Chapitre 20 Un mal de chien

11 minutes de lecture

  Louis et moi nous ruâmes à la poursuite de Justin jusqu’à la bordure du champ moissonné. La lumière orangée du feu de camp éclairait l’Allemand qui gisait dans l’herbe, à côté de sa victime. Des relents infects de cervelle, de sang et de poudre me renversèrent l’estomac. L’horreur à l’état pur.

 Au milieu de ce carnage, l’adolescente aux nattes brunes serrait son petit frère contre elle. Ses yeux allongés, couleur charbon, fixaient sans sourciller le cadavre de son père. Pétrifié par l’effroi, je dus forcer mes jambes tremblantes à rejoindre mon aïeul, agenouillé à côté des enfants. Il les écarta de cette scène d’épouvante pendant que Louis recouvrait la figure explosée du Tsigane avec son chapeau. Trop tard, malheureusement. Les pauvres gamins avaient tout vu. Comme moi, ces images les hanteraient ad vitam aeternam.

  Papy se pencha vers eux.

 — Je m’appelle Justin, souffla-t-il. Et vous ?

 La jeune fille de ne répondit pas. Son visage à la peau mate resta inexpressif. Son petit frère, qui lui ressemblait beaucoup, frotta ses yeux gonflés.

 — M… moi, c’est Tchavo, sanglota-t-il. Et ma sœur, c’est Yzia.

 Juju lui caressa les cheveux.

 — J’veux ma maman… Pourquoi elle r’vient pas ?

 Ma gorge se serra. Le silence de mort n’augurait rien de bon. D’un geste du menton, Louis m’invita à le suivre. Nous nous dirigeâmes vers l’entrée de la roulotte où Konrad, avachi par terre, gémissait en se tenant le ventre. La pitié et le dégoût. Voilà ce qu’il m’inspirait. Je détournai la tête, gravis les deux marches en bois, poussai la porte…

 Nouveau haut-le-cœur, plus violent que le premier. Dans le fond de la pièce, aux pieds d’un lit superposé miteux, la mère de famille à moitié dénudée baignait dans une mare de sang. L’autre gros porc ne l’avait pas ratée. Une balle en pleine poitrine. À côté d’elle, un couteau et un luger reposaient au milieu des débris de vaisselle.

 Louis, d’habitude impassible, se massa les paupières. À coup sûr, cette tuerie lui rappelait celle de sa femme et de sa fille. Une fraction de seconde lui suffit à reprendre contenance. Il slaloma entre les tessons, ouvrit un coffre sous une fenêtre, récupéra des vêtements d’enfants, deux couvertures et un nounours délavé qu’il fourra dans son sac à dos.

 — Viens, Augustin. Il ne faut pas traîner, des patrouilles peuvent passer à n’importe quel moment.

 Je m’empressai de lui emboîter le pas. J’aurais tout donné pour me téléporter loin de là et oublier cette boucherie. À l’extérieur, une main tremblante agrippa le bas de mon pantalon. Celle de Konrad.

 — Aide… moi… gémit-il.

 Nos regards se croisèrent. Cette fois, rien à foutre de ses yeux implorants, de son teint cireux ou de ses râles de douleur. Je ne ressentais que de la haine. Zéro empathie pour cette ordure. Pire, même. Sa souffrance me procurait un plaisir malsain.

 En parfait prestidigitateur, le chef fit émerger de sa manche son couteau papillon pour achever l’enflure.

 — Non ! m’insurgeai-je. Ce serait trop facile ! Il n’en a plus que pour une ou deux minutes. Je veux qu’il agonise et qu’il se voie crever !

 Les atrocités de la guerre m’amputaient d’un énième morceau de mon âme, mais tant pis. Cette pourriture méritait son sort.

 Konrad essaya de prononcer une phrase, aussitôt noyée par une gerbe de sang. Je lui jetai un coup d’œil dégoûté avant de l’abandonner à la Faucheuse sans aucun remords. Transformation en monstre achevée.

 À proximité des flammes, Justin rassurait les enfants. Il leur parlait avec douceur, loin de son ordinaire ton traînant, voire nonchalant. Notre chef de groupe éteignit le feu, installa Yzia sur ses épaules et ordonna à papy-cousin de prendre Tchavo dans ses bras.

 — On les emmène au maquis, informa-t-il.

 Nous rebroussâmes chemin par la haie bocagère sous les hululements d’une chouette effraie. Une vraie, cette fois. Pas une imitation douteuse de Suze. Après moult fourrés et troncs contournés, nous empruntâmes un sentier menant vers la forêt. L’adolescente ne décrochait pas un mot. Son frère, quant à lui, réclamait sa mère sans discontinuer. Ses pleurs me déchiraient le cœur. Deux orphelins, une femme martyrisée, un couple mort pour rien.

 Louis sortit de son sac le doudou délavé qu’il donna au petit.

 — Tiens, murmura-t-il. Comment s’appelle ton nounours ?

 — Nou… Nounours.

 — Eh bien, je crois que Nounours a besoin d’un gros câlin.

 Effet immédiat. Tchavo suçota son pouce, posa son visage contre celui de sa peluche et cessa de sangloter. Une vraie bouille à bisous.

 Cachés derrière des bosquets, nous longeâmes une route sur une centaine de mètres lorsque deux halos jaunâtres balayèrent l’obscurité. S’ensuivit le ronflement d’un moteur en approche. La masse sombre d’un camion bâché nous dépassa et fila en direction de la roulotte.

 — Les boches ! s’exclama le patron. On doit se dépêcher avant qu’ils tombent sur les cadavres !

 Nous accélérâmes le pas dans un silence total, les sens aux aguets. Cinq minutes à peine s’écoulèrent avant que des aboiements me fassent sursauter.

 — Merde ! jura Louis. Ils ont sorti les chiens pour nous pister ! On n’aura pas le temps de rejoindre le maquis. On va couper à travers champs, franchir le ru à l’entrée de la forêt et foncer jusqu’à la ferme de la vieille Margot. Le courant dispersera nos odeurs.

 Quoi de mieux qu’une meute de Cujo[1] à nos trousses pour parfaire cette soirée infernale. Depuis que l’épagneul de William, mon grand-père paternel, m’avait chiqué le mollet dans mon enfance, je me méfiais des cabots.

 Malgré ma condition physique déplorable, jamais je n’avais marché si vite de ma vie. Mes camarades, qui portaient les gamins, ne parvenaient pas à suivre la cadence. La prairie en jachère couverte de hautes herbes n’en finissait pas, l’orée des bois semblait inatteignable, les hurlements des molosses gagnaient du terrain. Selon mon estimation, moins de deux kilomètres les séparaient de nous, désormais.

 Les silhouettes opaques des arbres se profilèrent enfin. Nous nous faufilâmes sous la cathédrale de branches entrelacées, où le croissant de lune peinait à nous éclairer. Les clabaudages des monstres devenaient de plus en plus distincts.

 — On ne pourra pas leur échapper longtemps, haleta le chef. Les enfants nous ralentissent.

 Je lui balançai un regard glacial digne de Miss Kaltenbrün.

 — Tu comptes les laisser là et t’enfuir ? Je te préviens, ce sera sans moi !

 Sa paume me fracassa l’arrière du crâne.

 — Espèce d’abruti ! Arrête de raconter des conneries ! Tu crois que c’est mon genre d’abandonner des gosses ?

 — On arrive à la rivière, annonçai-je. Traversez-la, moi je vais la longer. Les chiens renifleront ma trace et partiront dans ma direction. Quand je les aurai éloignés, je vous rejoindrai.

 Même si l’idée de servir d’appât ne m’enchantait guère, nous n’avions pas le choix.

 — Tu n’as pas encore récupéré de ta blessure, protesta Louis. Tu n’es pas assez rapide.

 Il enjamba un tronc effondré sur un tapis de fougères et se tourna vers Juju.

 — En revanche, toi t’es suffisamment en forme.

 La silhouette de papy se figea. Impossible de distinguer son visage dans la pénombre, pourtant, je devinais la lueur de panique au fond de ses yeux.

 — Non… Je… je n’y arriverai pas.

 — Arrête de te comporter comme un couard, bordel ! Tu partiras après nous pour laisser une trace fraîche. Ensuite, tu te réfugieras au maquis et tu rentreras à l’hôtel demain matin, à la première heure.

 Je posai une main sur l'épaule de Justin.

 — Tout va bien se passer, le rassurai-je. Tu es capable de le faire.

 Il hésita un instant avant de me confier le petit bonhomme endormi. Alors que je m’enfonçai dans le ruisseau, l’eau glacée me hérissa les poils. Nous regagnâmes assez vite la terre ferme, où nos godasses trempées ne cessaient de couiner. Ces bruits d’éclaboussures de spaghettis me donnèrent envie de rire. Quel meilleur moment qu’une traque à l’homme pour faire de l’humour à deux francs six sous ? À croire que mon cerveau ne tournait pas rond.

 Derrière nous, les craquements de la course effrénée de mon aïeul s’éloignaient parmi la brousse. Nous progressâmes une quinzaine de minutes au cœur de la sylve ténébreuse, accompagnés par les frémissements des feuilles. Plus nous avancions, plus les aboiements s’estompaient. Notre plan fonctionnait à merveille. Ne restait plus qu’à prier pour que Juju s’en sorte indemne.

 En bordure de forêt, les contours d’une ferme à pans de bois se dessinèrent entre les arbres. Louis frappa trois coups contre une vieille porte, un lent, puis deux rapides. Il recommença son manège plusieurs fois d’affilée.

 — Je ne suis pas sourde ! hurla une voix aiguë de l’autre côté du mur. J’arrive, inutile d’insister !

 Le battant s’ouvrit sur une dame âgée, lampe tempête à la main. Avec sa robe de chambre en coton et sa longue chevelure grise, elle ressemblait à une apparition fantomatique au milieu de la nuit. Les traits de son visage s’affaissèrent quand elle aperçut les deux gamins.

 — Venez, soupira-t-elle.

 Nous la suivîmes à l’arrière de la maison. À côté d’un puits, Louis récupéra une échelle en bois ancestrale qui ne m’inspirait aucune confiance. Mon rythme cardiaque s’emballa au moment où il la fit descendre dans la cavité.

 — Ce n’est pas une bonne idée, marmonnai-je. Tu as vu la gueule de ce truc ?

 — Arrête de tergiverser et magne-toi !

 Pendant que mamie dame blanche nous éclairait, j’enjambai la margelle et posai un orteil hésitant sur le barreau de l’antiquité. Yzia m’emboîta le pas suivie de Tchavo, ceinturé par le patron.

 — N’oubliez pas de cacher l’échelle, lança-t-il. Les boches vont fouiller tout le périmètre. Au lever du soleil, vous la replacerez.

 — Vous me prenez pour qui ? Vous n’êtes pas les premières personnes que je planque là-dedans. Allez, filez !

 Sa dernière phrase résonna contre les parois. Voilà que je me retrouvais à nouveau dans un puits. Par chance, à l’inverse de la fois précédente, celui-ci était sec. J’en venais à envisager de réclamer une carte de fidélité ou à entamer une carrière de sourcier.

 L’obscurité et la fraîcheur des pierres nous enveloppèrent durant la descente. En bas, nous nous installâmes dans une alcôve étroite, invisible depuis la surface, où nous tenions à peine tous les quatre. Louis sortit les couvertures récupérées dans la roulotte. Après les avoir étendues sur les enfants, il s’assit à côté de moi. Nous retirâmes nos chaussures trempées, frictionnâmes nos orteils glacés. Désormais, les odeurs de camembert puant s’ajoutaient à celles de moisi et d’eau croupie.

 L’adolescente serra son frère dans ses bras, posa sa joue sur mon épaule, toujours sans prononcer un mot. Jaël aurait le même âge qu’elle s’il vivait encore. Une nouvelle famille brisée et des gamins innocents, victimes de la folie d’une poignée d’adultes.

 Trente minutes plus tard, un vrombissement retentit au-dessus de nos têtes. Des portières claquèrent, des éclats de voix graves s’élevèrent. Tous mes muscles se raidirent. Par précaution, le chef plaqua sa main sur la bouche du petit. L’absence d’aboiements me rassura un peu. Au moins, la meute n’accompagnait pas cette patrouille. J’imaginais que les nazis en avaient envoyés plusieurs à nos basques.

 Nous entendîmes les gars fouiller la grange, la maison de Margot, les alentours. Les bruits de bottes et leurs conversations s’éloignaient puis se rapprochaient à mesure de l’inspection. Mon cœur effectua une acrobatie digne d’un gymnaste lorsqu’un faisceau lumineux éclaira le fond du puits.

 — Rien à signaler ! clama l’un des types.

 Son cri se répercuta en écho. Les allers-venues des Allemands durèrent des plombes. Trop pour mon estomac, transformé en bouillie sous l’effet de la panique. Je m’efforçai de me concentrer sur ma respiration pour ne pas dégobiller. Au bout d’une éternité, le véhicule redémarra en pétaradant.

 Le patron émit un long sifflement :

 — Putain, on a eu chaud.

 Un lourd silence s’installa, rompu par les murmures du vent. Alors que je commençais à piquer du nez, la voix graveleuse du chef me fit sursauter.

 — Y a un truc qui me chiffonne, Augustin. Avant, tu sauvais le cul de tous les boches, et ce soir, tu m’empêches d’achever un mec à l’agonie. Qu’est-ce qui t’arrive ?

 — Ce type était une ordure ! m’indignai-je.

 Louis lâcha un soupir affligé.

 — Que tu t’endurcisses n’est pas une mauvaise chose, mais ne deviens pas comme moi. T’as un bon fond. Ne le perds pas, sinon, ta chanteuse va me trucider.

 Mes yeux s’embuèrent. Je n’avais plus entendu parler d’Éva depuis des jours.

 — Tu sais qu’elle nous a adressé une lettre, à Claude et moi ? Elle nous a demandé de veiller sur toi. Avec ta tête de con, elle avait peur que tu fonces à Berlin sans réfléchir.

 — J’y ai pensé, sauf que je refuse de lui attirer des problèmes. Si je débarquais là-bas, Gering et son père risqueraient de se venger sur elle. En plus, personne ne peut voyager vers l’Allemagne sans autorisation.

 Lui sauver la vie en évitant qu’elle revienne à Troyes constituait la raison majeure de ma décision. Une information impossible à révéler au patron.

 — On dirait que tu t’assagis, ricana-t-il. Il était temps, je commençais à désespérer. Ton Allemande mérite mieux qu’un crétin pleurnichard.

 — Depuis quand tu t’inquiètes pour elle ? Je croyais que tu ne l’aimais pas ?

 — J’ai changé d’avis. Elle est un bon élément. Et puis, elle a plus de cran que les trois quarts des mecs que j’ai rencontrés. Peut-être que je tenterai ma chance, à son retour.

 Une bouffée de chaleur me monta aux joues.

 — Tu peux toujours rêver ! aboyai-je. Éva te déteste, elle te tuerait au premier rendez-vous !

 Son rire gras m’exaspéra au plus haut point.

 — Je te charriais, espèce d’abruti. Ce serait perdu d’avance, elle n’a d’yeux que pour toi. De toute façon, je m’en fous de ta chanteuse. Depuis la mort d’Ingrid et de Sophie, mon cœur est trop sec pour m’amouracher d’une femme.

 Contre mon épaule, Yzia et Tchavo dormaient dans les bras l’un de l’autre.

 — Je m’inquiète pour la jeune fille, chuchotai-je. Elle n’a pas ouvert la bouche une seule fois. Tu penses qu’elle est muette ?

 — À mon avis, elle est en état de choc.

 — Qu’est-ce qu’on va faire d’eux ?

 — J’ai une petite idée. Je suis sûr que les deux femmes à qui tu as trouvé une maison accepteront de s’en occuper.

 — Tu parles des sœurs rescapées du Vel d’Hiv ? m’enquis-je.

 Louis gesticula pour changer de position.

 — En réalité, elles ne sont pas sœurs. Tu te souviens de l’actrice que devait rencontrer Heinrich au théâtre, en début d’année ?

 — Oui, Liliane Maillaud.

 — Sa famille est juive, m’expliqua-t-il. Je la connais bien, c’était une amie de mon épouse. Grâce à elle et sa copine, on a récolté beaucoup d’informations sur l’oreiller. Je ne pouvais pas les abandonner. J’ai réussi à les faire sortir du Vel d’Hiv et à leur fournir une nouvelle identité.

 Au moment où j’essayai de déplier les genoux, Yzia gémit dans son sommeil. Tant pis pour les fourmillements de mes muscles en compote, je devais prendre mon mal en patience.

 — Ce n’est pas prudent de leur laisser les enfants, soulignai-je. Elles font partie de la résistance et Liliane est connue.

 — À Paris, oui. Pas dans le trou du cul de la France. Personne n’a jamais vu sa tête, dans le coin. En plus, elles habitent à l’écart de Troyes.

 — Tu es sûr qu’elles sont fiables ?

 Le chef me tapota le crâne et m’ébouriffa les cheveux.

 — Je pourrais leur confier ma propre vie. Allez, essaie de dormir, espèce de sale gosse.

 [1] Cujo : roman d’horreur écrit par Stephen King.

Annotations

Vous aimez lire ThomasRollinni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0