Chapitre 18 Chef de cœur

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NOTE AVANT LECTURE : pour les personnes ayant lu la toute première version du tome 1, Jaël est un enfant de douze ans, assassiné par des Allemands sous les yeux d’Augustin.

Troyes, 31 juillet 2019

 Le dessert, une tarte aux fraises achetée par James dans la boulangerie du coin, fut englouti dans le silence, rompu de temps à autre par le raclement des cuillères.

 La table débarrassée et la vaisselle nettoyée, chacun monta se coucher. Lisa retira ses chaussures pendant que son fiancé désossait la carcasse de son ordinateur portable.

 — Viens dormir, Jin, murmura-t-elle. Tu as besoin de te reposer, nous décollons dans moins de sept heures.

 Les épaules de son amoureux s’affaissèrent.

 — Tu as raison, ma Lili.

 Dans un soupir résigné, il abandonna le cadavre du noyé sur la commode.

 — Puisque nous sommes seuls, je vais pouvoir t’informer de mes découvertes, reprit-il. J’ai suivi la piste du pirate grâce aux journaux de connexion. L’intrusion a débuté sur un PC de ton secrétariat.

 La trentenaire détacha ses créoles en or.

 — Tu veux dire qu’un de mes employés aurait cliqué sur un lien douteux ?

 — Non. D’après ce que j’ai constaté, un cheval de Troie s’est installé à partir d’une clef USB. Ce salaud de hacker n’a pas pu effacer toutes ses traces. Il a placé des espions sur ta boîte mail, celle du professeur Anderson, de son équipe et visité les dossiers du « Projet SB-37-140 ».

 Lisa lâcha une exclamation de stupeur :

 — Ce sont les recherches à propos du carnet et du bracelet d’Éva !

 — Oui. Ce geek n’a pas frappé au hasard. Ce qui m’embête, c’est que je n’ai pas eu le temps de lui retirer les droits. J’ai quand même pu envoyer un message à ton service informatique avec mon téléphone, ils feront le nécessaire.

 Alors que sa chérie rangeait ses boucles d’oreilles dans le tiroir du chevet, Jin s’assit au bord du lit et se frotta le menton.

 — Dis-moi, ma Lili. Tu n’as pas trouvé le comportement de ton majordome étrange, ce soir ?

 — Il a toujours été bizarre. Ce n’est pas nouveau.

 — Ce qui me chiffonne, c’est qu’au moment où j’ai mentionné JDdu10, il a renversé la carafe de vin sur mon clavier.

 — Tu soupçonnes James ?

 Son fiancé se pinça la lèvre.

 — Si on y réfléchit, ton majordome a l’air de bien s’y connaître en informatique. En plus, la première lettre de son prénom est un « J », comme JD.

 La jeune maman fut secouée d’un fou rire.

 — Tu n’es pas sérieux, Jin ! Arrête de regarder tes vidéos complotistes ! James m’a vu naître, m’a appris à faire du vélo, à nager, à tirer au fusil ! C’est lui qui m’emmenait à l’école, à mes soirées chez les copines, encore lui qui corrigeait mes devoirs et qui me racontait des histoires quand j’étais gamine. Il travaille pour la famille depuis quarante ans, papy aurait pu lui confier sa propre vie. Jamais il ne nous trahirait ! Et puis, tu oublies que Richard l’a bousculé quand il s’est levé de sa chaise.

 — Oui, tu as peut-être raison…

 Une lueur azurée provenant de la table de nuit scintilla sur les murs beiges de la chambre. D’un geste convulsif, Lisa s’empara du journal intime et le feuilleta à toute vitesse.

 — Le bouquin s’est réveillé ! s’écria-t-elle. Je vais chercher Audrey !


Troyes, 21 août 1942

 Je dus relire la lettre trois fois avant que mon cerveau en intègre le contenu. Les pleurs d’Éva, sa distance tout au long de la soirée, le morceau de papier caché à la hâte. Tout s’expliquait.

Sans prendre la peine de passer des vêtements convenables, j’enfilai mes chaussures, me ruai dans le couloir, manquai de percuter un pépé qui traînait de la savate, frôlai l’épaule d’une infirmière, poussai les portes de l’hôpital. La lueur dorée de l’aube m’aveugla. La veille, j’aurais tout donné pour contempler la lumière du soleil. Aujourd’hui, je me foutais de tout. Sauf de mon amour.

 À quand remontait son départ ? Avec de la chance, elle retournerait au Crin Blanc pour récupérer ses bagages avant de décoller. Je priais l’Univers pour qu’il ne soit pas trop tard. Elle ne pouvait pas me quitter… Du moins, pas à sept heures du matin. Combien de kilomètres me séparaient de l’hôtel ? Cinq ou six, peut-être. Le rejoindre à pied prendrait une plombe. Je lorgnai un bref instant un vélo bleu pastel, posé le long d’un mur. Ce miracle envoyé par le ciel tombait à pic. Tant pis pour son ou sa propriétaire, je jouerais les citoyens modèles un autre jour.

 La bécane providentielle enfourchée, je m’élançai vers le centre de Troyes. Mon manque d’exercice se fit vite ressentir. Les muscles de mes cuisses se déchiraient, mes poumons crachaient des flammes, mais tant pis. Pas le temps de souffler ni d’admirer les bâtiments aux toitures mansardées, les maisons à pans de bois, la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul avec sa tour solitaire, ou le pont du canal du Trévois. Je coupai la voie à une Simca 5 sous un concert de klaxons et bifurquai dans une ruelle pavée. Les riverains me dévisagèrent avec des yeux d’aliens, comme s’ils croisaient un type en pyjama gris pour la première fois de leur vie.

 Au moment de longer les cinq fenêtres cintrées de la gare, deux femmes, valises à la main, traversèrent la route sans regarder. J’évitai ces kamikazes in extremis d’un brusque mouvement de guidon, sous leur déferlante d’injures. Le bestiau zigzagua un moment avant que je réussisse à le dompter et à reprendre ma course.

 Devant moi, l’avenue menant au Crin blanc se profila enfin. Je dépassai la Kommandantur, sautai de la selle, balançai le vélo sur le trottoir. La porte du restaurant claqua contre le mur quand je l’ouvris à la volée. Les officiers, attablés pour le petit-déjeuner, en lâchèrent tasses et viennoiseries. Des éclats de rires sarcastiques agrémentés de « Regardez son accoutrement », « Quel crétin », « Voilà l’autre débile », « Espèce d’attardé », suivirent mon entrée fracassante. Ces sales types pouvaient me brocarder tant qu’ils voulaient. Je ne les entendais pas.

 Marie sortit de la cuisine, un tablier fleuri noué autour de la taille.

 — Augustin, attends…

 Je me ruai dans le couloir sans l’écouter. L’ascension jusqu’au troisième étage, en plus d’achever ma condition physique déplorable, réveilla ma blessure. Le silence régnait sur le palier. Un calme de mauvais augure. Le visage dégoulinant de sueur, je déboulai sans frapper dans la chambre d’Éva…

 Vide. Pas de drap sur le lit en bois, pas de châle sur le dossier du fauteuil en rotin, pas de bijou posé sur la commode, pas de maquillage sur la coiffeuse ni de malles monstrueuses au milieu de la pièce. Rien. Seule son odeur vanillée, entêtante et atrocement douloureuse, subsistait. À croire qu’elle n’avait jamais séjourné ici. Ou pire, jamais existé. Un coup de guillotine net, propre et précis.

 Mes larmes me brouillèrent la vue. Comment vivre séparé de ma moitié ? Que me restait-il d’elle, à part un pauvre foulard volé avant le mariage de Claude ? Je m’adossai au mur, le regard vitreux, à me demander pourquoi je n’avais pas insisté la veille pour qu’elle me parle, à lui en vouloir pour sa décision prise sans me consulter, à maudire Gering, à blâmer Hans, Marie et Justin de ne pas l’avoir retenue, à me torturer l’esprit pour ma négligence. Mes sœurs auraient pu me conseiller, si Éva et son bracelet ne se trouvaient pas à neuf-cents kilomètres de moi.

 De quelle manière pourrais-je la sauver, désormais ? Impossible de voyager jusqu’à Berlin sans autorisation en ces temps de guerre. De toute façon, si je débarquais chez son père ou Gering, ils me liquideraient sur-le-champ et se vengeraient sur elle. Sa date de mort officielle était prévue pour août 1944, à Troyes. Ce qui signifiait que tant qu’elle résidait en Allemagne, elle resterait en vie. Peut-être venait-elle de modifier son destin en me quittant. Dans ce cas, le sacrifice en valait la peine.

 Le cœur en miettes, j’escaladai l’échelle de meunier, verrouillai la porte de la chambre et me recroquevillai sur mon couvre-lit satiné.

 Les petits pas précipités de Marie claquèrent sur le palier.

 — Ouvre-moi, Augustin.

 Je ne voulais voir ni entendre personne. Juste dormir. Elle insista un long moment, mais en l’absence de réponse, rebroussa chemin. Pompon, qui somnolait au bord du matelas, se blottit contre moi. Comme si elle percevait les effluves de mon chagrin, ma boule de poils orangée préférée me lécha la joue.

 La voix traînante de Justin résonna sur le palier dix minutes plus tard.

 — Augustin ? Tu veux aller pêcher ? Jouer aux échecs ?

 — Non. Va-t’en, s’il te plaît.

 — Pas question. C’est à mon tour de t’aider.

 Pompon ronronnait et malaxait ma cuisse pendant que je lui caressais la tête.

 — Tu ne peux pas comprendre, m’obstinai-je.

 — Au contraire. Je connais bien la solitude. Avant ton arrivée, je n’avais personne pour me soutenir. Toi tu as Marie, Claude, les jumeaux, Colette et moi. Broyer du noir ne t’apportera rien, crois-en mon expérience.

 Comment manquer de tact en dix leçons par Augustin Augun. Je me plaignais du départ d’Éva alors que papy avait retrouvé sa femme enceinte et ses parents pendus à une branche. Encore une fois, je parlais sans réfléchir.

 — Bon, conclut-il, si tu ne veux pas me laisser entrer, je repasserai tout à l’heure.


 Le lendemain, papy-cousin et Marie se relayèrent pour me déposer des paniers repas devant ma porte. Ils essayèrent à maintes reprises de me remonter le moral, en vain. Je ne me sentais ni la force ni l’envie de me secouer. Me lamenter sur mon sort et pleurer le départ de ma moitié, voilà tout ce que je souhaitais. Les jumeaux et Claude passèrent dans la matinée. Ils balancèrent des vannes foireuses pour me changer les idées, m’interpellèrent un long moment, mais face à une muraille de silence, ils capitulèrent.

 Les jours s’enchaînèrent, rythmés par les miaulements de Pompon qui réclamait que je le fasse entrer ou sortir, selon ses désirs. Je ne quittais la chambre que pour me laver, aller aux toilettes et récupérer la nourriture à laquelle je touchais à peine. Le reste du temps, à défaut de connaître l’adresse d’Éva, je noircissais les pages d’un cahier en y déversant mon amour, mon chagrin et mon désespoir. Justin, Marie et mes amis persistèrent à me rendre visite, ou plutôt, à discuter avec la vieille porte en bois. Même mon rendez-vous de contrôle à l’hôpital ne me persuada pas d’abandonner ma retraite. Ma blessure au flanc attendrait que celle de mon cœur soit guérie. Ce qui risquait de prendre une éternité.

 Une semaine de léthargie plus tard, une voix graveleuse, que je n’avais pas entendue depuis un an, retentit derrière le mur.

 — Salut, Augustin. Alors, il paraît que ta chanteuse est partie ?

 Qui l’avait appelé ? Ma main à couper qu’il venait de la part de Claude, Jacques ou René. Pourquoi tout le monde s’évertuait-il à me harceler ? Hors de question de sortir de mon hibernation, et encore moins d’affronter la réalité. Pas sans elle.

 — Tu crois que te barricader dans ta piaule va arranger les choses ?

 Je me plaquai l’oreiller sur la figure. Surtout, ne rien répliquer. Lui aussi se lasserait de brailler dans le vide et finirait par repartir.

 — Arrête de chouiner pour une gonzesse et ramène tes fesses !

 Manque de chance, malgré le coussin et le mur qui nous séparaient, j’entendais toujours son exaspérante litanie. Maudite époque où les bouchons antibruit n’existaient pas.

 — Je te préviens, Augustin. Si tu ne m’ouvres pas, je défonce la porte ! J’expliquerai à Marie que c’était de ta faute.

 — Fous-moi la paix, Louis !

 — Arrête de te faire prier, dépêche-toi de sortir de là !

 Ne pouvait-il pas s’occuper de ses oignons et retourner dézinguer du boche, au lieu de me servir sa leçon de morale ?

 — Je comprends que ta blonde soit partie. Tu n’es qu’un sale geignard capricieux et immature.

 Ma salve de jurons aurait scandalisé les grands pontes de la littérature.

 — Si tu veux m’insulter, fais-le en face de moi ! tonna-t-il.

 S’il croyait que ses provocations lui suffiraient à obtenir gain de cause, il se fourrait le doigt dans l’œil.

 — C’est bien ce que je pensais. T’es qu’un dégonflé. Ton Allemande a eu raison de se barrer, elle mérite mieux qu’une chiffe molle dans ton genre. Pas étonnant qu’elle ait choisi le Capitaine. Lui, au moins, il a des couilles. Pas comme toi !

 Tous mes muscles se raidirent.

 — Ferme-là, Louis !

 — Pauvre petite chose fragile. T’es pire qu’un gosse ! Quand vas-tu te décider à grandir ? Des gens se font tuer pendant que bébé Augustin chiale dans son coin !

 Mes ongles s’enfoncèrent dans ma paume jusqu’au sang. L’oreiller, que je balançai de toutes mes forces, s’écrasa contre ma commode.

 — Tu sais ce qu’ont fait les nazis, lors de notre mission avec Oscar et Axel ? Ils ont raflé tous les juifs qu’ils ont pu à Paris, les ont parqués dans des conditions inhumaines au Vel d’Hiv et les ont déportés vers des camps. J’ai passé un mois à me casser le cul pour sauver le maximum de personnes. Et toi, tu pleurniches parce que tu ne peux pas forniquer avec ton Allemande ?

 — Ta gueule ! vociférai-je.

 Mes tempes et mon cœur pulsaient à la vitesse d’un métronome fou.

 — T’es qu’un égoïste ! insista-t-il. Les gamins qui meurent tous les jours, c’est pas ton problème, n’est-ce pas ? Il n’y a qu’Éva qui t’intéresse ! T’en fais quoi de ta promesse de rendre hommage à la mémoire du petit Jaël ? Tes belles paroles n’étaient que du vent. En réalité, tu n’en as jamais rien eu à foutre de lui !

 Mon cerveau disjoncta. Je bondis du lit, sautai par-dessus le coussin et manquai d’arracher la poignée de la porte. L’autre enfoiré se tenait devant moi, stoïque, insupportable.

 — Ah, bah c’est pas trop tôt, lança-t-il. Tu as enfin fini par quitter ta tanière ! J’ai failli attendre.

 — Espèce d’ordure ! Je t’interdis de parler de Jaël ou d’Éva !

 Il m’empoigna par le col et me secoua comme une maraca.

 — Ne me touche pas ! m’époumonai-je.

 — Je t’exaspère, hein ? Tant que tu feras ta loque, je continuerai à te bassiner !

 Son regard incisif et les trois bouts de cheveux roux qui se battaient en duel au sommet de son crâne m’excédaient. Les émotions contenues ces derniers jours écumaient dans mes veines.

 — Réagis, bordel de merde ! hurla-t-il.

 Mes oreilles sifflaient, mon corps tremblait de rage, la soupape de sécurité menaçait d’exploser. Au lieu de me lâcher, il me ballotta de plus belle.

 — Allez, frappe-moi, Augustin ! Défoule-toi, t’en crèves d’envie !

 Mon poing serré vola dans sa direction. Il l’évita d’un geste nonchalant de la tête. Un deuxième assaut fusa, un troisième, un quatrième. Malgré ses cinq centimètres de moins que moi et sa carrure de gringalet, il esquiva mon déluge de coups avec l’adresse de Neo[1]. Le peu d’énergie qui me restait m’abandonna au bout de deux minutes à m’échiner contre lui. Ma blessure me lançait, je haletais comme un bœuf, des perles de sueur ruisselaient sur mon front. À bout de nerfs, j’éclatai en sanglots.

 Louis me donna une tape dans le dos.

 — C’est bon, t’as vidé ton sac ?

 Des larmes brûlantes dévalaient mes joues écarlates.

 — Je… je ne réussirai pas à… continuer sans elle, me lamentai-je.

 Il enroula ses bras autour de mes épaules et me serra contre lui. Une étreinte chaleureuse, rassurante, réconfortante, semblable à celle d’un père pour son fils. Ce geste d’affection, aussi soudain que bouleversant, apaisa mes souffrances.

 — Si, Augustin, tu y arriveras. J’ai confiance en toi. Contrairement à la mienne, ta chérie est vivante. Elle t’attendra jusqu’à la fin de la guerre. Maintenant, pleure un bon coup, va te laver et te raser. Tu pues et t’as une sale gueule. Justin t’emmène à l’hôpital pour ton contrôle dans une heure.

 Alors que je m’essuyais les yeux avec ma manche, il me frappa l’arrière du crâne.

 — Une dernière chose, espèce de sale gosse. Tu devras t’excuser auprès du maire pour lui avoir volé son vélo. T’as de la chance que ta tante connaisse tout le monde.



[1] Neo : personnage du film Matrix

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