Chapitre 15 Du noir au blanc

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 J’avais donc révélé une partie de la vérité dans mon sommeil. Ne me restait plus qu’à servir un bobard à Éva pour me sortir de ce pétrin, si toutefois elle croyait à cette histoire abracadabrante. Ce qui me semblait peu probable. Surtout avec son esprit cartésien. Dans tous les cas, l’excuse du délire justifierait mes propos.

 — Je me suis souvent demandée si tu ne débarquais pas d’une autre planète, insista-t-elle. Que tu viennes d’ailleurs expliquerait bien des choses !

 Je m’apprêtais à lui pondre mon baratin, mais face à son regard plein d’amour, impossible de m’y résigner. Ras-le-bol de devoir mentir à la femme de ma vie. Elle méritait que je me montre honnête et sincère. Et puis, de simples aveux ne modifieraient pas le futur. Garder des secrets, entretenir des cachotteries, comme mon cher grand papy savait si bien le faire, ne figurait pas dans ma liste d’intentions. Contrairement à lui, je resterais intègre et ne regretterais rien le jour de mon trépas.

 — Je pensais que tu me prendrais pour un fou si je te racontais la vérité, confiai-je.

 Ses yeux d’un bleu pastel, scanners d'âme ultra-performants, m’analysaient sans sourciller.

 — Éva… je… je suis né le 4 décembre 1999 à Boston. Justin, qui est en fait mon arrière-grand-père, m’a légué tes affaires. À la pleine lune, ton journal intime scintille et me catapulte dans le passé. En 1942, c’est ton bracelet qui…

 Son éclat de rire s’envola dans la pièce. À ma droite, mon voisin poussa un grognement néandertalien. Ma dulcinée plaqua sa main sur sa bouche et dans un tressaillement d’épaules, pouffa en silence.

 — Ton humour est pathétique, Augustin !

 — Éva, tu dois me croire. Je te jure que…

 L’oreiller qu’elle me balança en pleine face étouffa la fin de ma phrase.

 — Tu es comme mon petit frère ! Lui aussi lisait toutes ces bêtises de science-fiction qui vous embrouillent le cerveau. Maintenant, ça suffit, il est tard !

 Elle se leva du lit sous le grincement aigu du sommier en métal.

 — Où comptes-tu aller ? chuchotai-je.

 — Je vais m’installer sur le siège pour que tu puisses te reposer.

 — Je préfère que tu dormes avec moi. S’il te plaît, j’ai froid…

 Mon regard de Chat potté[1] lui arracha un sourire à faire fondre mon cœur.

 — Tu es pire qu’un gosse, Augustin !

 — Je suis malade… Tu ne peux pas refuser, je n’y survivrai pas.

 Ma chérie lâcha un soupir peu convaincant, se rallongea à mes côtés et se blottit contre mon épaule.

 — Ne te méprends pas, me glissa-t-elle à l’oreille. Ton chantage affectif ne fonctionne pas sur moi. Si j’accepte, c’est uniquement parce que le lit est plus confortable.

Troyes, 2 août 1942

 Vers cinq heures du matin, Éva quitta la chambre, à mon grand regret. Elle voulait arriver à l’hôtel avant le réveil des premiers officiers, et ainsi, ne pas attirer l’attention. La journée à venir s’annonçait très longue, sans elle.

 À huit heures, après s’être occupée des autres patients cachés par les rideaux, une infirmière me déposa mon petit-déjeuner : du pain, de la confiture et un verre de lait, accompagnés d’un café fumant. Une délicieuse odeur de noisette embauma la pièce. Elle me rappelait les brunchs gargantuesques que Lisa nous mitonnait parfois le dimanche matin. En l’absence des parents, obnubilés par la rentabilité de leur fichue entreprise, ma maman de substitution se levait aux aurores pour préparer gaufres au sirop d’érable, bacon, œufs au plat et jus de fruits pressés.

 S’ensuivit le changement de mon bandage, ou plutôt, la nouvelle séance de torture. La brûlure provoquée par l’alcool me coupa l’appétit. Les ongles plantés dans le matelas, je m’enfonçai le poing dans la bouche pour ne pas crier. Un séjour cauchemardesque dont je me souviendrais longtemps.

 Ma tablette, Internet et même la télévision, que je ne regardais pourtant jamais, me manquaient. Je crevais d’ennui, enfermé à l’intérieur de ce mouroir, cloué à ce vieux tas de ferraille en guise de lit. Pour ne pas dépérir, je me résignai à attraper le livre Les Hauts de Hurlevent[2] qu’Éva m’avait laissé sur le chevet. Cette histoire d’amour et de vengeance au cœur du Yorkshire du dix-huitième siècle m’occupa jusqu’au déjeuner. Malgré ma passion pour la science-fiction, les dystopies, thrillers, polars, bandes dessinées et romans d’aventures, je me surpris à apprécier ce bouquin assez sombre.

 En début d’après-midi, le médecin vint m’ausculter. Quand il m’annonça, de son insupportable voix monocorde, que je devrais patienter trois bonnes semaines avant de quitter ce trou à rats, je manquai de lui faire bouffer son stéthoscope. Un mois à poireauter dans cet hôpital lugubre, avec pour seule compagnie un rideau de merde, un bouquet de fleurs et un pan de mur gris. J’aurais mille fois préféré plonger nu dans l’Atlantique Nord que de rester ici. Et dire que je venais à peine de me débarrasser de mon fauteuil roulant.

 Je commençais à planifier La Grande Évasion [3] à la manière Steve McQueen lorsque la tête de Justin apparut devant moi. Son cou violacé portait encore les stigmates de ma crise de folie.

 Il s’avança d’un pas hésitant, déposa un panier en osier et un échiquier au pied du lit :

 — Salut…

 — Salut.

 Un long silence gêné s’installa. Mes remords pour avoir failli l’assassiner se télescopaient avec la rancœur qu’il m’inspirait.

 Papy-cousin se racla la gorge :

 — Mademoiselle Kaltenbrün a informé Marie que tu t’étais réveillé. Elle passera te voir demain en fin de journée s’il n’y a pas trop de clients à servir. En attendant, nous t’avons préparé une tarte aux pommes et un sandwich jambon beurre moutarde de Dijon pour le dîner.

 Son comportement lunatique m’épuisait. Le même cercle vicieux persistait à se répéter depuis mon arrivée à Troyes, huit mois plus tôt. Chaque fois qu’il dépassait les bornes, monsieur revenait la queue entre les jambes, se montrait agréable un certain temps avant de repartir en vrille. Mes déceptions s’enchaînaient à mesure de ses exploits. Pourtant, je n’avais d’autre choix que de le supporter. L’avenir de ma famille dépendait de ma capacité à le maintenir sur le droit chemin et à effectuer le sale boulot à sa place.

 Mon cher papy posa le vase par terre. Il poussa le chevet contre le matelas avant d’installer l’échiquier.

 — Comment vas-tu ? se renseigna-t-il, les yeux rivés sur le plateau.

 — Ce n’est pas la grande forme.

 Il baissa la tête et se frotta la cuisse.

 — Je suis passé te voir tous les jours. Tu délirais tellement à cause de la fièvre que j’avais peur que tu ne te réveilles pas. D’ailleurs, tu as raconté plein de choses bizarres à mon sujet… Enfin bref. J’étais inquiet pour toi.

 Voilà qu’il recommençait son numéro de pauvre toutou repenti. Hors de question de le laisser s’en tirer à si bon compte. Cette fois, il devrait sortir les rames.

 — Si tu n’as rien d’autre à me dire, tu peux t’en aller, tranchai-je.

 Un nouveau moment de flottement plomba l’ambiance, déjà glaciale. Justin fixa le bout de ses chaussures, esquissa son exaspérante moue de cocker triste et arrangea les pièces sur le damier. Dans une grimace qui rappelait celle d’un gosse de dix ans, il daigna enfin me regarder.

 — Je… je suis désolé, Augustin. J’ai encore merdé.

 — Ouais.

 — Écoute… Je vais tout faire pour arrêter de boire, mais seul, je n’y arrive pas.

 En plein dans le mille. J’avais donc visé juste. Mon cher arrière-grand-père attendait, entre autres, que je l’aide à se sevrer. J’aurais apprécié qu’il me fournisse un mode d’emploi de son fonctionnement dans sa foutue lettre codée, plutôt que de me laisser mariner. Combien de rôles devrais-je endosser à ses côtés ? Confident, maman, ami, psy, bénévole des alcooliques anonymes, garde du corps…

 La pression qu’il plaçait sur mes épaules devenait trop lourde à porter. Pourtant, malgré son comportement odieux et son interminable liste de défauts, je ne pouvais me résoudre à l’abandonner. Les moments de complicité que nous avions partagés dans mes jeunes années, son écoute et son soutien sans failles méritaient que je lui rende la pareille. Et puis, je n’incarnais pas non plus la perfection. L’épauler dans cette épreuve difficile de sa vie me permettrait de racheter ma tentative de meurtre.

 — Je m’excuse de t’avoir étranglé, Justin. J’accepte de te donner un coup de main si tu me promets de ne plus menacer Éva.

 Il avança son premier pion en 1.d4, son ouverture phare. La première qu’il m’avait apprise dans mon enfance.

 — Tu sais, je ne suis pas méchant en temps normal, marmonna-t-il. C’est l’alcool qui me rend exécrable.

 Sa mauvaise foi me hérissa le poil.

 — Tu te fous de moi ? Ai-je besoin de te rappeler à combien de reprises tu as dénigré Éva, même à jeun ? Qu’a-t-elle fait pour que tu la haïsses à ce point ?

 — Rien. C’est bien le souci… Pour elle, je ne suis qu’un minable. Je n’existe pas.

 — Je ne te comprends pas. Si tu n’as rien à lui reprocher, arrête de t’acharner sur elle ! De toute façon, tu méprises toutes les femmes, pas seulement Éva. Pourquoi les détestes-tu ?

 Son cavalier faucha l’une de mes tours. Mes entraînements sur Internet ne m’avaient pas suffi à dépasser mon maître. Au moins un domaine dans lequel il excellait.

 — Tu t’es amélioré, souligna-t-il.

 — Et toi, tu ne m’as pas répondu.

 Il se gratta le cuir chevelu et fit tournoyer ma défunte pièce entre ses doigts.

 — Je ne les déteste pas. Je m’en méfie, c’est tout. La plupart d’entre elles ne m'inspirent aucune confiance.

 Dans un effort titanesque, je me retins de ne pas envoyer valser le plateau contre le mur.

 — Comment peux-tu dire des choses pareilles ? Tu as été marié ! Paulette aussi, tu la traitais de cette manière ?

 Il haussa les épaules.

 — J’ai toujours été correct avec elle, même si Madame ne se privait pas de m’humilier. Elle n’était pas une gentille demoiselle innocente. Au contraire, c’était une sacrée garce.

 Sa façon de parler de son épouse décédée me cloua sur place. J’attendis qu’il poursuive, mais il n’ajouta rien. Quelle faute avait-elle commise pour qu’il lui en veuille à ce point ? « Vous êtes pareille que l’autre… Une croqueuse d’hommes qui se vend pour obtenir ce qu’elle désire ». Ces paroles, balancées à Éva dans la cave, concernaient-elles Paulette ?

 D’où provenait cette haine qu’il cultivait contre le monde entier ? Le massacre de sa famille, son éducation très stricte, le comportement intransigeant de Joseph, le manque d’affection d'Henriette, la trahison de Philippe expliquaient en partie sa colère et son addiction à l’alcool. En revanche, si son histoire tragique me peinait sincèrement, rien ne justifiait ses propos envers la gent féminine.

 Puisque la méthode douce ne fonctionnait pas, peut-être que lui exprimer le fond de ma pensée déclencherait une prise de conscience ou un déclic.

 — Je vais être franc avec toi, Justin. Tes réactions et ton attitude me dégoûtent. Ton passé difficile ne t’autorise pas à rendre les autres responsables de ton malheur ni à dénigrer les femmes. J’ignore ce que tu reproches à Paulette, mais…

 Son rire amer me coupa dans mon élan.

 — S’il n’y avait qu’elle, je n’en serais pas là… lâcha-t-il.

 — Qu’est-ce que tu veux dire ?

 — Laisse tomber. Je n’ai aucune envie de discuter de ça.

 D’un coup d’œil expert, il examina l’échiquier et avança sa dame :

 — Échec et mat.

[1] Chat potté : personnage d’animation apparaissant dans le film Shrek 2

[2] Les hauts de Hurlevent : roman d’Emily Brontë publié en 1847 sous le pseudonyme d’Ellis Bell.

[3] La Grande Évasion : film américain de John Sturges — 1963

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