Chapitre 14 Very Bad Trip
À mon grand regret, les cahots de la route me tirèrent de ma torpeur. Éva, assise à mes côtés dans la benne du camion de Claude, posa ses doigts tièdes sur ma main. Mon flanc et mon abdomen se déchiraient. Avec toutes les fractures et opérations subies dans ma jeunesse, je connaissais bien la douleur, mais celle-ci s’avérait insoutenable. Rester dans les vapes m’aurait évité d’endurer cet enfer. Mes dents jouaient des castagnettes, mes vêtements trempés me gelaient les os, la valse effrénée des étoiles me donnait le tournis.
Mon ange gardien remonta une couverture rêche jusqu’à mon menton. Elle tamponna mon front avec un mouchoir humide puis dégagea les mèches de cheveux qui me collaient à la peau. Malgré sa douceur, aucun de ses gestes ne soulageait mes souffrances.
— Qu’est-ce qui… s’est passé ? soufflai-je.
— L’homme de la Gestapo t’a poignardé avec le couteau de ton cher cousin. Tu perds beaucoup de sang.
Voilà qui expliquait la brûlure lancinante ressentie lorsque Bebop s’était jeté sur moi.
Le véhicule soubresauta sur un nid de poule. Les griffes de Freddy Krueger me charcutèrent les tripes, du moins, j’en eus l’impression. Dans un long râle d’agonisant, je me cramponnai à la main d’Éva à lui broyer les doigts. Jamais je n’aurais pensé qu’un tel grognement puisse sortir de ma bouche.
— Fais attention, Claude ! s’écria-t-elle.
— Désolé ! La route est pourrie.
Mon amour me caressa la joue. Pour la première fois de ma vie, son contact ne m’apaisait pas. J’en venais à supplier l’Univers de mettre fin à mon putain de calvaire.
— Ne me lâche pas, Augustin. Tiens bon, nous sommes presque arrivés à l’hôpital.
— Où… sont… Hans et Justin ?
— Hans nous suit avec ma voiture. Justin est resté enterrer les cadavres.
— Mauvaise idée…
— Nous n’avions pas le choix. Je crois qu’il va prendre son rôle très au sérieux. Claude l’a prévenu qu’il avait intérêt à ne pas faire de vagues. Maintenant, tais-toi et repose-toi.
Mon meilleur ami frappa du poing sur le volant.
— Eh merde, il ne manquait plus que ça ! jura-t-il. Une patrouille !
Dans un couinement aigu, le camion s’immobilisa. La secousse du freinage m’arracha un nouveau gémissement d’outre-tombe. Des portières claquèrent, la voix rauque de Hans se mêla aux vrombissements des moteurs.
— Bonsoir, Messieurs. Je suis le Capitaine Gering.
— Que se passe-t-il, mon Capitaine ? interrogea un caporal. Pourquoi êtes-vous dehors avec des civils à cette heure ?
— Monsieur Duval, ma femme et moi avons été témoins d’un accident. Augustin Augun a été percuté par un chauffard, nous l’emmenons à l’hôpital.
Les trois types ricanèrent.
— Ce n’est pas étonnant. Un vrai danger public, celui-là. Et bête comme ses pieds.
Les sarcasmes de ces gars ne m’atteignaient pas. Ma fierté, envolée depuis belle lurette, ne faisait plus partie de mes priorités. En revanche, les insulter pour qu’ils dégagent d’ici au plus vite me tentait beaucoup. Malheureusement, les forces me manquaient. Combien de temps nous tiendraient-ils le crachoir avant que nous puissions rejoindre ce maudit hôpital ?
Le faisceau de la lampe du caporal nous éclaira.
— Je dois vérifier vos papiers, Capitaine. Ce sont les ordres.
Hans lui présenta sa pièce d’identité.
— J’aurais aussi besoin de voir ceux des autres.
— Le temps presse, Caporal, s’impatienta Mister Gering. Si ce jeune homme meurt à cause de votre excès de zèle, je vous garantis que vous entendrez parler de moi !
Je n’avais même plus l’énergie nécessaire pour pleurer ou protester. Si ce contrôle s’éternisait, je savais que je n’y survivrais pas.
Les trois troufions se raclèrent la gorge et baissèrent la tête.
— Bon… dans ce cas, pourriez-vous passer demain faire votre rapport à la Kommandantur, mon Capitaine ?
— Bien sûr.
Alors que le camion redémarrait enfin, les ballotements insupportables du véhicule reprirent de plus belle. Mon corps martyrisé hurlait sa souffrance sans interruption. Au loin, l’écho de la voix d’Éva résonnait dans mes oreilles. Le quartier de lune s’étira en une ligne infinie, les étoiles clignotèrent avant de s’éteindre.
Je dérivais dans un aquarium géant, peuplé de monstres marins aux yeux globuleux. Pendant que leurs tentacules visqueux s’enroulaient autour de ma gorge, leurs dents acérées déchiquetaient ma chair à vif. Leurs longs doigts palmés fouillaient mes entrailles pour en récupérer les meilleurs morceaux dont ils se repaissaient. Les créatures festoyaient de mon corps, léchaient mon sang, m’arrachaient la peau. Cette torture atroce n’en finissait pas.
Dans un tourbillon de bulles, Poséidon, le visage dissimulé par un masque de chirurgien, les chassa en brandissant un trident aiguisé. Une magnifique sirène m’attrapa la main. Sur sa longue chevelure aux couleurs du soleil miroitaient des perles d’or.
— Reste avec moi Augustin, me murmura-t-elle de sa voix chantante et envoûtante.
— Laissez-nous, Madame, trancha Poséidon. Nous prenons le relai. Ne vous inquiétez pas, tout se passera bien.
Plusieurs êtres aquatiques me placèrent sur la coque renversée d’un navire. L’océan déchaîné me faisait tanguer, le bruit des vagues couvrait les paroles incompréhensibles du dieu de la mer. Une méduse d’un blanc phosphorescent planta ses ventouses sur ma bouche et m'entraîna vers les profondeurs abyssales du Grand bleu[1].
Une lumière jaunâtre m’aveugla. Des formes fantomatiques aux voix distordues récitaient des incantations étranges et s’agitaient en tous sens. Tombé du firmament, un ange aux iris célestes posa ses doigts translucides sur mon front.
— Il est bouillant, Docteur !
Un spectre noirâtre aux contours incertains se pencha au-dessus de moi. Deux serpents sortirent de ses oreilles, s’enlacèrent et posèrent leur tête siamoise sur ma poitrine.
— Son cœur bat trop vite.
Sans-Visage[2] m’écarta les paupières, me brûla la rétine avec un sabre laser jaune et m’enfonça une baguette magique dans la bouche.
— Quarante et un de fièvre. Nous allons lui administrer de la pénicilline pour combattre l’infection et de la morphine contre la douleur.
Audrey et Lisa, en uniforme de la Wehrmacht, m’ordonnaient d’offrir mon nouveau jeu vidéo à Éva pour me faire pardonner mon mauvais comportement au lac. Je poussai le joystick de mon fauteuil, me précipitai en pleurs dans le bureau de papy. Au lieu de me consoler, il me brandit sous le nez sa main nécrosée, transpercée d’éclats de verre.
— C’est de cette manière que tu me protèges, mon petit gars ? me hurla-t-il aux oreilles.
Une pluie de journaux intimes sanguinolents me martela le crâne. Éva, parée de la magnifique robe bleu nuit qu’elle portait à Notre-Dame de Paris, se matérialisa devant moi.
— Tu m’as menti sur toute la ligne ! Tu viens du futur, tu as lu mon carnet et tu t’en es servi pour me manipuler ! s’époumona-t-elle.
— Je suis désolé, Éva. Je t’aime. S’il te plaît, ne m’abandonne pas.
— Tu ne mérites que ça ! De toute façon, je ne t’ai jamais aimé.
La comtoise de papy se fracassa sur mon fauteuil dans un dong assourdissant. Je tournoyai dans les airs avant de retomber sur le parquet comme une crêpe. Dans un ultime effort, je rampai désespérément pour rejoindre ma dulcinée.
— Reviens, Éva…
— Espèce d’infirme ! Tu n’es qu’un bon à rien, incapable de marcher ! Tu as vu ta tête ? Personne ne voudrait de toi !
Justin éclata d’un rire malveillant. Il attrapa l’une des bouteilles de détergent qui gisait à ses pieds avant de la porter à ses lèvres.
— Une soufflante bien méritée, mon petit gars. Tu n’as pas été foutu de m’aider à arrêter de boire. Tu préfères m’étrangler au lieu de m’épauler. À cause de toi, je suis obligé de picoler de la javel. Tu as détruit toute ta famille ! Je t’avais pourtant prévenu dans ma lettre que tu devais préserver le destin de nos proches !
— Je m’excuse, papy… Tu n’es pas facile à supporter.
Audrey, en costume de Pikachu, et Lisa, perchée sur des échasses, déboulèrent dans la pièce. Leur visage dégoulinait d’encre noire.
— Espèce d’égoïste ! Tu ne penses qu’à toi ! Nous allons disparaître et ce sera ta faute !
Mes larmes de désespoir ruisselèrent le long de mes joues. Intarissables, elles inondèrent la pièce, se transformèrent en vagues immenses et engloutirent l’intégralité du bureau, moi y compris.
Troyes, 01 août 1942
Une odeur chimique de désinfectant me picota la gorge. Mon estomac se prenait pour un diabolo, un casse-noix me compressait le crâne, ma bouche desséchée me donnait l’impression de sortir du Sahara, ou d’avoir pris une cuite à l’eau de vie. Un bad trip à l’ecstasy devait produire le même effet. Enfin, je le supposais.
Mes paupières collées s’ouvrirent plus lentement que le Tower Bridge sur un pan de mur gris, les barreaux d’un lit en métal et des rideaux d’un blanc immaculé. Dans un vase posé sur le chevet, un bouquet de fleurs des champs égayait un peu ce décor lugubre. J’en venais presque à regretter l’hôpital de Boston.
Mon amour dormait à côté de moi, sa tête blottie sur son avant-bras. Je tâtonnai jusqu’à atteindre sa main.
— Éva ? balbutiai-je.
Elle se redressa aussi vite qu’un diable en boîte. En voyant la trace écarlate de sa montre sur son front, un pâle sourire étira mes lèvres.
— Tu es réveillé ! s’exclama-t-elle. J’ai eu si peur, espèce d’idiot !
Elle se jeta à mon cou. Son déluge de baisers et son étreinte, un brin trop enthousiaste, enflammèrent ma blessure au flanc droit. Je ne pus m’empêcher de lâcher un gémissement de douleur.
— Excuse-moi, Augustin…
— Ce n’est rien. Ne t’inquiète pas.
Je mourais d’envie de l’enlacer. Pourtant, mes muscles en guimauve restèrent immobiles. Et rebelote. Une nouvelle fois, mon corps refusait de m’obéir. À croire que mon séjour d’un an dans mon fauteuil de merde ne lui avait pas suffi.
— Comment te sens-tu ? s’enquit-elle.
— J’ai l’impression qu’un camion m’a roulé dessus. Ça me rend dingue de ne pas pouvoir bouger. Moi qui pensais être débarrassé de ma maladie…
Elle se glissa sous la couverture, s’allongea à mes côtés avec une infinie précaution et se lova contre moi.
— Je sais que c’est difficile pour toi, que cette situation te rappelle de mauvais souvenirs, mais rassure-toi, tout reviendra à la normale avec du repos. Sois patient.
— Combien de temps suis-je resté inconscient ?
— Après ton opération, tu as fait une infection suivie d’une grosse poussée de fièvre. Tu as déliré pendant quatre interminables jours.
Elle réajusta mon oreiller et me caressa les cheveux.
— Ne recommence plus jamais, sinon c’est moi qui te tuerai !
— Veuillez me pardonner, Madame…
Dans une moue à renverser les cœurs, elle se mordit la lèvre.
— Tu n’as pas le droit de répliquer, je suis malade, ricanai-je faiblement.
— La vengeance est un plat qui se mange froid, Monsieur Augun.
La lueur d’espièglerie dans son regard n’augurait rien de bon pour ma sortie d’hôpital.
— Au fait, repris-je. Aucune enquête ne sera ouverte pour…
Son index sur mes lèvres me coupa dans mon élan.
— Parle moins fort. Nous ne sommes pas seuls dans la pièce. Tu n’es pas l’unique patient.
— J’ai été poignardé, chuchotai-je. Je ne risque pas d’être interrogé ? Et la patrouille que nous avons croisée sur le chemin du retour ?
— Par chance, Marie connait le médecin qui t’a soigné. Il a accepté de falsifier son compte-rendu en indiquant que tu avais eu un accident de la route. Hans a confirmé cette version lors de son rapport à la Kommandantur.
— Et pour les cadavres ? Ton beau-père n’a pas posé de questions ?
— Hans est parti à Berlin pour régler l’affaire.
Dans un concert de gargouillis, mon estomac s’éveilla à son tour. Éva se leva et farfouilla dans son sac à main. Elle en sortit une petite boîte ronde métallique remplie de madeleines.
— Marie avait peur que je meure de faim, expliqua-t-elle. Une chance que je n’aie pas tout mangé.
Elle m’en fourra une dans le gosier avant que je puisse protester. Mon organisme, encore patraque, m’empêcha de profiter de l’arôme citronné du gâteau moelleux qui fondait sur ma langue.
— Twa des nouwelles de Flaude et Fustin ?
Éva s’esclaffa.
— Claude et Colette sont partis il y a deux heures. Ils repasseront demain. Ils sont venus te voir tous les jours. À mon grand étonnement, Justin aussi.
Les horribles souvenirs de ma crise de psychopathie aiguë assombrirent mon esprit. La bouche pâteuse, je déglutis avec difficulté et manquai d’avaler une miette de travers.
— Tu crois qu’il m’en veut de l’avoir étranglé ?
Elle soupira, leva les yeux au ciel.
— Je te signale que tu as été poignardé à cause de lui ! Je pense que vous êtes quittes ! Je ne sais pas s’il se sent coupable, mais il est resté avec toi tous les après-midis. Selon Marie, il se réveillait tôt, se dépêchait de préparer les petits-déjeuners à l’hôtel, d'effectuer le service et le ménage pour te rendre visite. Il m’a présenté des excuses hier soir, quand je suis arrivée à l'hôpital après ma journée à la Kommandantur. Même si je ne suis pas prête à lui pardonner pour l’instant, je dois reconnaître qu’il essaie de s'améliorer.
En fin de compte, je n’avais peut-être pas souffert en vain. J'espérais que cet électrochoc suffirait à le ramener sur le droit chemin et qu'il se tiendrait à carreaux.
— Tu es restée avec moi toutes les nuits ? demandai-je. Tu…
Ma dulcinée m’enfourna une seconde madeleine pour me clouer le bec.
— Bien sûr que oui, espèce d’idiot ! Arrête de poser des questions stupides, sinon je m’en vais !
Son regard sibérien aurait pu m’effrayer en d’autres circonstances. Si mon cœur, gonflé de reconnaissance, ne brûlait pas d’amour pour elle, par exemple. Tous les soirs en rentrant du travail, ma chérie avait veillé sur moi. Je lui adressai un sourire ému, persuadé qu’il suffirait à l’amadouer. Bingo. Les traits de son visage s’adoucirent. Une petite victoire réjouissante dont je me congratulai.
— Finalement, une infection de temps à autre n’est pas si désagréable, jubilai-je. J’aime beaucoup que tu me dorlotes. D’ailleurs, j’ai très mal aux lèvres à force de mâcher. Je suis sûr qu’un bisou magique m’aiderait à me sentir mieux.
Mon infirmière adorée secoua la tête. Dans un éclat de rire cristallin, elle consentit à me m’embrasser la joue.
— Pour un vrai baiser, j’attendrai que tu te sois brossé les dents,
Elle pouffa à nouveau devant ma tête scandalisée.
— Qu’as-tu fait pour t’occuper ? questionnai-je. Tu as dû trouver le temps long.
— J’ai lu plusieurs romans et je t’ai écouté délirer à voix haute.
Des fragments de mes rêves tordus défilèrent dans mon cerveau.
— Ah… Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Plein de choses étranges. Tu parlais de tes demi-sœurs comme s’il s’agissait de tes vraies sœurs. À certains moments, tu baragouinais que tu vivais en 2019, à Boston. Tu as même raconté que Justin était ton arrière-grand-père, qu’il t’avait envoyé dans le passé pour lui venir en aide, qu’il t’avait légué mon journal intime, mon bracelet et mon coffret en acajou.
[1] Grand Bleu : référence au film « Le Grand Bleu » de Luc Besson - 1988
[2] Sans-Visage : personnage du film : « Le voyage de Chihiro » de Hayao Miyazaki – Ghibli - 2001
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