Alors que la campagne électorale s’emballait, à la lumière des sondages qui donnaient le candidat socialiste largement vainqueur, mon enquête sur le meurtre d’ @laddin patinait grave. Non seulement j’avais franchi la ligne jaune en m’embarquant dans une histoire sans lendemain avec @Betany, mais j’avais compromis ma couverture en laissant traîner mes affaires chez elle. J’allais devoir mettre les bouchées doubles pour avancer dans mes recherches avant de finir complètement grillé. 

       De retour dans ma petite chambre sous les toits, je glissai au nom suivant sur ma liste. C’était celui d’un militant LGBT, un « hater » vomissant tout et tous. Une sorte de Perez Hilton version frenchy qui n’hésitait pas à « outer » des hommes politiques ou des sportifs connus. Il cherchait ainsi à contribuer à la promotion de l’homosexualité tout en se satisfaisant d’être détesté de toute la twittosphère. Le type même du twitto qui se crée un personnage et qui ne peut plus en sortir. 

        D’après mes analyses, il avait avec @laddin des échanges assez violents où se mêlaient des visions différentes du militantisme gay et des propos plus personnels. Cela laissait deviner qu’il y avait sans doute eu, par le passé, une plus forte proximité entre eux. @laddin ne cachait pas son orientation sexuelle, même s’il n’en faisait pas un étendard dans son action politique. Il défendait le « mariage pour tous », même si lui-même ne souhaitait pas se marier. C’était pour lui une question de principe, d’égalité entre les citoyens. Pour lui-même, il militait surtout pour le droit à l’indifférence. Il vivait seul, partageant de temps à autres la vie de quelques compagnons de passage. La vie de couple semblait l’ennuyer profondément. Sur ce point, il s’opposait à @Patrocle qui ne rêvait, lui, que d’une vie bien rangée avec le mari de ses rêves. Les deux hommes divergeaient aussi sur le plan politique, car si @laddin était résolument engagé à gauche, @Patrocle assumait mal sa sympathie naturelle pour la droite. En effet, on pouvait largement comprendre que la fermeture de cette dernière - en dehors de quelques très rares exceptions - en faveur de l’égalité des droits des homosexuels puisse le rendre hargneux. Les seuls qui défendaient ses droits étaient ceux avec qui il avait le moins d’affinités électives. Comment ne pas en devenir schizophrène et aigri ?        

       Alors que j’étais au milieu de plusieurs recherches, je reçu un DM de @Betany qui était aussi présente sur le net.

    - Tu fouilles chez qui cette fois ? :-p

    - @Patrocle.

    - Eh bien, tu ne doutes de rien ! Bon courage. Ce type est un rapace.

    - Tu le connais ?

    - Oui, nous avons même des amis communs. Il vit avec un homme qui tient une galerie d’art. Tiens, il me semble bien que j’ai reçu une invitation pour un vernissage chez lui vendredi. On peut peut-être y aller ensemble ? Qui sait, @Patrocle sera peut-être là ?

    - Bonne idée.

     J’étais un peu gêné de profiter – une fois de plus – des « sympathies » que la jeune femme avait pour moi. Mais, cette enquête était devenue plus importante que tout.

     Le vendredi suivant, je retrouvai @Betany devant la galerie. Il y avait foule. Après m’avoir signalé la présence de @Patrocle, mon amie fut rapidement happée par des connaissances et je me retrouvai bien vite seul. Après avoir rapidement balayé du regard l'assemblée, je décidai – par politesse – d’effectuer un tour rapide des œuvres que l’artiste exposait. Le peintre avait choisi une orientation violemment provocatrice. Ses toiles se voulaient une critique de la société de consommation mais, je trouvais cela vulgaire et racoleur. En passant de tableau en tableau, je finis par atterrir près de ma cible qui, un verre de champagne à la main, devisait avec un autre homme sur la faible qualité de l’exposition. Le style des propos me rappelait bien le personnage de Twitter. Je souris sous cape de ses vacheries pas toutes infondées.

       Peu de temps après, je profitai du départ de son interlocuteur pour m’imposer.

        - Franchement, je trouve ces tableaux plutôt mauvais. Pas vous ?

        - Oui. S’il n’avait pas été aussi mignon, ce barbouilleur n’aurait jamais pu exposer.

        - Vous y aller fort !

        - Je n’ai pas l’habitude de faire dans la complaisance

        - Comme sur internet.

        - Oui. Vous me connaissez sur le net ?

        - Tu es @Patrocle non ? Je suis @PierGal l’un de tes fidèles lecteurs.

        - Oui, c’est bien moi.

        - J’aimais bien aussi tes « clashes » avec @laddin.

        A ce nom, le regard du twitto devint plus sombre. Il m’observa plus intensément, comme cherchant une réponse à une question qu’il se posait intérieurement. Je brisai le silence qui commençait à devenir pesant :

        - C’est terrible ce qui lui est arrivé…

        - Oui. Malgré nos divergences, j’avais beaucoup de respect pour lui. C’était un type bien. Si jamais je trouve le putain d’homophobe qui l’a buté…

        - Tu penses que c’est un crime homophobe ?

        - Pour moi cela ne fait aucun doute, mais il est certain qu’il avait beaucoup d’ennemis, tant dans la politique que dans son business.

        - Son business ?

        - Oui, il développait des applis informatique en free-lance. Un super bon ingénieur, mais qui peinait à trouver du travail. On m’a dit dernièrement qu’il était sur un projet qui devait lui rapporter plein de fric.

     Cette dernière information laissait entrevoir une nouvelle piste pour mes recherches. D’autant plus que les éléments provenant de ma source faisaient apparaître qu’un « nettoyage » très professionnel des serveurs du blogueur avait été réalisé.

    @Betany vint nous rejoindre et plaisanta un moment avec @Patrocle. Un moment plus tard, nous quittâmes les lieux. Peu après, je prétextai un rendez-vous pour ne pas raccompagner la jeune femme chez elle. J’avais de la peine devant sa mine déçue, mais j'étais trop lâche pour tout lui avouer.

     De retour chez moi, lisant mes « mentions » sur Twitter, je découvris que @Patrocle avait rédigé un tweet à mon sujet :

         « Rencontré @PierGal IRL : plutôt pas mal… Pour un vieux. »

    Je souris à ce qui me sembla être un compliment venant de sa part. Cependant, lorsque je découvris la liste des Direct Messages reçus en parallèle, et leur contenu plus qu’explicite, je me ravisai bien vite. Un « hater » sera toujours un « hater ».