Chapitre 13 À couteaux tirés
Le rictus malveillant de Justin me scia les jambes. Il s’inclina devant Éva d’une manière sarcastique et, de sa main gauche bandée, lui présenta à nouveau le manche du couteau. Je me serais bien passé de ce remake de la fameuse scène du Procès d’Orson Welles[1].
— Je n’ai rien à vous prouver, trancha Éva.
Papy-cousin ricana de plus belle. Son comportement odieux et ses remarques acerbes me tapaient sur le système. Mes doigts me démangeaient. Une bonne tarte dans la tronche pour lui arracher son sale sourire d’ivrogne m’aurait défoulé. Alors que je tentais de m’interposer, Éva me repoussa.
— Non, Augustin. C’est entre lui et moi.
— C’est bien, mon brave cousin, ironisa Justin. Reste à ta place comme un gentil toutou.
— Je refuse qu’il s’abaisse à se battre avec vous, répliqua Éva. Vous ne méritez rien d’autre que son mépris.
Mon cher grand papy s’approcha trop près d’elle. Si près que mes muscles se raidirent. Avec l’alcool qui coulait dans ses veines, un seul geste mal calculé et ma dulcinée terminerait embrochée. Pourtant, elle ne recula pas, ne plissa pas le nez, ne détourna pas les yeux. Aucun signe de peur ni de soumission ne se dessinait sur son visage. Elle le toisa comme un répugnant cafard.
— Depuis votre arrivée ici, vous n’avez cessé de foutre la merde, renchérit-il. Vous êtes pareil que l’autre… Une croqueuse d’hommes qui se vend pour obtenir ce qu’elle désire.
L’autre ? De qui parlait-il avec tant de mépris ?
— J’ai toujours pensé que vous ne m’aimiez pas parce que j’étais Allemande, rétorqua Éva. En réalité, vous détestez toutes les femmes. Vous me faites pitié. Vous n’êtes qu’un minable qui passe ses journées à critiquer les gens et à vider les bouteilles de Madame Augun. Personne ne peut vous supporter. Même votre tante aurait préféré que vous restiez à Dijon.
Mon cœur s’arrêta quand la lame du couteau de Justin se dressa devant elle. Avec une maîtrise digne de Sarah Connor[2], elle dégaina l’arme de Bulldog Man et la pointa vers mon abruti d’arrière-grand-père.
— C’est la dernière fois que vous me menacez ! rugit-elle.
— Vous n’oseriez pas appuyer sur la détente…
— Ne me tentez pas ! Je n’ai jamais tué personne, mais vous broyer le genou ne me dérangerait pas. Un geste de votre part et vous boîterez jusqu’à la fin de vos jours !
Mon corps se figea. La mine sur laquelle ces deux-là venaient de marcher risquait de nous exploser à la figure à tout moment. Je n’osais ni bouger ni respirer. Un seul micromouvement de l’un d’eux et ma famille s’envolait en fumée. Éloigner Justin du canon d’Éva relevait de l’urgence, pourtant, j’hésitais. Comment intervenir sans se prendre une balle dans le buffet lorsqu’on s’appelait Augustin Augun, légende de la maladresse ? Heinrich en témoignerait, s’il ne reposait pas six pieds sous terre. De toute façon, je n’avais pas le luxe de réfléchir.
Ni une ni deux, j’enclenchai le mode taureau et me ruai sur grand papy, la tête la première. Ma charge le propulsa contre le mur. Premier problème réglé. Un coup du tranchant de la main sur son poignet suffit à lui faire lâcher le couteau. D’un geste du pied, je l’envoyai valser à l’autre bout de la pièce. La lame tournoya avant de rebondir sur la terre battue.
Le visage de Justin se colora d’une affreuse teinte cramoisie. Il crispa la mâchoire à s’en éclater les dents et serra sa paume blessée. Toutes les veines de son cou se dilatèrent.
— Qu’est-ce qui te prend ? me cria-t-il. Ne me touche pas !
— Arrête de te comporter comme un connard !
J’eus à peine le temps de voir son poing catapulté dans ma direction. Ses phalanges frôlèrent le bout de mon menton au moment où je reculai la tête. La sournoiserie, et surtout, la rapidité de son attaque me médusa. Où avait-il acquis une telle dextérité ? À jeun, aucun doute qu’il m’aurait fracassé la mâchoire. Probablement des restes de nos entraînements au combat rapproché avec Axel. Par chance, malgré ma longue absence, mon corps gardait de vieux réflexes de défense.
Ce sale enfoiré déplia sa jambe à la vitesse de l’éclair sans me laisser l’occasion de reprendre mes esprits. Cette fois, pas moyen d’éviter ce boulet de canon. Mon estomac encaissa à nouveau le cuir d’une chaussure. Au moins, je n’avais plus rien à vomir.
Quand il me toucha, une durite péta dans mon cerveau. Tout bascula en une fraction de seconde. Ma douleur fut pulvérisée par une explosion de fureur, incontrôlable et effrayante. Dans une pulsion bestiale, j’empoignai la gorge de ce sac à vin, lui plantai mes ongles dans le cou, serrai avec la puissance d’une pince hydraulique, encore, et encore.
Il écarquilla les yeux, se cramponna à mes poignets, essaya de les écarter, se tortilla, me supplia du regard. Une voix lointaine, indistincte, me hurlait d’arrêter, de ne pas le tuer. Ma raison aussi m’implorait de le lâcher, mais je n’y arrivais pas. À chacun de ses battements, mon cœur charriait ses ténèbres dans mes veines.
Les pupilles de l’autre pochtron se dilatèrent. Son visage, déformé par la peur panique, vira du rouge au bleu, ses iris se voilèrent, ses mains cessèrent de brasser l’air.
Une vague glacée me coupa le sifflet. Enfin exorcisé de ma rage, je m’écroulai comme un pantin désarticulé. Justin, trempé jusqu’aux os, profita de mon instant de lucidité pour se traîner hors de ma portée avant de s’étaler de tout son long.
— Espèce de malade, gémit-il en massant sa gorge violacée. T’as failli m’assassiner…
Claude, que je n’avais ni vu ni entendu arriver, lui tendit son seau vide.
— Va le remplir au puits et apporte de l’eau au Capitaine Gering !
Papy-cousin s’exécuta sans protester. Le regard noir qu’il me lança avant de sortir me glaça le sang. Quelques secondes de plus et je le tuais…
— Nom de Dieu, Augustin ! s’exclama Claude. Qu’est-ce qui t’a pris ? Heureusement que j’ai entendu Éva crier !
Je ne l’écoutais pas. Les images de mes doigts autour du cou de Justin défilaient en boucle dans mon esprit détraqué. Mes paumes, ces armes responsables d’une tentative de meurtre, tremblaient. Sans l’intervention de mon meilleur ami, j’aurais zigouillé mon propre arrière-grand-père, ma famille et moi-même au passage. Je devenais cinglé. Rien d’autre ne pouvait justifier l’horreur de mes actes.
Éva aussi me dévisageait. Je lui jetai un coup d’œil épouvanté. Que pensait-elle de moi ? Que je ne valais pas mieux que Wolfgang Gering ? Mon plaidoyer sur la non-violence, quinze minutes plus tôt, devait lui sembler très hypocrite. Que se passerait-il si une nouvelle crise de folie me retournait le ciboulot en sa compagnie ? Cette pensée me remua l’estomac. Sortir d’ici, prendre mes distances avec Éva et Justin devenait impératif.
Mes pas précipités résonnèrent dans la cave lorsque je fonçai dehors. L’air frais de la nuit et les odeurs des résineux, que j’adorais en temps normal, ne suffirent pas à m’apaiser. La tête dans les mains, je m’adossai à un tronc et me laissai glisser sur un lit d’aiguilles de pin.
— Tout va bien, mon vieux ?
L’interpellation de Claude me fit sursauter. Apercevoir Éva à ses côtés renforça mon angoisse.
— Ne vous approchez pas ! m’écriai-je. Je suis dangereux !
Ils s’avancèrent dans ma direction, indifférents à mes protestations. Paniqué à l’idée de leur sauter dessus ou de me transformer en bête féroce, je reculai contre la traction Citroën et me recroquevillai comme un animal acculé.
Éva s’assit à mes côtés, déposa un baiser sur ma joue, entrelaça ses doigts avec les miens pendant que Claude appuyait sa main sur mon épaule. Eux aussi débloquaient. Ils ne semblaient pas prendre conscience de la gravité de la situation.
— Maintenant, tu vas m’expliquer ce qui s’est passé, exigea-t-il.
Des larmes de honte me brouillèrent la vue.
— Je ne sais pas… sanglotai-je. Justin a agressé Éva… Elle a pointé son arme vers lui. Quand j’ai poussé Justin et fais voler son couteau pour éviter le drame, il m’a attaqué. C’est à ce moment que… J’ai disjoncté, Claude ! Je ne maîtrisais plus rien, j’étais hors de moi !
Il frotta la tache de naissance qui recouvrait sa gorge, et contre toute attente, éclata de rire.
— Ce n’est pas drôle ! m'indignai-je. J’ai failli le tuer !
— C’est bon, il est toujours vivant. Ça fait des lustres qu’il me court sur le haricot. Il récolte la merde qu’il sème depuis des mois. Et puis, il s’est attaqué à ta chérie. Je te garantis que s’il avait menacé Colette, il aurait terminé avec l’autre enflure de boche dans le fond du trou.
— Tu… Tu n’as pas peur de moi ?
Mon ami pouffa de plus belle.
— Peur de toi ? On parle bien du Augustin Augun qui sauve les Allemands des flammes ? Qui pleure parce qu’il a tué un nazi pour secourir son cousin ? Celui qui libère un inconnu au visage tuméfié à la Kommandantur de Dijon ?
Éva s’esclaffa à son tour.
— Et qui serait prêt à nourrir une ordure de la Gestapo pendant des mois pour lui éviter la peine de mort ? ajouta-t-elle. Nous savons tous les deux ce que tu vaux. Tu n’es ni un assassin ni un monstre. Juste un humain qui a passé une horrible journée. Ton cousin m’a agressée et t’a frappé. Ce n’est pas étonnant que tes nerfs aient lâché. Je te jure que s’il avait fait un pas de plus dans ma direction, j’appuyais sur la détente. Il est détestable. S’il continue sur cette voie, il finira mal.
Je ne savais plus quoi penser. Leur hilarité me désarçonnait. Même si leurs paroles rassurantes allégeaient un peu ma conscience, ma culpabilité persistait à me tourmenter. Ils ne réalisaient pas la sauvagerie de mes émotions, un instant plus tôt. Comment avais-je pu en arriver à étrangler un membre de ma famille ?
Claude me donna une claque dans le dos.
— Arrête de te morfondre, mon vieux. Je compte sur toi, pour le réconforter, Éva. Euh… pardon. Je voulais dire, je compte sur vous.
— Nous pouvons nous tutoyer, répondit-elle. Après tout, tu es le mari de ma meilleure amie.
Il nous adressa un clin d’œil, récupéra sa pelle posée contre le camion et s’éloigna dans l’obscurité. Éva m’enlaça. Dans un effort titanesque, j’enroulai mon bras autour de sa taille. Mes muscles ankylosés réagissaient à peine à mes sollicitations. Nous restâmes silencieux plusieurs minutes à contempler la voûte céleste, parsemée d’étincelles argentées. L’épuisement et le contrecoup des derniers évènements m’avaient vidé de mon énergie. Je me languissais de rentrer à l’hôtel pour aller me coucher.
Captain Gering, une pioche posée sur l’épaule, passa devant nous en sifflotant.
— Je ne voudrais pas perturber vos roucoulades, mais nous avons besoin d’une lampe. Celle de Monsieur Duval est sur le point de lâcher. Tu n’en aurais pas une dans ta voiture, Éva ?
— Je pense pouvoir te dégoter ça.
Elle se redressa et ouvrit le coffre de la traction Citroën.
— Au fait, Monsieur Augun, m’interpella Hans. Étant donné que votre cousin et Monsieur Duval sont partis creuser, qui surveille le prisonnier ?
— Merde ! Je l’avais oublié !
Je me levai à contrecœur pour rejoindre la cave. À l’intérieur de la salle voûtée, le halo jauni de la lampe à pétrole vacillait légèrement. Mes pupilles se dilatèrent devant les restes de la chaise vermoulue et les cordes de Bebop, éparpillées par terre.
Au moment où je posais la main sur l’arme rangée dans ma poche, le corbeau de malheur, planqué derrière la porte, fondit sur moi. Une douleur foudroyante me brûla le flanc droit. Sans comprendre ce qui m’arrivait, je me retrouvais plaqué au sol, Nez-de-cochon à califourchon sur mon torse.
Il brandit un couteau ensanglanté au-dessus de ma poitrine. Celui de Justin, que j’avais balancé avant mon pétage de plomb… Ironie du sort ? Mauvais karma ? Peut-être un mélange des deux. Mon avant-bras comme rempart à son attaque ne suffit pas à la bloquer. Je n’avais pas la force de retenir cet enfoiré qui faisait deux fois mon poids et une tête de plus que moi. La pointe de la lame s’approcha, centimètre par centimètre. Le temps s’égrainait au ralenti. En attendant le coup de grâce, j’abaissai mes paupières.
Une détonation me déchira les tympans. Une fois encore, le cadavre d’un type s’écroula à côté de moi. Les sauvetages in extremis devenaient monnaie courante, ces temps-ci. Je n’avais plus qu’à postuler pour le prochain rôle de Destination Finale[3].
Malgré mon atroce mal aux côtes, ma respiration sifflante de Dark Vador et ma tête qui se prenait pour l’un des anneaux de Saturne, je m’efforçai de redresser ma carcasse endolorie. Le moindre de mes mouvements se transformait en supplice.
Éva me fixait, le teint livide, le canon de son pistolet fumant braqué vers Bebop.
— Je… Je l’ai tué…
Je récupérai avec douceur l’arme qu’elle cramponnait dans sa main tremblante avant de la serrer dans mes bras.
— Tu n’avais pas le choix, murmurai-je. Tu n’as rien à te reprocher.
Elle posa sa tête sur mon épaule et pleura en silence.
Pour les avoir déjà côtoyées, j’imaginais très bien les émotions chaotiques qu’elle ressentait. Un mélange de soulagement de me savoir en vie et de profond dégoût de son geste. Je m’en voulais de n’avoir pas pu la préserver, et pire, d’être à l’origine de cette tourmente qui la poursuivrait un long moment.
Alertés par le coup de feu, Claude, Justin et Hans déboulèrent dans la pièce.
— Tout le monde va bien ? s’enquit Mister Gering.
— Oui… soufflai-je.
Aucune de mes inspirations ne suffisait à remplir mes poumons. L’air semblait s’échapper de mon corps comme d’un pneu percé.
— La chaise était vermoulue, haletai-je avec beaucoup de difficulté. Le prisonnier a dû… se laisser tomber et… elle s’est cassée. Je suppose qu’il… a récupéré le couteau… qui traînait par terre… pour sectionner ses liens.
Claude agrippa Justin par le col et le plaqua contre le mur.
— Tu commences à me faire chier ! Si Augustin n’avait pas été obligé de te désarmer, nous n’en serions pas là !
De violentes crampes me lacéraient le flanc, le ventre et l’estomac. Le goût métallique qui imprégnait ma langue me donnait la nausée, mes jambes caoutchouteuses ne supportaient plus mon poids. Pour éviter de me vautrer sur la terre battue, je m’écartai d’Éva et m’adossai à la paroi rocheuse.
Le visage de Hans se décomposa lorsqu’il jeta un coup d’œil à son amie.
— Tu es couverte de sang ! s’écria-t-il. Tu es blessée ?
Elle tapota sa robe, palpa ses bras, sa poitrine, ses cuisses.
— Je n’ai rien. Ce n’est pas le mien…
Ma gorge aride me brûlait, des gouttes de sueur glacée perlaient sur mon front. Alors que les regards de mes camarades se tournaient vers moi, ma vision kaléidoscopique s’obscurcit.
[1] Le Procès d’Orson Welles — 1962 : adaptation du roman de Franz Kafka paru en 1926
[2] Sarah Connor : personnage de fiction créé par James Cameron pour le film « Terminator » sorti en 1984
[3] Destination finale : film d’horreur américain réalisé par James Wong, sorti en 2000
Annotations