Chapitre 21 Familles décomposées
NOTE AVANT LECTURE : bonjour :) La trappeuse et miss badass sont les surnoms qu'Augustin donne à Suzanne, à la suite de la réécriture en cours du tome 1.
Troyes, 11 septembre 1942
Aux premières lueurs du jour, Margot nous fit parvenir des victuailles à l’aide d’un panier suspendu.
— Je vais chercher Monsieur Duval, cria-t-elle de là-haut. Il vaut mieux que vous restiez cachés jusqu’à ce qu’il arrive, j’ai vu une patrouille circuler tout à l’heure.
Ma vessie, pleine depuis des lustres, me hurlait d’effectuer la vidange. Les enfants aussi avaient du mal à se retenir. Sous mes supplications, la vieille dame accepta de replacer l’échelle cinq minutes, le temps que nous passions au petit coin à tour de rôle. Seul problème : impossible de me redresser. Sous les railleries horripilantes de Louis, je dus secouer mes jambes ankylosées un long moment avant de réussir à les déplier.
À l’extérieur, l’air frais me caressa le visage. La rosée matinale scintillait sous les reflets du soleil levant. Les odeurs de mousse, les effluves boisés et le chant des oiseaux me revigorèrent. Une vraie bouffée d’oxygène après des heures à poireauter dans ce trou à rats. Pas de chance, je devais y retourner.
Tchavo trépignait au fond du puits. L’attente devenait longue pour tout le monde, moi y compris. Notre chef raconta des histoires aux enfants, leur apprit des jeux de mains, leur fredonna des chansons. La compagnie des gosses le métamorphosait, comme s’ils avaient la capacité d’assouplir son comportement de dur à cuire. Ou plutôt, de fissurer la carapace qu’il portait depuis la mort de sa femme et de sa fille. Je n’osais pas imaginer ses souffrances. Comment trouvait-il la force de continuer ? Au bout de trois semaines sans Éva, elle me manquait déjà terriblement. Mes sœurs aussi, d’ailleurs.
Vers dix heures, le ronronnement d’un moteur, suivi de deux claquements de portières, interrompit mes réflexions. Le chef plaqua de nouveau sa main sur la bouche du petit bonhomme. Une voix grave, que je reconnus aussitôt, résonna contre les parois en pierres.
— Salut la compagnie, lança mister Duval.
Enfin la délivrance. Libérés de notre boîte de sardines, nous remerciâmes Margot pour son aide avant de cacher les enfants dans la planque du camion.
— Que se passera-t-il si on se fait contrôler ? m’inquiétai-je. S’il y a des chiens, ils risqueraient de renifler la trace des gamins.
Claude frotta la tache de naissance au milieu de sa gorge.
— Ne t’en fais pas, mon vieux. Avec l’huile et l’essence, ils ne sentiront pas leur odeur.
Ne restait qu’à espérer qu’il ait raison. Nous roulâmes une quinzaine de minutes à travers la cambrousse sans rencontrer de patrouille, à mon grand soulagement. Les nids-de-poule de la route défoncée me rappelèrent l’horrible trajet dans la benne, après le coup de poignard de Bebop, en compagnie de miss Kaltenbrün et des êtres aquatiques. Tout, sans exception, se rapportait à elle : chacune de mes pensées, chacun de mes rêves, chacun de mes cauchemars. Cole Sear[1] voyait des morts, moi, Éva.
Le véhicule s’immobilisa au bout d’un sentier, devant la charmante maison à deux étages des sœurs Aubry, alias Liliane Maillaud et sa copine, Alice. Sous un chapeau de tuiles, des cascades de lierres ruisselaient sur la façade en pierres beiges. Plusieurs jardinières de bégonias décoraient les fenêtres aux volets azurés. Le genre de cadre bucolique que ma chérie aurait adoré.
À peine posions-nous un pied hors du camion qu’une trentenaire à la longue chevelure châtain clair se rua, ou plutôt, ondoya vers nous. Sa robe fourreau vert émeraude s’accordait à merveille avec ses iris aux teintes similaires. D’une démarche gracieuse et chaloupée, elle se jeta au cou de Louis.
— Coucou beau gosse, s’écria-t-elle d’une voix chaude.
Elle lui planta deux bisous bruyants sur les joues.
— Salut, Liliane. Je t’avais pas dit de rester discrète ?
— Je le suis ! En tout cas, plus que d’habitude.
Son rire exubérant indiquait pourtant le contraire. Notre patron, imperturbable, nous désigna d’un geste du menton.
— Je te présente Claude et Augustin.
La demoiselle tourna la tête vers moi. Comme dans une pub pour shampoing, ses cheveux lisses volèrent au ralenti. Ses deux bises sonores claquèrent sur mes pommettes.
— J’avais hâte de te rencontrer ! claironna-t-elle. Tu nous as dégoté une superbe demeure, mon chou !
Claude embrassé avec la même ardeur, cette drôle d’énergumène s’approcha beaucoup trop près de moi. Je ne pus m’empêcher de reculer, gêné par cette proximité.
Liliane posa une main sur mon épaule.
— Quand je pense que tu as fait le ménage pour nous. Tu es vraiment a.do.rable.
Elle m’adressa un clin d’œil appuyé. Entre le caractère volcanique de ma dulcinée, l’impétuosité d’Audrey et le tempérament ultra rigide de Lisa, je croyais avoir tout vu. Que nenni. Le numéro devant moi me prouvait le contraire.
— J’avais demandé à Louis de t’inviter à dîner chez nous pour te remercier ! reprit-elle.
— Euh… il ne m’a rien dit.
Son soupir exagéré fit tressauter l’une de ses mèches caramel.
— Je ne suis pas étonnée, il oublie toujours tout ! Bon, vendredi soir, tu es disponible, n’est-ce pas ?
Avec le départ de mon amour, je n’avais pas la tête à ripailler ni à me retrouver piégé avec ces deux inconnues. Non. Je resterais à l’hôtel, dans ma chambre, en compagnie de Pompon.
— Je suis désolé, j’ai prévu autre chose.
— Oui, oui, bien sûr… C’est ce que nous verrons, mon chou.
Sans me demander mon avis, elle passa son bras autour de ma taille. Je me sentais presque coupable vis-à-vis d’Éva. Face à cette scène, elle aurait, à coup sûr, piqué une crise de nerfs, voire égorgé mademoiselle Maillaud.
Au lieu de me venir en aide, mister Duval s’empressa de fuir vers le camion pour libérer les enfants de leur cachette. Je n’y croyais pas, monsieur me laissait en plan. Je lançai un regard suppliant à Louis dans l’espoir qu’il me porte secours, mais il s’éloigna vers une Alice occupée à désherber un parterre d’hortensias. Vive l’amitié. Cette belle brochette de traîtres m’abandonnait à la première occasion, je m’en souviendrais.
Liliane me traîna jusqu’au pas de la porte où sa copine, mes Judas de camarades et les enfants discutaient.
— Alice, je te présente Augustin, intervint notre patron.
Ouf. Parfait prétexte pour me débarrasser de la sangsue. Je profitai de cette perche et tendis la main à une Alice plus réservée que son amie. Sa chevelure rousse, rehaussée de deux énormes mèches enroulées, retombait en boucles sur ses épaules. Cette mise en plis ressemblait davantage à un roll cake[2] qu’à une coiffure. Quelle taille de bigoudis utilisait-elle pour obtenir ce truc ?
Les deux femmes nous guidèrent vers une cuisine rustique aux meubles peints en vert pastel. Des paniers en osier remplis de pommes, d’œufs et de légumes s’entassaient le long des murs. De toute évidence, les fausses sœurs n’avaient pas encore eu le temps de ranger les courses.
Pendant que Liliane posait une cafetière en aluminium sur le fourneau, sa camarade nous invita à prendre place autour de la table drapée d’une nappe fleurie. D’agréables parfums herbacés imprégnaient la pièce : un mélange de notes de persil, de coriandre, de thym, de romarin.
Yzia resta debout dans le coin d’un mur, bras et jambes croisés, à observer avec méfiance chacun de nous. Son silence m’inquiétait. Comment aborder une gamine qui venait de voir ses parents se faire massacrer sous ses yeux ? Aucun mot ne suffirait à la réconforter. Dorénavant, elle devrait s’occuper de son frère, apprendre à cohabiter avec des inconnues, vivre dans une maison après treize ans à voyager en roulotte.
Miss Maillaud nous servit un café ainsi qu’une assiette en faïence pleine de petits gâteaux, auxquels Tchavo ne résista pas longtemps. Moi non plus. En craquant sous mes dents, le sablé répandit son arôme beurré dans ma bouche. Rien de mieux qu’une dose de sucre pour apaiser mes tourments, même si un baiser d’Éva valait toutes les douceurs du monde. Et rebelote, mon moral dégringola en pensant à elle.
Sa tasse avalée cul sec, Louis demanda aux deux amies si elles pouvaient s’occuper des enfants. Elles acceptèrent sans hésiter.
Nous ne savions pas si Justin se trouvait à l’hôtel ni s’il avait atteint le maquis. Pourtant, mes camarades se plongèrent dans une conversation interminable avec nos nouvelles interlocutrices. Mes jambes tressautaient sous la table à mesure de l’échange. Combien de temps jacasseraient-ils avant de se décider à rentrer ? Ces deux-là se fichaient pas mal du sort de papy. S’ils comptaient passer le réveillon ici, ce serait sans moi.
Je me levai dans un raclement de chaise désagréable.
— Bon, je dois partir, m’agaçai-je. Marie risque de s’inquiéter.
Louis se redressa à son tour.
— Tu as raison. De toute façon, j’ai des choses à faire au maquis. Il est temps de vous laisser, les gonzesses.
Après une demi-heure à caqueter pour ne rien dire, monsieur le coq se bougeait enfin.
— Je vais vous déposer, nous informa Claude.
Nous rassurâmes Yzia, toujours silencieuse, embrassâmes le petit Tchavo et remerciâmes les fausses sœurs pour leur gentillesse. Liliane nous fit une nouvelle bise sonore, sans oublier de me relancer pour le dîner du vendredi.
— Non, répondis-je. Je ne pourrai…
— Tu ne m’échapperas pas, mon chou.
Second clin d’œil appuyé. Pourquoi s’obstinait-elle ? J’hésitais entre l’oiseau de proie et la sirène pour la désigner. Même Horace Slughorn n’insistait pas autant pour qu’Harry rejoigne son club de Slug[3]. Avec son statut d’actrice, son joli minois, son bagou et son caractère rentre dedans, je comprenais mieux de quelle manière elle obtenait des « informations sur l’oreiller ». Les membres du haut commandement du Reich devaient tomber comme des mouches, face à elle. Quand Madame décidait, elle ne lâchait rien jusqu’à obtenir gain de cause. Voilà qui me rappelait deux autres personnes : Éva et Lisa.
Devant mon visage déconfit, Louis me frappa l’arrière du crâne, pour ne pas changer.
— Tire pas cette tronche, abruti ! Elle ne te mangera pas. Liliane aime plaire, séduire et se rendre intéressante, mais tu n’es pas du tout son genre. Elle préfère les mauvais garçons. Toi, t’es trop niais.
Le rapace éclata de rire.
— Tu me connais par cœur, beau gosse.
— Malheureusement, oui, ricana le chefaillon.
Le vautour émit un nouveau gloussement de dinde.
— J’avoue que ce petit jeune me fait craquer, renchérit-elle. Je le trouve mimi.
— Arrête un peu de jouer avec les nerfs de ce pauvre gosse, il ne sait plus où se foutre. Et puis, t’as aucune chance. Il est obsédé par son Allemande.
Comment me ridiculiser en dix secondes. Si la situation des enfants et celle de Justin ne m’angoissaient pas tant, je les aurais envoyés bouler avec plaisir. Tant pis. Je me vengerais plus tard, ils ne perdaient rien pour attendre.
Au moment de franchir la porte d’entrée, quelqu’un me retint par la manche. Yzia. Les larmes aux yeux, elle entortillait l’une de ses nattes. Un monolithe m’écrasa les tripes.
— Partez pas… sanglota-t-elle.
Louis s’agenouilla face à elle. Après plusieurs secondes à lui caresser le visage, il la serra dans ses bras.
— Nous passerons te voir le plus souvent possible, murmura-t-il. Tout ira bien, je te le promets. Liliane et Alice sont très gentilles.
— Mon… Monsieur Justin pourra venir avec vous ?
— Bien sûr que oui ! Il sera ravi, j’en suis persuadé.
Notre chef farfouilla dans sa poche d’où il sortit une montre à gousset.
— Ce bijou était à ma femme, j’y tiens beaucoup. Je te le confie. De cette manière, tu sauras que je reviendrai pour vérifier que tu en prends soin, d’accord ?
Yzia hocha la tête en reniflant. Les yeux embués, je l’enlaçai à mon tour. Combien de vies cette putain de guerre briserait-elle ?
Nous arrivâmes au maquis une dizaine de minutes plus tard. Avant de rejoindre l’hôtel, Claude et moi descendîmes en coup de vent pour prendre des nouvelles de papy-cousin. Les rires fantômes de Jaël hantaient les galeries voûtées et obscures, comme chaque fois que j’y mettais les pieds. Au fond de l’ancien cachot de la forteresse souterraine, les jumeaux et deux autres camarades écoutaient Radio Londres.
— Désolé, Gus, lança Jacques. On ne pourra pas te renseigner, nous venons d’arriver. Demande à maman, elle a dormi ici cette nuit.
Le patron, mister Duval et moi nous empressâmes de rejoindre Suzanne qui rangeait des caisses de munitions dans l’armurerie. Le boss lui serra la main.
— Salut, Suze. Dis-moi, Justin est reparti à quelle heure ?
La trappeuse passa ses doigts dans ses cheveux gris coupés à la Jeanne d’Arc.
— Justin ? s’étonna-t-elle. Je ne l’ai pas vu depuis la semaine dernière.
Une bouffée de stress m’embruma le cerveau. Louis, qui prévoyait de rester au maquis, décida de nous accompagner au Crin Blanc. Même s’il se voulait rassurant, je savais qu’il s’inquiétait. Sinon, pourquoi venir avec nous ?
Le trajet jusqu’au centre de Troyes me parut interminable.
— T’en fais pas, mon vieux, me réconforta Claude. Ton cousin a dû rentrer directement à l’hôtel.
Mon meilleur ami gara son camion le long du trottoir, devant le portillon en fer forgé à l’arrière du bâtiment. Sans attendre l’arrêt complet du véhicule, je sautai de mon siège, remontai à toute vitesse l’allée de gravillons et déboulai dans la cuisine.
Marie, affalée sur une chaise, se tenait la tête dans les mains. En m’apercevant, elle se jeta à mon cou et fondit en larmes.
— Te voilà, mon garçon ! s’écria-t-elle. J’étais morte d’inquiétude ! Où est Justin ?
Mon cœur chuta de deux étages.
— Il… il n’est pas rentré ?
— Non. Je vous ai attendu toute la matinée ! Oh mon dieu, j’espère qu’il va bien…
La panique me vrilla les entrailles. Mes camarades aidèrent tatie à se rassoir, essayèrent de la réconforter pendant que j’appelais les hôpitaux sans obtenir d’information.
Louis, Claude et moi fouillâmes les alentours de Barberey-Saint-Sulpice, interrogeâmes les villageois, nous rendîmes à la cave près du lac, ratissâmes les sentiers de la forêt, les endroits où il avait l’habitude de pêcher, questionnâmes les commerçants du coin. Rien. Aucune trace de lui. Mon anxiété grandissait à chaque douche froide. Où se planquait-il ? Mille scénarios catastrophes tournaient dans ma tête. Jamais je n’aurais dû l’encourager à servir d’appât. Mon rôle était de le protéger, pas de le pousser à risquer ses fesses. Pourquoi me comportais-je toujours en parfait crétin ?
Vers dix-sept heures, nous regagnâmes l’hôtel, où miss badass et Marie nous attendaient dans la cuisine. Tantine essuya ses yeux gonflés alors que nous l’interrogions du regard.
— J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, lâcha Suzanne. D’après mes sources, Justin a été arrêté cette nuit par la gendarmerie. Un certain adjudant Bodmann serait venu le cueillir au commissariat vers quinze heures, avec l’autorisation du préfet. Apparemment, ils l’ont emmené à la maison Fernand Doré.
— Merde ! jura Louis. C’est le siège de la Gestapo de Troyes !
[1] Cole Sear : dans le film « sixième sens », Cole Sear est un enfant qui a la capacité de voir les défunts.
[2] Roll cake : gâteau enroulé de génoise et de crème fouettée, de confiture ou de glaçage (sources Wikipédia)
[3] Horace Slughorn et le club de Slug : référence au professeur de potions dans la saga Harry Potter. Le club de Slug est un groupe créé par Horace pour y réunir ses élèves préférés. Il tentera à plusieurs reprises de forcer Harry à y entrer.
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