IX. L'ivresse
« Roh alleeeez !
— Je ne suis pas sûr que cela soit une bonne idée.
— Alleeeeez ! Juste un verre d’alcool ! Un seul ! Et je te le paie, de surcroît...»
Il fait une mine de chien abattu.
« Non, je t’assure. J’ai arrêté de boire de l’alcool depuis très longtemps.
— Tu es vraiment une chochotte, dit-il en imitant un enfant. Poule mouillée, poule mouillée, poule mouillée !
— Bon d’accord, si tu insistes… »
Les autres filles autour de la table le regardent puis lui glissent chacune à leur tour dans l'oreille qu’il aura bientôt un avant-goût de l’enfer et qu’il prendra l’entière responsabilité de ses actes quand viendra le jugement dernier.
Il fait mine de ne pas comprendre. Toute cette histoire pour un pauvre verre d’alcool !
Avec son air de défi et le regard offusqué de la gent féminine, il demande au barman des shots de tequila. Sa victime l’accompagne d’un pas nonchalant.
« Tu es prête ? Trois, deux, un, GO ! »
Ils avalent simultanément la liqueur âcre et par la suite, s’empressent de croquer dans un citron.
Entre deux toussotements, il lui glisse :
« Dis-moi, pourquoi ne bois-tu jamais d’alcool ?
— Oh ! Ça ne me réussit guère. J’ai tendance à faire ressortir ma facette d’historienne de l’art quand l’alcool remonte dans mes veines.
— J’ai hâte de voir cela ! Bon allez, second shot ! Trois, deux, un, GO !
Je dois avouer que celui-ci était plus chargé que le précédent, dit-elle en grimaçant.
— On en prend un troisième ? »
Toutes les filles dans la salle expriment leur mécontentement. Il n’a pas le temps de répliquer qu’elle répond immédiatement.
« D’accord…
— Trois, deux, un, GO ! OUAAATCH ! Je ne sens plus ma langue ! C’est du Kérosène ou de la tequila qu'il nous a servi l'autre?
— J’aime bien tes yeux.
— Hein ?
— Je disais... »
Elle prend une profonde inspiration.
« J’aime bien tes yeux.
— Ah.. Bah.. D’accord. C’est gentil… Je te renvoie le compliment, dit-il en rougissant.
— C’est fou... Ils ont une de ces couleurs… »
À la manière d’un scientifique, elle prend précipitamment son visage entre ses mains, ses ongles auscultant, caressant, touchant allégrement sa barbe, ses cheveux et sa peau. Elle le regarde si intensément, sans cligner des yeux.
Il tente maladroitement de faire dévier la conversation :
« Du coup… Tu passes une bonne soirée ?
— Ah. Je le savais.
— Quoi ? »
Elle reste silencieuse et n’a de cesse de fixer profondément son iris.
« Ah non, non pas que j’insinue que tu ne t’éclates pas, hein. Je ne voulais pas dire ça. C’est juste que… euh… je…
— Tes yeux, ils sont hétérochromes. »
Elle écarte ses paupières avec ses ongles, risquant au passage de lui crever un œil.
« Oui, ils sont hétérochromes. Tu es un mélange à toi seul du sable aride du Sahara et de l’océan Atlantique.
— Merci, mais…
— Et ces cheveux ! Qu’elle est belle ta chevelure ! Tes cheveux rouge feu semblent se battre en duel. Serait-ce la réincarnation de l’impétueux Mars ? Elle les caresse. Non… C’est simplement un envol de feuilles en plein mois d’automne. Ne sens-tu pas les châtaignes ruisseler sur ton dos et l'érable couler à flot ? Chuut… Ne dis rien.
Et cette peau au teint diaphragme ou… serait-ce de l’ivoire ? Et ces cils… Qu’ils sont longs tes cils et si fournis ! J’ai l’impression d’escalader l’Everest. Chhhht... »
Elle camoufle sa bouche avec sa main gauche et le propulse contre le mur.
« Hmmpff hmmmpf !
— Ce que tu es beau n’empêche…»
Elle lui griffe lentement le cou avec ses faux-ongles.
« Dire que quand je t’ai vu la première fois, j’ai pensé qu’un sujet de Botticelli s’était évadé… Et cette lumière dans ce bar qui met si bien en valeur ton visage et tes yeux terrifiés… Ah… On dirait tellement un tableau Caravagesque.
As-tu déjà pensé à être mannequin ? Tu pourrais faire la une de Vogue magazine avec ton charme incessant. C’est dingue quand même, ce charme que tu as…
T’a-t-on déjà dit que tu ressemblais à Albert Camus ? Je te vois tellement me narrer l'Étranger... Oui, c'est cela, c'est bien ce qui me semblait... Je te vois tellement dans le rôle de Mersault...»
Une fille s’approche. Tout en regardant l'homme apeuré, elle essaie de s’empêcher de glousser puis finit par les écarter.
« Ah, bah, vous êtes là ! Tu es complètement bourrée, ohlalalala. »
Elle s’adresse à l’homme.
« Je suis désolée quand elle est ivre, elle peut parfois effrayer les gens.
— Elle est complètement tarée ta copine, oui ! Hmpf ! »
Précipitamment, elle prend le visage de la fille entre ses griffes.
« C’est dingue ce que tu es belle toi aussi. Tu ressembles à une vraie peinture de Raphaël, pas un faussaire... non… mais à une œuvre véritable du peintre de la Renaissance. Ou alors... Serais-tu une madone venue du ciel ? Je serais Saint-Thomas attendant que ta ceinture tombe des cieux et je…
— Oui, oui, allez... On va y aller !
Tu as assez bu pour la soirée, on va rentrer. N'est-ce pas ? »
Ne lui laissant pas le temps de répondre, elle l’entraîne de force par le bras en dehors du bar, balançant au passage quelques mots rassurants à l’homme enragé qui refuse obstinément de rentrer avec elles. Pendant ce temps, elle sent que l'autre fille se débat.
« Attends… Qu’est-ce que tu fais ?
— Qu’il est beau cet homme lui aussi.
— Quel homm…»
Elle se débat violemment et enfin libérée, se précipite vers la personne désignée.
« Oh non, mais c'est pas vrai !
— Vous a-t-on déjà dit que vous ressembliez à un personnage dans l’Enterrement à Ornans ?!
Mais si ! Le tableau de Gustave Courbet ! Oh, c’est tellement perturbant cette manière à vous d'être aussi... Beau... Ce que vous êtes splendide… Tellement magnifique… »
Elle le plaque contre un mur et met sa main sur sa bouche malgré sa résistance.
« Vous a-t-on déjà dit que vous aviez un air d’Ernest Hemingway ?! Je vous vois tellement en train de me narrer Le Vieil Homme et la Mer… Ou alors Paris est une fête… Je vous imagine tellement en train de marcher sous la pluie accompagnée de… Oh, je pourrais tellement être votre Scott Fitzgerald ou alors Zelda… On irait papoter sous un air de jazz au bord d’une terrasse… Ce que vous êtes beau n’empêche, c’est fou… Ce que vous êtes…
— Mais, enfin ! Lâche-le ! Ça suffit, lâche-le ! TU LÂCHES CE PAUVRE SANS ABRI MAINTENANT ! Pardon, monsieur, vraiment. Oui, on sait que vous étiez en train de dormir… On est sincèrement désolé pour le dérangement… Bon toi, tu viens avec moi maintenant !
— Ce qu'ils sont beaux tous ces gens... Tellement splendides… Tellement beaux… On dirait un tableau de… »
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