait du mal ?

 — Bien sûr que non ! Ce n’est pas lui. S’il te plaît, Augustin, ne te mêle pas de cette histoire.

 Pourquoi refusait-elle de se confier ? J’aurais tout donné pour lui apporter mon aide. Me contenter d’attendre sans rien faire me rongeait. Mes muscles devinrent aussi raides que la pierre du muret. Le salaud qui avait osé la toucher le paierait très cher ! D’un geste rageur, je giflai une pauvre branche de noisetier qui se trémoussait à côté de ma tête.

 — Détends-toi, Augustin. Ce n’est rien.

 — Arrête de minimiser la situation ! Tu te rends compte des marques que tu as ? Personne n’a le droit de te frapper ou de te brutaliser !

 Elle attrapa mon poignet et m’attira dans ses bras. À son contact, ma colère dégringola, comme toujours. Qui cherchait-elle à protéger ? Hans ? Ou… moi ? Une pensée encore plus insupportable me traversa l’esprit : l’avait-on agressée par ma faute ?

 — Suis-je responsable de ce qui t’est arrivé ? demandai-je, la boule au ventre. Je t’en prie, Éva, parle-moi. Nous trouverons une solution ensemble.

 Elle secoua la tête, abaissa ses paupières.

 — Tu es plus têtu qu’une bourrique. Je t’expliquerai si tu me promets de ne rien entreprendre de stupide.

 — C’est-à-dire ?

 — De ne pas essayer de jouer les héros ni de faire justice toi-même, par exemple !

 — Tu voudrais que je reste les bras croisés ?

 Son coup d’œil sévère me dissuada d’en rajouter. Pour en apprendre davantage, je devrais me plier à ses règles. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle ait le dernier mot ?

 — D’accord, soupirai-je. Je te le jure.

 — Je ne plaisante pas, Augustin. Tu as intérêt à tenir parole, sinon, tu auras affaire à moi !

 Personne au monde ne m’effrayait plus qu’elle. Une Éva furibonde pouvait se montrer aussi dangereuse que John Wick. Le souvenir de sa réaction après le retour de Louis en témoignait.

 Je m’inclinai devant elle.

 — À vos ordres, Madame. Votre chevalier ne vous décevra pas.

 Un sourire mi-satisfait, mi-amusé illumina son visage.

 — Ce matin, mon beau-père, le Maréchal Wolfgang Gëring, nous a convoqués, Hans et moi, à la Kommandantur de Dijon. Hier, quand j’ai envoyé mon télégramme pour annuler ma venue à Berlin, il ne l’a pas supporté. Il s’est empressé de prendre le premier avion pour la France. C’est le genre d’homme à qui on ne refuse rien. Étant donné que je suis célèbre en Allemagne, il voulait m’exhiber auprès de hauts dirigeants du Reich. Il avait aussi insisté pour que je donne un concert en présence du Führer. À cause de moi, ses plans sont tombés à l’eau. Quand nous sommes entrés dans son bureau, il a ordonné à Hans de sortir.

 Elle m’examina. Je sentais qu’elle hésitait à poursuivre. L’imaginer enfermée seule avec cette ordure me terrifiait. Même si je n’avais aucune envie d’entendre la suite, je devais savoir. J’enroulai mon bras autour de sa taille, posai ma tête contre la sienne pour l’encourager.

 — Que s’est-il passé ?

 — Au début, il est resté très calme. Il m’a informée que je lui désobéissais pour la première et la dernière fois de ma vie. Lorsque je lui ai répondu qu’il n’était pas mon père, que je ne lui devais rien, j’ai compris que j’avais commis une grosse erreur. Il m’a tirée par les cheveux, a approché sa bouche de mon oreille et m’a murmuré qu’il ne supportait pas les pimbêches rebelles. Selon lui, la leçon qu’il avait tenté de m’inculquer à Paris n’avait pas été assez claire.

 Mon sang se figea.

 — Comment ça ? Les voyous qui nous ont agressés au jardin des tuileries… C’était lui ?

 — Oui. Wolfgang ne me fait pas confiance. Ses hommes de main me surveillent depuis un mois. Grâce à eux, il a appris que j’avais assisté au mariage de Colette. Cette trahison, selon ses dires, ne lui a pas plu.

 Elle contempla les ombres des nuages qui défilaient sur les vestiges de la roue à aubes. Dans la forêt, un pic vert picotait le tronc d’un arbre.

 — Il sait pour nous deux ? questionnai-je.

 — Il a des soupçons, mais aucune preuve. Bien sûr, il a essayé d’en savoir plus. Je me suis contentée de nier ses accusations. Il a commencé à élever la voix, à me traiter de… de choses que je ne te répèterai pas. Je me suis retenue de ne pas lui cracher à la figure. Le regard noir que je lui ai jeté l’a rendu furieux. Il m’a ordonné de baisser les yeux, m’a hurlé que je n’avais pas intérêt à salir son nom en mettant au monde un bâtard.

 Encore une fois, le sang-froid d’Éva m’impressionnait. Elle ne manifestait aucune émotion. Pourtant, je savais que cet évènement l’avait profondément ébranlée, qu’elle luttait pour poursuivre son récit. Je percevais les infimes soubresauts de ses doigts, ses muscles crispés, le léger changement du ton de sa voix. Quelles horreurs ce monstre lui avait-il fait subir ?

 — Quand il a vu que je ne portais pas mon alliance, les choses ont dégénéré, poursuivit-elle. C’était la goutte de trop. Il m’a attrapée par la nuque et m’a serrée si fort que je n’ai pas pu m’empêcher de crier. Il m’a frappée la tête contre une armoire, ma vision s’est brouillée et je suis tombée par terre. Lorsqu’il m’a entendue, Hans s’est précipité dans le bureau. Il a poussé son père et lui a interdit de lever la main sur sa femme. Son numéro de mari possessif a bien fonctionné.

 Un haut-le-cœur me retourna l’estomac. Je ne désirais qu’une chose : voir cette pourriture de Maréchal mourir avant le procès de Nuremberg. M’assurer moi-même qu’il ne représenterait plus de menace pour Éva. Pourquoi avais-je promis de me tenir tranquille ?

 J’abaissai mes paupières, m’imprégnai des odeurs des pins, me concentrai sur le chant des oiseaux pour retrouver mon calme. Ruminer ma haine ne servirait à rien. Éva avait besoin de douceur, de soutien et d’écoute.

 — C’est terminé, lui glissai-je à l’oreille.

 Un sourire triste se dessina au coin de ses lèvres.

 — Tu te trompes, Augustin. Au moment où je suis sortie du bureau au bras de Hans, Wolfgang m’a certifié qu’il ne me lâcherait jamais. Je le connais, il ne plaisantait pas. Et bien sûr, inutile de compter sur le soutien de mon père. S’ils découvrent notre relation, ils s’en prendront à toi. Je ne pourrais pas le supporter.

 Sa voix se brisa. Réaliser que seule son inquiétude à mon égard parvenait à fissurer sa carapace me bouleversa.

 — Je n’ai pas peur de lui, lançai-je.

 — Tu ne comprends pas. Il est l’un des bras droits du Führer. Tu n’imagines pas le nombre de personnes qu’il a fait assassiner. Il ne connait aucune limite. À partir de maintenant, nous devrons redoubler de vigilance et nous voir en secret. Je ne sais pas si tu pourras l’accepter.

 Je déposai un baiser sur sa main douce et tiède. Que faire pour apaiser ses angoisses ? Je ne voyais que deux possibilités : la réconforter du mieux possible et détendre l’atmosphère.

 — Votre humble chevalier vous suivra jusqu’au bout du monde, Mademoiselle Kaltenbrün. Ou devrais-je plutôt vous appeler, Madame, désormais…

 Son coup de coude me frôla les côtes.

 — Raté ! claironnai-je.

 Elle eut à peine le temps de répliquer que je me réfugiai derrière un énorme chêne. Alors que je lui adressai des signes de la main provocateurs, fanfaronnai, proclamai haut et fort que je la connaissais par cœur, qu’elle était beaucoup trop prévisible, elle retira ses chaussures et s’élança à ma poursuite.

 — Reviens ici tout de suite, Augustin Augun !

 Avec la bravoure d’un couard, je fonçai droit devant moi pour lui échapper, sans me priver de la narguer entre deux halètements.

 — Vous ne me rattraperez jamais, Madame !

 Pourtant, la distance qui nous séparait se réduisait. Comment pouvait-elle courir si vite ? Ses pas précipités se rapprochaient dangereusement de moi. Son ombre commençait à recouvrir la mienne. Au moment où je tournai la tête, une racine justicière me faucha la cheville. Je m’agrippai in extrémis à une branche en me félicitant pour mes réflexes exceptionnels lorsqu’Éva me plaqua au sol. Même Aaron Rodgers n'aurait pas fait mieux. Les fougères humides amortirent ma chute. Ma persécutrice adorée s’allongea sur moi et me chatouilla jusqu’à ce que je demande grâce.

 — J’ai gagné, Monsieur vous-ne-me-rattraperez-jamais.

 Satisfaite de sa victoire incontestable, elle m’adressa un sourire aguicheur, irrésistible, fatal.

 — Cette situation ne te rappelle rien ? murmurai-je.

 — Je ne sais pas. Une certaine cathédrale ? Il faudrait peut-être que tu me rafraîchisses la mémo…

 Le baiser que je lui donnai lui cloua les lèvres. Après plusieurs minutes à célébrer l’armistice, je l’admirai un long moment.

 — Tu n’en as pas marre de me regarder ? plaisanta-t-elle.

 — Je ne m’en lasserai jamais. J’aimerais emporter ton visage partout avec moi.

 Elle se releva, épousseta sa robe et me tendit la main.

 — Ça tombe bien, j’ai ce qu’il te faut !

 Je la suivis jusqu’aux ruines du moulin d’une démarche allègre. En sa compagnie, la forêt devenait enchanteresse. Sa présence illuminait tout.

 Éva se repoudra le nez et me présenta un appareil photo qui ressemblait à un accordéon miniature. Que voulait-elle que je fasse de cette antiquité ? Je tournai, retournai ce fichu machin dans tous les sens à la manière d’un rubik’s Cube. Devant mon regard incrédule, elle vint à ma rescousse.

 — Décidément, tu n’es pas très moderne !

 Je manquai de m’étrangler.

 — Tu vois le déclencheur au bout du câble ? ajouta-t-elle. Tu as juste à appuyer dessus.

 Tandis qu’elle s’installait sur le muret, je plaçai mon œil sur l’objectif. Sa pose et son sourire enjôleur me sidérèrent. L’auteur de cette photo trouvée sous mon lit à Boston, un an plus tôt… c’était moi ! Je n’en revenais pas. Plus tard, Éva y écrirait ce fameux message : « Pour que tu ne m’oublies pas, mon amour. Éva, photo prise le 28 juillet 1942 ». Pendant tout ce temps, j’avais été jaloux de moi-même. Ma stupidité atteignait des sommets.

 Les feuilles d’un bosquet s’agitèrent derrière Éva.

 Au moment d’appuyer sur le déclencheur, la silhouette sombre d’un humain se faufila dans la végétation. Le déclic sonore se mélangea au souvenir de ma discussion avec Audrey : « Regarde, il y a quelqu’un dans les fourrés, juste derrière elle ».

 Une mauvaise intuition me comprima la poitrine. Pas de doute possible, un type nous espionnait. Que foutait-il là ? La sensation d’avoir un objet coincé dans la gorge m’empêchait de respirer.

 — Tu as une drôle de tête, Augustin, s’inquiéta Éva. Qu’est-ce qui t’arrive ?

 Depuis quand nous observait ce type ? Qu’avait-il vu ou entendu ? Était-il seul ? Comment réagirait-il s’il apprenait que je l’avais découvert ? S’il s’agissait d’un espion envoyé par Wolfgang Gëring, il s’empresserait de tout rapporter à beau-papa. Éva et moi risquerions d’en payer le prix fort. Sans arme, une seule solution s’offrait à nous : agir naturellement, rebrousser chemin et rejoindre la voiture. Je déglutis et m’efforçai de ne pas laisser la peur me submerger.

 — Nous devrions rentrer, Éva.

 Elle esquissa une moue qui m’aurait fait craquer en d’autres circonstances.

 — Nous ne sommes pas pressés, protesta-t-elle.

 — Marie va nous attendre. S’il te plaît, dépêche-toi !

 Elle me lança un coup d’œil interrogateur. Face à mon ton abrupt et à mon regard inquiet, elle n’insista pas. Nous empruntâmes le sentier à travers la forêt d’un pas soutenu.

 — Que se passe-t-il ? chuchota-t-elle.

 — Tu as ton pistolet ?

 — Non. J’ai dû le laisser à l’hôtel. Mon appareil photo prenait trop de place dans mon sac.

 — Eh merde…

 Des branchages craquèrent derrière nous. Deux pies s’envolèrent en jacassant. Un simple animal ou notre traqueur ? Des bruissements de feuilles me firent sursauter, mais je n’osais pas me retourner. Une seule obsession hantait mon esprit : déguerpir d’ici au plus vite.

 — Augustin, explique-moi.

 — Nous sommes suivis.

 Le chemin me parut interminable. Mon cœur me martelait les côtes. Je me sentais épié, traqué, encerclé. Cet enfoiré pouvait se cacher partout. À chaque frémissement des fougères, au moindre murmure du vent dans les feuillages, je m’attendais à ce qu’un psychopathe surgisse de derrière un arbre, couteau à la main.

 Avec soulagement, nous aperçûmes la traction Citroën se profila à l’horizon. Éva avait déjà sorti ses clefs. Je m’empressai de lui ouvrir la portière lorsque deux déclics retentirent.

 — Ne bougez plus ! Levez les mains en l’air !

Paris, 25 juillet 2019

 Jin redressa la tête.

 — Pourquoi tu t’arrêtes de lire ? s’exclamèrent Audrey et Lisa d’une même voix.

 — Il n’y a plus rien d’écrit…

 Tels des rapaces affamés, les deux sœurs se jetèrent sur l’ouvrage. Audrey fut la plus rapide. Sans se départir de son sourire triomphant, elle feuilleta les pages du carnet.

 — C’est de l’arnaque, ce truc ! L’histoire d’Augustin s’efface, regardez !

 Lisa se pencha par-dessus son épaule.

 — Ce n’est pas possible… J’espère qu’il n’a pas été assassiné par ce stalker !

 Le visage d’Audrey prit une teinte cireuse. Elle s’assit sur le canapé, inspira plusieurs bouffées d’air et fondit en larmes. Effrayée par les pleurs sonores de sa tante, la petite Sarah éclata en sanglots. Jin-woo enlaça sa fille, fit couiner une girafe en plastique devant elle, lui chantonna une berceuse pour l’apaiser.

 — Inutile de vous alarmer ! N’oubliez pas qu’Augustin va rencontrer le Général de Gaulle en 1944 et qu’il était présent sur la photo de baptême en 1943.

 — Et s’il avait changé le cours du temps ? interrogea Lisa.

 — Dans ce cas, nous n’aurions pas entendu parler de cette remise de médaille ni trouvé cette photo. D’ailleurs, nous ne serions pas là pour en discuter.

 Il déposa le journal d’Éva sur une table ronde à l’anglaise, en fonte et bois.

 — Tu as peut-être raison, soupira sa fiancée, mais je veux en avoir le cœur net. Demain matin, nous irons comme prévu à l’agence du détective et récupérerons l’adresse de Mademoiselle Danton. Si Augustin a survécu, il existe forcément des traces de son passage. En attendant, nous devrions aller nous coucher, il est déjà tard.

 Quelques chambres plus loin, James, adossé à la tête de lit, se massait l’avant-bras devant une émission de télévision. Un présentateur informait un homme en costume de vélociraptor qu’il devrait gober le plus d’œufs possible en moins d’une minute.

 La porte de la salle de bain s’ouvrit. Emmitouflée dans un peignoir, Evelyn s’allongea à côté du majordome et lui caressa la joue.

 — T’en as pas marre de t’abrutir devant ces conneries ?

 James haussa les épaules.

 — Tu sais pourquoi les filles Augun ont débarqué ici ? s’enquit-elle. C’est étrange. Elles ne semblent pas très affectées par la mort de leur frère.

 — Leurs affaires ne me regardent pas.

 — N’essaie pas de me faire croire que tu n’es au courant de rien. Tu passes toutes tes journées là-bas à te pavaner en costard.

 James, concentré sur l’écran, resta silencieux. Evelyn effleura du bout des doigts les six lettres à l’encre noire sur l’avant-bras de son amant.

ἀδικία

 — Au fait, reprit-elle. Tu ne m’as jamais parlé de ce tatouage pourri.

 — C’est du grec ancien. Un ami me l’a fait il y a quarante ans, avant que j’entre dans les forces spéciales.

 — Qu’est-ce que ça veut dire ?

 — Injustice.

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