Chapitre 12 Bebop et Bulldog Man
Troyes, 28 juillet 1942
Mes poils se hérissèrent. L’effroi me tordait les tripes. Sans geste brusque, Éva et moi nous retournâmes. Que pouvions-nous faire d’autre ? Deux corbeaux de la Gestapo approchaient, le canon de leur arme pointé vers nous. Ces vicelards avaient attendu que nous soyons à découvert pour nous cueillir. Un parfait traquenard. Je savais qu’au moindre mouvement, ils n’hésiteraient pas à me coller une balle dans la tête. Qu’adviendrait-il d’Éva, surprise à batifoler avec son amant français ?
L’un des deux types, paupières et lèvres tombantes, m’agrippa par le col. Le sourire satisfait plaqué sur son visage de bulldog me réfrigéra.
— Quelle belle histoire d’amour ! Un Français et une chanteuse allemande !
Il me faucha la cheville et me jeta dans l’herbe aux pieds de son acolyte, qui ressemblait à s’y méprendre à Bebop des Tortues Ninja. L’odeur de terre humide me chatouilla les narines. Quelle merveilleuse idée, cette escapade isolée au milieu de la forêt. À part Bambi, des lièvres et des écureuils, personne ne viendrait nous aider.
Pendant que Bulldog Man braquait son pistolet au-dessus de ma tête, son camarade au nez de cochon attrapa Éva par les cheveux et la força à s’agenouiller devant moi. Ses tentatives endiablées pour se débattre furent vite maîtrisées par une clef de bras. Le regard terrifié qu’elle me lança me torturait. Je crevais d’envie de leur sauter à la gorge, mais la peur qu’ils s’en prennent à elle me dissuada de bouger.
— Votre beau-père a un message à vous faire passer, Madame Gering.
Le violent coup de botte qu’il me décocha me broya l’estomac. Les restes de mon déjeuner remontèrent de mon œsophage en me brûlant la trachée. Dans un râle pathétique, je dégobillai un liquide jaunâtre au goût de pot-au-feu.
— Arrêtez, j’ai compris la leçon ! s’écria Éva. Je ne fréquenterai plus cet homme, laissez-le partir !
— Malheureusement pour vous, c’est trop tard. Les ordres de Monsieur Gering sont clairs : vous garder à l’œil et tuer votre amant en cas d’adultère.
Il enfonça son Luger sur ma tempe. Ces sales types ne plaisantaient pas. Le froid métallique du canon, l’angoisse de crever, ici, devant Éva, m’arrachèrent une vague de frissons. Cette fois, je pouvais lui dire adieu. Que deviendrait-elle ? Que subirait-elle après ma mort ?
— Je vous en supplie, sanglota-t-elle. Je ferai tout ce que vous voudrez, ne le tuez pas…
Sa détresse me déchira le cœur.
— Ferme les yeux, Éva.
Pas question qu’elle assiste à mon assassinat. Les images de ma cervelle broyée la hanteraient jusqu’à la fin de ses jours.
Elle ne détourna pas la tête, n’abaissa pas les paupières. Ses larmes coulaient sur sa jolie robe d’été. Pourquoi s’entêtait-elle à me dévisager ?
Le déclic funèbre du cran de sécurité résonna dans mes oreilles. La panique me rongeait les boyaux. Rassembler mes forces pour prononcer une dernière phrase me coûta un effort surhumain.
— S’il te plaît, Éva, ferme les yeux. Tu ne dois pas voir ç…
Un coup de feu éclata. Bulldog Man s’effondra devant moi.
— Lâche ma femme et baisse ton arme ! hurla une voix rauque.
Nez-de-cochon jeta son pistolet et recula. J’essayai de me redresser, de contrôler les tremblements de mon corps, de ralentir le tambour qui pilonnait ma poitrine. Face à moi, la silhouette imposante de Hans émergea de la forêt, suivie par celle plus svelte de Claude. Ce dernier se précipita vers nous.
— Tout va bien, mon vieux ?
Mes lèvres sèches refusèrent de s’ouvrir. Je me contentai d’attraper la main qu’il me tendait. J’eus à peine le temps de me lever qu’Éva me sauta dessus. Elle enroula ses bras autour de mon cou et me serra avec la force d’un boa constrictor.
— Tu m’étrangles, Éva.
Un glapissement à mi-chemin entre le sanglot et le rire s’échappa de sa bouche.
— Espèce d’idiot, souffla-t-elle. Tu as failli mourir !
L’arme de mon agresseur récupérée, Hans la fourra dans sa poche. La veine de sa tempe palpitait si fort que je m’étonnais de ne pas la voir exploser.
— Monsieur Duval, pourriez-vous rapprocher votre camion, s’il vous plaît ? réclama-t-il dans un français plutôt correct. J’aimerais attacher ce sale fils de pute.
Claude acquiesça avant de disparaître dans les sous-bois.
— Qu’est-ce qui vous prend ? beugla Bebop. Je suis membre de la Gestapo ! Nous sommes dans le même camp !
Captain beau gosse l’attrapa par la gorge et le souleva de terre avec une facilité déconcertante. Heureusement que je m’étais abstenu de lui écraser les doigts lors de notre rencontre à Paris.
— Ne me compare pas aux ordures de ton espèce ! Vous êtes la honte de notre pays !
— Je ne fais qu’obéir aux ordres du Führer et à ceux de votre père !
Hans le balança contre le tronc d’un marronnier comme une vulgaire poupée de chiffon. Le genre de personne à qu’il valait mieux éviter de chercher des noises.
— Assieds-toi et ferme-là ! Si tu bouges un orteil, je le réduis en miettes !
D’une main tremblante, Éva essuya son visage couvert de mascara. J’enfouis ma tête au creux de son cou, humai son parfum sucré. À son contact, mon état de choc se dissipa lentement. Nous étions vivants, tous les deux. Cette constatation relevait du miracle. Je l’avais encore échappé belle. La poisse de la faucheuse devenait ridicule, et ma chance, insolente.
— Comment nous as-tu trouvés, Hans ? interrogea Éva.
— Quand je suis rentré à l’hôtel vers dix-neuf heures trente, j’ai demandé à Madame Augun où tu étais, expliqua-t-il, les yeux et son arme rivés vers Mister Groin. Je voulais savoir si tu te sentais bien après l’agression de mon père. Elle m’a répondu qu’elle n’était pas le bureau des renseignements, que deux sales nazis l’avaient questionnée à ton sujet et qu’ils t’avaient cherchée une bonne partie de la journée. J’ai tout de suite compris. Ce matin, dans la voiture, tu m’avais dit que tu comptais rejoindre ton prince en début de soirée. J’ai donc débarqué chez Claude en espérant qu’il puisse m’indiquer votre destination. Il m’a rapporté qu’il t’avait croisée à côté du lac et a insisté pour m’accompagner.
La profonde gratitude qui m’envahit se mélangea à la honte. Deux fois qu’il me sauvait la mise, et ce malgré l’hostilité que je lui témoignais depuis un mois.
— Merci du fond du cœur pour votre intervention, Hans. Je suis désolé de vous avoir donné un coup de poing le soir du mariage.
— Allons, Monsieur Augun, ne soyez pas si émotif. Je vais finir par croire que vous m’appréciez.
Toujours adossé au tronc, Bebop lui lança un regard dégouté.
— Vous n’êtes qu’un sale traître, Capitaine Gering ! Un jour ou l’autre, la Gestapo apprendra que vous pactisez avec l’ennemi. L’influence de votre père ne suffira pas à vous protéger !
Hans l’ignora. Au-dessus de nos têtes, le peintre du crépuscule caressait le ciel d’été du bout de son pinceau. Les traînées d’or, d’orange, de bleu nuit qu’il déposait sur son tableau géant se reflétaient à la surface de l’eau, dans une parfaite symétrie. Je me sentais reconnaissant et soulagé de pouvoir admirer ce coucher de soleil aux côtés d’Éva.
Le vrombissement d’un camion interrompit notre silence. Le véhicule longea le lac en bringuebalant avant de s’arrêter devant nous. Claude descendit de la cabine, un rouleau de corde à la main. Lorsque Nez-de-cochon fut bâillonné et ficelé comme un rôti de porc, nous nous éloignâmes pour nous concerter.
— Que va-t-on faire de lui ? demanda Éva. Si on le relâche, il s’empressera de nous dénoncer.
Hans se frotta le menton.
— J’aimerais l’interroger dans un endroit discret. Je voudrais savoir de quelles informations dispose mon paternel.
Claude croisa les bras.
— Et ensuite ? Nous ne pouvons pas nous permettre de le laisser repartir, Capitaine. Éva a raison. Nous devrons nous débarrasser de lui.
— Ce n’est pas un problème, je m’en occuperai. Je ferai croire à mon père que ces fumiers ont tenté d’abuser de ma femme et que je les ai tués. Il se fiche de ses hommes de main. Pour lui, ce ne sont que des pions.
— Marie a une planque dans la forêt, intervins-je. Nous pourrions emmener ce type là-bas, ce n’est pas loin.
— C’est parfait, lança Claude. Pourriez-vous m’aider à charger ces deux enfoirés dans la cache du camion, Capitaine ?
Notre forfait accompli, je fourrai mon vélo dans la benne pendant que Claude et Hans s’installaient à l’avant. Éva et moi regagnâmes la traction Citroën. Guidés par la lueur de la lune, nous empruntâmes le sentier menant au moulin, feux éteints, pour éviter de nous faire repérer. La forêt, féérique en journée, arborait un visage inhospitalier à la nuit tombée. Les ombres menaçantes des arbres semblaient prêtes à nous agripper avec leurs branches griffues.
Cinq minutes plus tard, nous nous arrêtâmes devant l’entrée d’une cave taillée dans la roche, recouverte de fougères. Hans me tendit l’arme de Nez-de-cochon que je rangeai dans ma poche de pantalon et donna celle de Bulldog Man à Éva. Après avoir détaché les jambes de notre otage, Claude et moi le poussâmes sans cérémonie à l’intérieur d’une salle voûtée.
Mon exclamation de surprise résonna sur les murs en pierres. Au fond de la pièce, Justin était affalé contre un râtelier. Il se releva en chancelant et brandit une bouteille vide dans notre direction.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? grogna-t-il d’une voix rauque. C’est qui ce mec ? Pourquoi il est attaché ?
Voilà donc l’endroit où il se cachait des nuits entières, alors que Marie s’inquiétait de ne pas le voir rentrer. Apparemment, sa blessure à la main ne lui avait pas servi de leçon.
Quand Éva et Hans débarquèrent, le visage de mon papy-cousin se crispa.
— Elle est toujours dans les plans foireux, celle-là, maugréa-t-il.
— Ça suffit, soupira Claude. Rends-toi utile au lieu de nous emmerder ! Allume la lampe à pétrole.
Justin alcoolisé et Éva réunis dans une même pièce… Quoi de mieux pour arranger notre situation précaire ? Pour eux, deux jours seulement s’étaient écoulés depuis l’esclandre du mariage. Le comportement exécrable de mon arrière-grand-père, surtout avec un coup dans le nez, ne m’avait pas manqué. Encore une fois, il choisissait le pire moment pour semer la pagaille. Se déciderait-il un jour à arrêter de boire ? M’avait-il envoyé dans le passé pour l’aider à se débarrasser de son addiction ? L’idée ne me réjouissait guère. Accompagner une personne qui refusait de se soigner relevait de l’impossible. Pourtant, si je voulais éviter de faire disparaître toute ma famille comme Kévin McCallister, je devrais me retrousser les manches et m’y coller une fois le problème Mister Groin réglé.
Ce dernier brailla quand Hans le força à s’asseoir sur une chaise vermoulue.
— Pendant que vous l’interrogez, je vais commencer à creuser la tombe de son camarade, annonça Claude.
Alors qu’il quittait la cave, Hans attacha les mains de notre otage derrière le dossier et lui ôta son bâillon.
— Bande de salopards ! Relâchez-moi !
Hans retira sa veste qu’il posa avec soin sur la vieille table décrépie au centre de la pièce. Il releva ses manches, se planta face au prisonnier et le domina de toute sa hauteur. Son visage, d’habitude jovial, dégageait une austérité que je ne lui connaissais pas. Sa carrure massive et sa posture menaçante le rendaient impressionnant. Je n’aurais pas aimé être à la place de Bebop.
— Maintenant, vous allez me dire ce que vous avez raconté à mon père.
— Allez vous faire foutre, Capitaine ! Vous finirez bientôt au peloton d’exécution !
La gifle que Hans lui asséna lui retourna la tête. La taille de sa main, deux fois plus large que la mienne, me stupéfia. Une chance qu’il n’ait pas répliqué à mon coup de poing le soir du mariage. J’aurais mangé de la purée pendant un long moment.
Les soufflets s’enchaînèrent, les joues de notre otage se boursouflaient, mais il refusait de parler. Même si ce sale type méritait son sort, la violence de cette scène me mettait mal à l’aise. Éva aussi. Elle détournait les yeux et grimaçait à chaque claquement. Justin, quant à lui, jouait avec un couteau et regardait le spectacle à la manière d’un jeu télévisé. Mon sentiment de culpabilité grandissait à mesure que le sang coulait des lèvres fendues de Bebop. Je ne voulais pas devenir un tortionnaire, et encore moins ressembler à ces pourritures de la Gestapo.
— Et merde, lança Hans. Il s’est évanoui. Je recommencerai quand il reviendra à lui.
— Hans… chuchota Éva. Nous pourrions l’achever pendant qu’il est inanimé. Il ne sentira rien. Inutile de le faire souffrir davantage. Si ton père savait quelque chose, il ne m’aurait pas laissée sortir du bureau.
— Je n’éprouve aucun plaisir à frapper ce fumier, Éva. Malheureusement, nous n’avons pas le choix. Ta sécurité, la mienne et celle de Monsieur Augun sont en jeu. À son réveil, je reprendrai l’interrogatoire, et quand il m’aura tout avoué, je le tuerai. En attendant, je vais aider Monsieur Duval à creuser.
Il sortit de la pièce sans prononcer un mot.
Des perles de sueur se formèrent sur mon front. Deux heures plus tôt, je n’aurais pas hésité à abattre ce corbeau pour défendre notre peau. Malgré tout, l’idée de l’assassiner de sang-froid après son passage à tabac m’écœurait.
— Je crois que j’ai une solution, Éva, murmurai-je. Nous pourrions le garder prisonnier jusqu’à la fin de la guerre.
Son regard compatissant ne me plaisait pas. Je savais ce qu’il signifiait.
— Augustin… Tu t’imagines venir le nourrir chaque jour, et ce pendant des années ou peut-être des décennies ? Nous ne pouvons pas prendre le risque qu’une patrouille tombe sur cette cave et le découvre. Il nous dénoncerait sans scrupule. La Gestapo ferait une descente chez Claude, Colette et Marie. Nous serions tous arrêtés et fusillés.
— Les chances pour que les Allemands trouvent la cache de Marie sont minimes.
— Elles sont minces, mais pas inexistantes. Je suis désolée. Ton plan est trop dangereux.
— Nous n’avons pas le droit de le supprimer ! m’insurgeai-je. C’est un être humain comme toi ou moi !
Éva enfouit ma main dans les siennes et me caressa les doigts.
— Tu te trompes. Ces hommes agissent en toute connaissance de cause. Ils étaient prêts à t’assassiner pour me donner une leçon.
— Dans ce cas, nous ne valons pas mieux qu’eux.
— C’est la guerre, Augustin. Il faut survivre. Contrairement à eux, nous ne tuons que par nécessité.
Un dilemme d’une cruauté implacable : ajouter un meurtre à ma liste, ou condamner mes proches. Sacrifier un nouveau morceau de mon humanité pour sauver les personnes que j’aimais. Ce choix illusoire m’horrifiait. Combien de litres de sang devais-je encore verser avant la chute du Reich ?
Dans le fond de la pièce, Justin éclata d’un rire mauvais. Je l’avais presque oublié. Il s’avança vers Éva en titubant et lui tendit le manche de son couteau.
— Mademoiselle la moralisatrice prêche la bonne parole ! Puisque vous êtes si maligne, tuez-le vous-même ! Salissez donc vos précieuses mains délicates.
— Ça suffit, Justin ! tempêtai-je.
— C’est facile pour elle. Son sous-fifre de Capitaine fera le boulot à sa place. Madame donne des ordres, ses sujets lui obéissent. Montrez-nous votre courage, votre seigneurie !
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