Chapitre 19 L'hécatombe
NOTE AVANT LECTURE : bonjour :) Suzanne remplace Jean, désormais. Elle est aussi la mère de Jacques et René, les jumeaux.
Troyes, 10 septembre 1942
Vingt jours sans saveur, quatre-cent-quatre-vingts heures de survie, vingt-huit-mille-huit-cents minutes vides de sens depuis le départ de mon amour. Chaque matin au réveil, je me demandais si elle pensait à moi, de quelle manière elle s’occupait, si Hans veillait sur elle, ce que l’ordure de Gering lui faisait subir au quotidien.
Mon côté sombre espérait qu’Éva souffrait de notre séparation, que mon absence la tourmentait. J’en venais à croire que je me transformais en monstre. Surtout après l’étranglement de papy.
Pour éteindre mon cerveau, je me lobotomisais à grands coups de travail à l’hôtel, de balades à vélo, de parties d’échecs contre Justin ou de pêche à la ligne avec Claude. Mon meilleur ami et les jumeaux, toujours de bon conseil, me rendaient visite au quotidien. Eux aussi s’inquiétaient pour moi. Louis, de son côté, m’occupait l’esprit avec de petites missions de sabotage et d’espionnage. La semaine précédente, il m’avait chargé de jouer les agents immobiliers pour trouver un logement à deux rescapées de la rafle du Vel d’Hiv.
Je savais qu’il essayait de prendre soin de moi à sa manière. Rude, certes, mais bienveillante. Il ne me maternait pas, ne m’infantilisait pas. Au contraire, il me bottait le cul et n’hésitait pas à me secouer si nécessaire, sans se préoccuper de mes petites crises de susceptibilité. Son comportement brut de décoffrage contrebalançait ma tendance à me morfondre. Si mon père ne passait pas sa vie dans ses bureaux à Boston, j’aurais aimé partager ce genre de relation avec lui.
Ce jeudi soir, tout de noir vêtus, Justin et moi sortîmes de l’hôtel en catimini vers vingt-deux heures. En parfaits Arsène Lupin, nous quittâmes la ville par les ruelles obscures et marchâmes six kilomètres à travers champs pour éviter les patrouilles. Papy-cousin, qui se montrait très agréable depuis notre discussion à l’hôpital, me raconta qu’il envisageait de devenir chef d’entreprise à la fin de la guerre. Une perche tendue que je ne manquais pas de saisir. Mine de rien, je lui suggérai à nouveau d’investir dans le secteur automobile où il ferait fortune avec son associé anglais. En résulterait la future multinationale Augun&Smith.
Cette proposition sembla beaucoup le séduire. Les pupilles brillantes, il monologua tout le reste du trajet sur ses envies de voyages, s’imagina les vêtements et la voiture de luxe qu’il s’offrirait, la grande demeure débordante de meubles somptueux qu’il achèterait grâce à ses revenus astronomiques. Un changement d’attitude spectaculaire en un mois à peine. Je me demandais parfois s’il n’avait pas une double personnalité.
Au bout d’une heure, accompagnés par les bruissements des feuilles et les grincements des chauves-souris, nous longeâmes un enclos. De belles charolaises dormaient sous un chêne immense. Louis patientait, adossé à un poteau.
En nous voyant, il balança à nos pieds deux sacs aussi lourds qu’un bloc de pierre. Comment avait-il réussi à les trimballer jusque-là avec sa carrure efflanquée ? Ce gars ne cessait de m’étonner.
Apitoyé par mes vaines tentatives de soulever mon fardeau, Justin m’aida avant d’enfiler le sien dans un grognement plaintif.
— T’as mis combien d’explosifs, là-dedans ? gémit-il.
— Assez pour faire péter l’hôtel de votre tante. Allez, on traîne pas.
Le patron ouvrit la marche, suivi de près par papy-cousin. Ces deux-là gambadaient, menhirs sur le dos, avec l’aisance d’Obélix. À bout de souffle, je m’efforçai d’accélérer la cadence pour les rattraper. Chaque pas me coûtait un morceau de poumon, mais pas question de me laisser distancer.
— Claude n’a pas pu venir ? haletai-je.
— Suzanne et les jumeaux surveillent déjà les trois routes qui mènent à l’usine, expliqua le chef. Je lui ai dit de rester auprès de Colette. Elle est fatiguée avec sa grossesse.
Nous nous faufilâmes dans le sous-bois, éclairés par les rayons de la lune. Nos charges, les fougères, le sol accidenté, les hautes herbes et l’obscurité ralentissaient notre progression. Une dizaine de mètres devant nous, Louis écartait les branches pour se frayer un passage. Nous les recevions en pleine tronche dès qu’il les lâchait. Justin, qui n’appréciait guère de se faire fouetter, ne cessait de ronchonner. Ses bougonneries m’auraient amusé si je ne manquais pas de m’étaler à plusieurs reprises, attaqué par les racines de Grand-mère Feuillage[1].
Je me retins de fondre en larmes quand mes compagnons entamèrent l’ascension d’une colline. En plus de la vache morte dans mon dos, des caillasses de malheur roulèrent sous mes pieds. Il ne m’en fallut pas plus pour m’éclater le genou par terre. Cette forêt démoniaque finirait par avoir ma peau. En attendant, pas question de lui rendre la tâche facile. Je lutterais jusqu’à mon dernier souffle pour terminer ce parcours du combattant, la tête haute.
Au sommet, Papy-cousin et le patron me narguaient de leurs insupportables rires moqueurs. Je les rattrapai, le visage dégoulinant de sueur, les jambes en coton, la poitrine prête à exploser. Une remise en forme s’imposerait les semaines suivantes.
Le panorama exceptionnel sur la forêt environnante me coupa le sifflet. De là-haut, les rayons nacrés de la lune couvraient la cime des arbres d’un châle spectral. Je ne pus m’empêcher de songer à Éva. La vue l’aurait émerveillée. Une nouvelle occasion ratée de passer un moment magique en sa compagnie… Maudit cerveau qui pensait à elle constamment. À l’inverse de ma blessure au flanc, celle de mon cœur ne guérirait jamais.
De l’autre côté de la butte, un complexe industriel polluait le paysage. Une dizaine de hangars en briques, chapeautés de tôles, pointaient vers le ciel leurs cheminées vertigineuses. Les effluves de charbon imprégnaient encore les environs. Comme disait l’expression : deux salles, deux ambiances. La première, fantomatique, me plongeait au cœur de l’onirisme, tandis que la seconde me rappelait les vidéos d’urbex [2]que j’adorais regarder sur Internet.
Ces bâtiments appartenaient à une entreprise de métallurgie spécialisée dans la fabrication de serrures avant la guerre. Désormais réquisitionnés par les Allemands, nos ennemis s’en servaient pour produire les douilles des obus qu’ils balançaient ensuite sur des innocents.
Louis joignit ses mains qu’il porta à sa bouche. Sa parfaite imitation de chouette rompit le silence. Un bruit, plus proche d’un hennissement que d’un hululement, lui répondit aussitôt.
— C’était quoi, ce truc ? chuchota Justin.
— C’est le dahu, marmonna Louis.
Papy et moi fronçâmes les sourcils.
— Vous ne connaissez pas cette histoire ? On raconte qu’un monstre vit dans la forêt. Apparemment, il étripe les humains qui se promènent la nuit et bouffe leurs boyaux dans sa tanière.
Face à nos regards perplexes, le patron nous frappa l’arrière du crâne.
— La gueule que vous tirez ! Je plaisantais, bande d’abrutis. C’est le signal de Suzanne, elle ne sait pas faire la chouette. Allez, on bouge !
La descente nécessitait un effort de concentration pour ne pas se vautrer. Encore plus avec mes deux pieds gauches et le mammouth dans mon sac. Alors que je m’estimais sorti d’affaire, le bond d’un chevreuil me fit sursauter. À peine le temps de réfléchir que je me retrouvais à dévaler le toboggan de terre et de cailloux sur les fesses. Au moins, j’arrivais à destination le premier. Quand la créature machiavélique eut terminé de contempler son méfait, ses deux petites cornes du diable disparurent dans un bosquet. Mes sales renégats de camarades me rejoignirent en se tordant de rire.
Le grillage à moitié défoncé franchi, nous traversâmes plusieurs allées de hangars jusqu’à l’entrée de l’usine déverrouillée par notre complice : le directeur. La dégradation de son matériel le peinait, mais il estimait que sauver des vies valait le sacrifice. Il avait donc prévenu Suze que personne ne surveillait l’accès au site. Par manque d’effectifs, les boches se concentraient sur la protection des voies ferrées, des manufactures de poudre et d’assemblage des obus.
Justin brisa un carreau le plus discrètement possible afin de simuler une effraction. De cette manière, nous évitions aux salariés les soupçons et représailles des Allemands.
Nous pénétrâmes dans le bâtiment, torches à la main. Un mélange d’odeurs âcres de ferraille, d’huile de moteur et de transpiration m’agressa les narines. Des enfilades de presses, de fraiseuses, de tours d’usinage, d’établis et d’engins tout droit sortis des Temps Modernes[3] s’alignaient à perte de vue. Des câbles électriques noirs, reliés à chaque machine, cheminaient sous la charpente métallique. Dans les allées, des tubes en cuivre patientaient sur des chariots.
Notre patriarche enjamba un tas de copeaux, attrapa une douille de la largeur de sa cuisse et lâcha un long sifflement :
— Les salopards ! Ils en ont de toutes les tailles ! Il y a de quoi fabriquer des centaines de suppositoires géants, là-dedans ! Je n’aimerais pas me les prendre dans le cul.
Après une rapide inspection, il ouvrit son sac.
— C’est parti, les gars. Vous placez autant de charges que possible. Je m’occupe des emboutisseuses hydrauliques, des étireuses et du tableau électrique principal.
La pose d’explosifs devenait un jeu d’enfant pour moi. Malgré des gestes encore hésitants, Justin les manipula avec habileté. L’assurance qu’il gagnait à mesure de nos missions m’encourageait à poursuivre mes efforts avec lui. Son sevrage aussi. Il se relevait à chaque rechute et semblait bien décidé à se débarrasser de son addiction. Même Claude, Jacques et René le trouvaient changé. J’espérais que sa volonté ne s’effondrerait pas avec le temps.
Notre sabotage programmé pour quatre heures du matin, nous retrouvâmes Suzanne et les jumeaux trente minutes plus tard, au point de rencontre fixé en amont. Les trois guetteurs, qui vivaient près d’ici, rentrèrent chez eux après un rapide compte-rendu. Comme convenu, papy-cousin et moi dormirions au maquis ce soir pour éviter les patrouilles aux alentours de Troyes.
Louis nous cassa les oreilles une bonne partie du trajet à propos de son dahu. S’il pensait que j’allais croire à ses histoires de biquette cornue, il se plantait sur toute la ligne. Ma naïveté avait ses limites. Surtout avec la myriade de films d’horreur, de vidéos de Slender Man[4], du Chupacabra[5] et les creepypastas[6] visionnés en compagnie d’Audrey.
À la sortie du hameau Barberey-Saint-Sulpice, des cris de détresse déchirèrent le silence. Mes compagnons et moi nous figeâmes. Après un bref échange de regards, nous nous faufilâmes entre troncs et broussailles avec la discrétion d’un trio de ninjas.
Des éclats de voix résonnèrent derrière une haie bocagère. Louis nous fit signe de nous taire et écarta les branches d’un buisson. Devant nous, un feu de camp éclairait une vieille roulotte en bois, stationnée en bordure d’un champ de blé moissonné. Les ombres de plusieurs personnes dansaient sur les parois de la carriole. Un soldat de la Wehrmacht braquait un homme coiffé d’un chapeau, pendant que deux autres malmenaient une femme vêtue d’une longue robe rouge et d’un voile sur la tête. À côté, une adolescente de douze ou treize ans serrait dans ses bras un très jeune enfant. Cette vision me frappa d’horreur.
— On doit les aider, Louis, murmurai-je. Les Allemands vont les tuer ou les déporter.
— Vous n’avez pas de flingue. J’ai le mien, mais il ne fera pas le poids contre trois boches armés. En plus, si on ouvre le feu, ils n’hésiteront pas à tirer sur tout ce qui bouge. Pas question de prendre de risques avec des gosses dans le coin. On va s’approcher discrètement et se planquer derrière une meule de foin.
Moins d’une minute nous suffit à atteindre notre cachette. Dix mètres nous séparaient du bivouac, désormais. J’entendais tout : les pleurs des enfants, les cris de la mère, les supplications du père, le crépitement des flammes.
L’un des Allemands attrapa la femme par les cheveux et la traîna à l’entrée de la bicoque roulante. Quand le sale type la poussa à l’intérieur, son sourire pervers me noua la gorge. Je connaissais ce fumier. Konrad, l’une des ordures qui m’avaient tabassé à l’hôtel lors de la fête d’anniversaire des jumeaux.
— Elle n’a pas l’air farouche, celle-là, se gaussa-t-il. Dommage, je préfère dompter les sauvageonnes.
Mon estomac se retourna.
— Qu’est-ce qu’on attend pour réagir ? soufflai-je à mes compagnons.
Les yeux écarquillés, papy-cousin fixait les deux gamins sans sourciller. Des hurlements aigus accompagnés de vaisselle brisée me glacèrent le sang.
— Tu sais très bien ce qu’il va lui faire, Louis ! On n’a plus de temps à perdre !
— Ta gueule, Augustin ! Il faut que tu arrêtes de foncer tête baissée ! Je réfléchis à un plan.
Devant nous, l’une des enflures de nazi éclata d’un rire gras.
— Il saute sur tout ce qui bouge, le Konrad. Moi, je me taperai pas ce genre de vermine.
Son camarade cracha par terre.
— Moi non plus ! Bon, tu peux garder un œil sur ces dégénérés, Frank ? Je vais pisser.
Il s’avança vers nous en sifflotant. Notre chef fit jaillir de sa manche son couteau papillon fétiche et contourna la meule à pas feutrés. Le tintement d’une boucle de ceinture carillonna, le ruissèlement d’un liquide clapota sur la terre. S’ensuivirent des bruits immondes de succions, de viande déchiquetée, de craquements d’os qui me donnèrent la nausée. Même pas le temps de terminer sa vidange que l’Allemand égorgé s’effondra aux pieds de mon comparse dans une giclée de sang.
Louis récupéra la carabine dans le dos du cadavre et la lança à Justin.
— Prends ça, tu vas couvrir nos arrières. T’es plus précis que ton cousin avec un fusil.
Il me tendit son pistolet.
— Toi, Augustin, tu viens avec moi. On va attaquer par-derrière. Tu t’occupes de celui qui menace le père et les gosses. Moi, avec mon couteau, je…
Un cri rauque suivi d’un coup de feu l’interrompit. Une main cramponnée au flanc, Konrad tituba sur le marchepied de la roulotte avant de s’étaler dans l’herbe.
— Putain de salope, gémit-il. Elle m’a poignardé !
Son acolyte relâcha sa vigilance un instant. Une poignée de secondes suffisantes pour laisser le temps au Tsigane de sauter sur son ravisseur.
— Sales parasites de merde ! vociféra Frank.
Il visa la tête du gars au chapeau, deux détonations éclatèrent. Sous le regard horrifié des deux gosses, et du mien par la même occasion, la cervelle de leur père explosa. Mon cœur s’arrêta au moment où l’autre enfoiré leva son Mp40 vers les gamins. Je tendis mon bras sans réfléchir, prêt à l’abattre, lorsqu’un coup de tonnerre me déchira les tympans. Le type s’écroula comme une loque.
Notre chef me gratifia d’une bonne claque dans le dos.
— Bien joué, Augustin !
— Ce n’est pas moi qui ai tiré !
Nous nous retournâmes de concert. Justin, un genou au sol, abaissa le canon fumant de sa carabine. Ses mains ne tremblaient pas. Son regard froid, fermé, voire insensible, me cloua sur place. Jamais je n’avais vu une telle expression sur son visage. Je ne le reconnaissais pas.
— Ça va ? murmurai-je.
Il haussa un sourcil.
— Oui, pourquoi ?
— Je ne sais pas, tu viens de tuer quelqu’un…
— Et alors ? Ce salopard méritait de crever, non ? S’il y a une chose que je déteste, c’est qu’on fasse du mal aux enfants.
Fusil à l’épaule, il se précipita vers le bivouac.
[1] Grand-mère Feuillage : esprit d’un saule pleureur dans le film d’animation « Pocahontas » de Disney.
[2] Urbex : exploration urbaine. Il s’agit d’une pratique consistant à visiter des lieux construits et abandonnés par l’homme ou inaccessibles au public.
[3] Les Temps Modernes : comédie dramatique américaine de Charlie Chaplin, sortie en 1936.
[4] Slender Man : personnage de fiction issu d’un même Internet, créé sur le forum Something Awful par Victor Surge en 2009. (source Wikipedia)
[5] Chupacabra : créature fantastique d’Amérique latine aux yeux rouges, longues oreilles et crocs acérés
[6] Creepypastas : légendes urbaines d’Internet (vidéos, images, articles de blogs, forums, musiques, etc.) visant à effrayer les gens.
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