Episode 8 - @Betany la féministe

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        Plusieurs nuits de suite, je me réveillai en sursaut. Je faisais des cauchemars où je voyais un individu masqué s’approcher de moi avec un long couteau de cuisine. L'assassinat d'@laddin ne cessait de me tourmenter. Après, il m’était impossible de me rendormir.  Alors, je retournais à mes recherches numériques.


       Un matin, après avoir creusé quelques autres pistes infructueuses, j'envoyai mes conclusions par mail à mon informateur policier. En retour, ce dernier m'indiqua que de son côté ça n'avançait pas non plus. L'analyse des serveurs du blogueur n'avait encore rien donné et l'absence de traces sur les lieux du crime générait plus de questions que de réponses. Cela m'encourageait à poursuivre mon enquête virtuelle. Je sélectionnai un nom parmi ma liste et c'était parti pour une nouvelle aventure digitale. J’avais décidé, avec un peu d'appréhension, de m'attaquer cette fois à une femme. Et, plus précisément, à une féministe.


      Tout comme bon nombre de mouvements politiques, les féministes sont éparpillées dans une multitudes d'organisations ou groupes des plus soft aux plus radicaux. Les unes affichant un féminisme qui ne peut se concevoir sans les hommes, les autres prônant une rupture totale avec la gente masculine source de leur aliénation. Bien évidemment, ces obédiences minoritaires trouvent, comme d'autres, une tribune sur internet. Des blogs fameux y comptent de nombreuses lectrices et lecteurs. Mais, aussi, de nombreux détracteurs comme ces internautes se référant au mouvement masculiniste, dont l’un des plus célèbres représentant est le journaliste Éric Zemmour.


     Je n'avais jusque là pas prêté particulièrement attention à cette catégorie de militantes. Je souriais juste de leurs saillies violentes contre tous les machos qui pullulaient sur le net. Je m'amusais du spectacle des photos de "Femen" à la poitrine dénudée qui paraissaient régulièrement dans les journaux. Parfois, je tombais sur un témoignage poignant de femme battue ou de jeune fille violée. Cela me faisait réfléchir un moment. D’autres fois, dans la réalité, j’étais indigné qu’une brillante collègue ne puisse obtenir le poste de direction. Poste dont elle rêvait et pour laquelle elle avait toutes les compétences. J’étais révolté, mais je ne faisais rien. J’avais de la compassion pour toutes ces femmes, mais cela s’arrêtait là.


     Comme pour mes autres analyses, je commençai par essayer de cerner la personnalité qui se cachait derrière le pseudo @Betany. J’y découvris une femme intelligente, drôle, rebelle et un peu grande gueule sur les bords. Néanmoins, à la lecture de certains billets de son blog, je la devinais aussi sensible et avec quelques fragilités. Une personne vraiment attachante et intéressante. Je n'arrivais pas à comprendre ce qui avait pu mal tourner entre elle et @laddin. Il semblait lui vouer une haine tenace n'hésitant pas à l'insulter dans des commentaires ou dans ses tweets. Elle lui rendait la monnaie de sa pièce, en venant de temps à autre critiquer sévèrement l’un de ses articles.


     Contacté par le responsable de la campagne numérique du candidat socialiste, je sautai sur l’occasion pour participer à une riposte party, où j’avais bien l'intention de rencontrer @Betany. En effet, j'avais lu un de ses tweets qui précisait qu'elle y serait présente.


      C'était un évènement qui était organisé à Solférino et les twittos invités devaient occuper le terrain du  réseau social afin de faire grimper le "hashtag" (mot clé) choisi jusqu'en tête des " TT" (thèmes favoris). Chacun devait donc rédiger un maximum de tweets favorables incluant le fameux mot clé. L’objectif était de battre la concurrence qui s’organisait, elle aussi, pour saturer le réseau avec un autre mot clé et des tweets défavorables.


       Installé près de deux blogueurs que j'avais déjà côtoyés, je branchais mon matériel tout en balayant l'assemblée du regard. Je me demandais qui était qui. J'interrogeai mes voisins pour savoir s'ils reconnaissaient @betany. L'un d'eux me la désigna d'un signe de la tête. Elle était là, à deux rangées de moi sur la droite. C'était une jolie trentenaire rousse et souriante. Je la fixai de façon appuyée. Lorsqu’elle tourna la tête pour saluer des connaissances, nos regards se croisèrent. Je baissai les yeux, faussement timide. Puis, je relevai lentement les paupières avant de recommencer le même petit jeu. 


        Plus tard, lorsqu’elle m’adressa un coup d’œil en coin, je compris que j’avais attiré son attention. Je la voyais qui s'interrogeait sur moi en questionnant ses voisines. Ces dernières, peu discrètes, m'examinaient à leur tour en pouffant. Je commençai à me sentir gêné, comme pris à mon propre piège. Mais, les organisateurs apparurent bientôt, tout comme l’écran où l'émission politique serait diffusée en direct. Tout le monde se concentra alors pour écouter les consignes. Puis, lorsque démarra la retransmission, les applaudissements et les cris d’encouragements fusèrent dans la salle. Des sifflets retentissaient aussi lorsqu’un journaliste devenait trop critique ou posait une question perfide. Et, surtout, chacun s’appliquait à rédiger son quota de tweets. 


     Je décidai, pour ma part, de donner dans la qualité au détriment de la quantité. Je me disais que j’aurais sans doute plus de chance d’obtenir des « retweets », et peut-être aussi plus de chance d’être remarqué de ma cible de la soirée. Mon voisin m’avait soufflé qu'elle lui avait demandé mon pseudo via un DM (Direct Message). Et, peu de temps après, je l’avais constatée dans mes « followers »  (abonnés). Je la remerciai dans la foulée via un petit mot discret. Elle se retourna vers moi dès réception, et m’adressa un petit sourire complice. Par la suite, je rivalisai de bons mots. Faute d’être utile politiquement, l'exercice était follement amusant pour ceux qui y participaient. 


    À la fin de l’émission, le but avait été atteint, car la concurrence avait été lourdement battue. Les organisateurs nous félicitèrent chaleureusement, avant de nous donner rendez-vous pour un prochain meeting. En rangeant mes affaires, je jetai un coup d’œil vers @Betany qui discutait avec plusieurs participants. Peu après, elle se leva et se dirigea vers moi.


        - Bravo pour tes tweets de ce soir.  J’ai bien ri. 

        - Merci.  J’étais plutôt en forme. 

        - On va boire un coup avec quelques potes. Tu nous accompagnes ? 

        - Euh… Oui, avec plaisir.


        Je la suivis et elle me présenta à ses amis, dont plusieurs étaient des ténors de Twitter. J'étais plutôt intimidé. Je sortis en leur compagnie, et ils se dirigèrent vers le boulevard Saint Germain tout proche. Ils entrèrent peu après dans un petit bistrot où certains avaient leurs habitudes. C'étaient sans doute des militants encartés ou alors des étudiants du quartier latin. Je me posai à côté de @Betany : 


         - C'est quoi ton vrai prénom ? 

         - Pierre.

         - Moi, c’est Garance. 

    Je souris à l'évocation de l'héroïne des enfants du Paradis


    Après un long moment d’échanges politiques, où j'avais l'impression d'être soumis à un interrogatoire digne du Politburo, les discussions devinrent plus légères et drôles. Peu après, nous nous séparâmes pour aller chacun de notre côté. Comme il n'y avait plus de métro, je proposai à Garance de l'accompagner chez elle en taxi. En effet, nous habitions à deux pâtés de maison l'un de l'autre. Elle accepta. 


    Dans la voiture, je n’osai entamer la conversation, mais elle brisa bien vite le silence. Elle souhaitait en savoir un peu plus sur moi, car je restais pour elle un mystère insupportable. Arrivée près de chez elle, elle me tira par la main vers l’extérieur, avant de régler la course du taxi. 


        - Tu vas bien monter quelques minutes pour grignoter un truc ?

        - Oui.


     Devant son sourire, mes derniers scrupules avaient disparu. Je la suivis jusque dans un grand loft qu’elle avait séparé en deux : une partie bureau, où elle dessinait des BD et une partie appartement, où elle vivait. Elle me guida directement jusqu'à son lit sans passer par la case cuisine...


     Au matin, je fus réveillé par l'odeur du café qui embaumait toute la maison. Notant l’heure tardive, je me levai bien vite et je partis à la recherche de mes vêtements. Je les retrouvai un à un, éparpillés sur le sol. Bien qu’au téléphone avec quelqu’un qui me semblait être son éditeur, elle me désigna, d'un signe de la tête, le lieu où se trouvait le reste de mes affaires. Peu après, elle raccrocha. Devant mon mutisme matinal, habituel pour moi, elle lança la conversation, directe, comme à son habitude : 


        - Alors ? Tu vas me la poser la question que tu as dans la tête depuis hier ?


      Devant son ton accusateur, je fixai mon sac à dos ouvert, d’où dépassaient quelques feuilles. Affolé, je me retournai vers elle pour bredouiller quelque chose, mais elle me coupa la parole :


        - T'es un putain de flic ou un connard de la DCRI ? 

        - Ni l'un, ni l'autre. Je suis juste un écrivain qui s’intéresse à l’assassinat d'un blogueur. 

        - @laddin ? Tu crois que j'ai quelque chose à voir avec sa mort ? 

        - Vous étiez plutôt en mauvais termes...

        - C’est lui qui était en guerre contre moi ! C'était à cause d'un boulot que je lui avais promis. Tout était prêt, mon pote était OK, mais au dernier moment, cela a capoté. La DRH avait fouillé sur internet et les réseaux sociaux. Et lorsqu’elle avait vu tout ce qu’il y écrivait, elle avait pris peur. 

        - Tu m'étonnes...

        - Depuis, il m’en voulait. Comme si c'était de ma faute.


     Je la croyais sincère, car toute cette affaire semblait l’avoir largement perturbée. Peu après, elle me servit un café. Puis, me regarda droit dans les yeux :

        - Je pense que mon raseur d’éditeur attendra encore, car je n’ai pas l’intention de bosser aujourd’hui.


    C'était la plus jolie réponse à l'autre question que je n'avais pas osé lui poser.


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