SCÈNE 1 — M. MARTIN, LE TÉLÉPHONE, L’ORDINATEUR.

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Le rideau se lève sur le studio de M. Martin désert. Celui-ci s’escrime contre sa serrure et parvient enfin à rentrer.

M. MARTIN — Allez, ouvre-toi, cochonnerie ! Ouvre-toi ! J’ai pas fait huit étages à pied pour me retrouver bloqué devant une camelote fabriquée en Inde par des petits chinois ! Ah, tiens, c’était ouvert… Bon, excuse-moi… Non mais c’est vrai, aussi… ! À chaque fois, tu me fais le coup… ! Au bout d’un moment, je deviens parano, je me mets à m’imaginer que tout le monde est contre moi, la fourchette que je retrouve systématiquement dans le micro-ondes, le cabinet des toilettes qui déborde dès que j’invite une fille, l’angle de l’étagère qui s’écrase sur mon ongle incarné ! Allons bon, voilà que je me mets à parler à une serrure… Non, il faut que j’arrête ce genre de choses, je ne dois pas parler tout seul. Qu’est-ce que m’a dit mon psychiatre, déjà ? Je ne suis pas fou. Voilà, je n’ai qu’à penser que je ne suis pas fou et tout va s’arranger. Si je ne suis pas fou, alors j’ai parfaitement raison de dire que je ne suis pas fou. Si je suis fou, j’ai également raison de me dire que je ne suis pas fou, car en me persuadant que je ne suis pas fou, je n’aurais pas peur de l’être et je pourrais en convaincre les gens autour de moi. C’est un raisonnement parfaitement logique, et si j’utilise la logique, c’est que je ne suis pas fou. Voyons… Le docteur Bernard… Je dois bien l’avoir, celui-là, sur mon téléphone…

LE TÉLÉPHONE — Bip… Le docteur Bernard n’est pas disponible pour l’instant. Si vous voulez laisser un message concernant votre méningite, tapez 1. Si vous voulez laisser un message pour votre sinusite, tapez 2. Si c’est à propos de votre conjonctivite, tapez 3. Pour toute information concernant votre bronchite ou votre otite, tapez 4. Si vous êtes sa maman et que vous voulez lui souhaiter bon anniversaire, tapez 5. Si vous êtes les huissiers, tapez le 8970529304. Pour tout autre message, tapez 6.

M. MARTIN — Oui… Allô, M. Bernard… Enfin, Dr Bernard… C’est à propos de mon ongle incarné qui…

LE TÉLÉPHONE — Désolé, nous n’avons pas compris votre demande.

M. MARTIN — Bon, je recommence… Bonjour, M. Dr Bernard, c’est à propos de mon ongle incarné…

LE TÉLÉPHONE — Désolé, nous n’avons pas compris votre demande.

M. MARTIN — Allô, docteur ? C’est sur mon ongle incarné ! Vous pouvez faire quelque chose ou non ?!…

LE TÉLÉPHONE — Désolé, nous n’avons pas compris votre demande.

M. MARTIN, avant que le téléphone ait eu le temps de finir — Mais tu vas la fermer, petite huître à lunettes ?!… J’ai besoin de soins, moi, pas qu’on me laisse pourrir dans mon studio à moitié à l’agonie ! Alors tu vas tortiller ton petit derrière de boîte vocale et…

LE TÉLÉPHONE — Allô, M. Martin ?

M. MARTIN — Oui, allô, M. Bernard ! Pardon, Dr Bernard ! C’est à propos de mon ongle incarné…

LE TÉLÉPHONE — Pourquoi ne me contactez-vous pas sur mon site ?

M. MARTIN — C’est que… Il a raccroché. Ça doit être un problème de ligne… Réessayons…

LE TÉLÉPHONE — Bip… Le docteur Bernard n’est pas disponible pour l’instant. Si vous voulez laisser un message…

M. MARTIN — Je n’en tirerais plus rien. Il avait dit d’aller sur son site… Voyons voir ça.

L’ORDINATEUR — Bonjour, voulez-vous : une consultation médicale ? une première consultation médicale ? de la pédiatrie ?

M. MARTIN — Une première consultation médicale.

L’ORDINATEUR — Avant de vous inscrire à votre première consultation médicale, pouvez-vous nous certifier que vous avez déjà eu d’autres consultations médicales ?

M. MARTIN — Non, naturellement, puisque c’est ma première…

L’ORDINATEUR — Cela peut tout à fait être votre première, du moment qu’il y en a eu d’autres avant.

M. MARTIN — J’en ai eu d’autres chez d’autres médecins, ça ira ?

L’ORDINATEUR — Voulez-vous un rendez-vous en ligne ou en présentiel ?

M. MARTIN — En présentiel.

L’ORDINATEUR — Il n’y a plus de rendez-vous en présentiel.

M. MARTIN — Alors je prendrai en ligne.

L’ORDINATEUR — Il n’y a plus de rendez-vous en ligne.

M. MARTIN — Avez-vous encore un rendez-vous quelque part ?

L’ORDINATEUR — Oui, seulement pour les premières consultations

M. MARTIN — Je veux l’avoir.

L’ORDINATEUR — Impossible.

M. MARTIN — Pourquoi ?

L’ORDINATEUR — Nous n’acceptons pas les premières consultations.

M. MARTIN — Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer pourquoi je garde encore ce tas de ferraille ?! Allons, ne nous énervons pas, il doit sûrement y avoir un autre moyen, un autre docteur dans cette ville. M. Thomas ne devrait pas tarder à me rendre visite. Nous parlerons de golf ; je n’aime pas le golf, mais si nous ne parlons pas de golf, il n’y aura pas de M. Thomas. Ou peut-être que nous parlerons de cinéma ; j’aime bien ça, moi, le cinéma !… Oui, mais attention, lui, tout ce qui l’intéresse, ce sont ces films américains… Peut-être une série, alors… Oh là là, j’espère qu’on ne va quand même pas parler de politique… Avec les élections qui approchent, je ne voudrais surtout pas me fâcher avec lui… Je ne sais même pas pour qui voter… En tout cas, je sais déjà qu’il ne faut surtout pas voter Bubuk. C’est à se demander pourquoi on peut voter pour celui-là ! Les gens qui l’aiment doivent être bizarres… En tout cas, je déteste son programme. Tout le monde déteste son programme, pas vrai ?… Aucune chance qu’il soit élu ! Il ne manquerait vraiment que ça… Et ce pied qui n’arrête pas de me faire souffrir… Pourquoi est-ce que j’attrape sans cesse des ongles incarnés ? Ah, c’est sûr que les héros des films américains n’ont jamais d’ongles incarnés… Il faut vraiment que j’arrête de parler tout seul… (Le téléphone sonne.) Allô, Dr Bernard ?

LE TÉLÉPHONE — Oui, écoutez, pourquoi vous m’embêtez depuis ce matin ?

M. MARTIN — Oui, M. Bernard ! Écoutez, je n’ai pas réussi à aller sur votre site…

LE TÉLÉPHONE — Il ne s’agit pas de ça ! C’est la troisième fois en une heure que je vous ai au téléphone !

M. MARTIN — Mais là, c’est vous qui m’appelez ? Allô ?!… Il a raccroché… Qu’est-ce que disait le psychiatre, déjà ? Je ne suis pas fou… Non, ce n’est pas exactement ça… Oui, voilà, ça me revient : la dernière fois que je suis venu chez lui, je lui ai demandé : Est-ce que je suis fou, docteur ? Et il m’a répondu : Pas encore.

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