Chapitre 1 - VP Laetitia
19h30. Avant de rentrer chez moi je fais un tour sur PostOn, puis j’éteins mon ordinateur. Je vérifie que tout est bien rangé et que les armoires importantes sont fermées à clé, car je ne reviendrais pas à mon bureau jusqu’à jeudi et que j’aime bien ça, vérifier. Normalement, avant de partir je fais le tour de tout le monde pour dire un petit au revoir. Mais à cette heure-là, il reste juste mon boss et comme lui ne salue jamais personne, j’ai décidé il y a très longtemps de ne pas le faire non plus, le matin comme le soir. Ce, malgré le fait que nos deux bureaux se touchent depuis que j’ai hérité malencontreusement de celui qui aurait dû héberger sa secrétaire. Sauf que Monsieur n'en veut pas parce que c’est trop vieux jeu. Il connait donc mes moindres faits et gestes et ça m’énerve royalement.
Certains l’appellent le BoBo-boss, en référence à son côté (pseudo-)écolo et à ses méthodes de management moderne, genre Google mais sans les toboggans. Moi je l’appelle le beau-beau-boss, parce que le beau, il n’y a que ça qu’il sait faire ! Bon, il est vraiment canon, en fait. Attention je ne dis pas que je suis amoureuse de lui, d’ailleurs c’est un tyran du travail et il fait toujours la tête. Parfois, je me dis que c’est parce que, quand il a commencé à venir au boulot en vélo et à manger bio il y a 20 ans, Monsieur Benjamin Fortet avait des convictions. Maintenant, il le fait par obligation. Parce que sinon, son entreprise Comexp, entièrement basée sur un concept de centres commerciaux écologiques, tomberait en déchéance. Si on pensait que son légendaire créateur vient travailler en hélicoptère depuis la province, comme certains que je connais (mon père par exemple), ses actions chuteraient autant que celles de PostOn le jour de leur entrée en bourses. Être écolo par obligation, ça doit être épuisant, mais bon, peut-être que ma théorie est fausse. Il y a des gens qui font la tête juste par habitude, même s’ils sont à la tête de milliards d’euros d’actifs et qu’ils gagnent 90 000€ par mois, sans les primes.
J’appelle l’ascenseur, qui devrait arriver rapidement vu l’heure tardive, quand j’entends des pas derrière moi.
- Bonsoir, Mademoiselle Delacre.
Ce n’est pas possible, qu’elles peuvent bien être les probabilités pour que Monsieur 90 000€ parte exactement en même temps que moi ? Sans me retourner, je murmure un « Bonsoir, Monsieur ». Ou plutôt je le maugrée en fait. Façon « J’ai eu une journée difficile, je suis fatiguée, je n’ai pas envie de parler et surtout, surtout pas avec vous ! ». Je dois avoir des problèmes de communication parce qu’apparemment, il ne comprend pas le message caché. Il essai même de prendre un air gentil en disant :
- Votre valise est prête pour demain ?
Il veut que je lui parle de mes petites culottes ou quoi ? Qu’elle fille peut bien avoir envie de parler de sa valise avec son boss ?
- Oui, Monsieur.
- Je n’ai pas reçu vos notes pour la réunion de jeudi, je crois ?
Voilà donc la réponse à mon étonnement. Le taux de probabilité pour que je prenne une bonne remontrance pendant les cinq prochaines minutes est inversement proportionnel à celui qui m’aurait fait prendre l’ascenseur en même temps que lui par le simple fait du hasard. En plus de me gronder comme une gamine, il me donne rendez-vous le mercredi après-midi à 15h au bar de l’hôtel pour faire le point, en insistant bien sur le fait que mes collègues seront en réunion tous ensemble pour faire un bilan commun et qu’il va rater cette réunion pour travailler avec moi. J’appui de nouveau sur le bouton de l’ascenseur, avec énervement. Quand il arrive enfin et que Monsieur entre dedans en même temps que moi, j’hésite à le pousser dehors au moment où les portes se ferment mais je ne pense pas être assez forte pour réussir mon coup. Et j’aurais l’air un peu bête, que ça marche ou pas d’ailleurs ! Nous descendons en silence puis échangeons un « au revoir » sibérique.
En arrivant dans mon appartement, j’enlève mes habits de ville pour mettre un jean et un tee-shirt à col ouvert. Je tiens fermement à mettre des habits différents pour aller travailler, même si chez Comexp, je suis la seule, vu que même Monsieur Fortet vient travailler en bermuda l’été. Pour moi, quand on travaille, on doit adopter un style classique dans des couleurs sobres, des talons pas trop hauts, des jupes à hauteur des genoux, pas de décolleté (exception pour les soirées, si la jupe n’est pas trop courte !), pas de bijoux, pas trop de maquillage. On n’est pas en boîte ou à l’entraînement, c’est tout.
D’habitude j’aime bien les déplacements, surtout avec mes collègues, parce que ça change du quotidien et que ça me sort de Paris. Le fait de vivre et manger dans des hôtels de luxe du type Sofitel ou Hilton me rappelle aussi l’ancienne moi, la petite bourgeoise qui n’avait jamais pris le métro avant l’âge de 20 ans et qui partait souvent en jet privé avec ses parents pour quelques jours à Marrakech, à Stockholm ou à Prague.
Cette fois-là, ces deux jours à Bordeaux ne me tentent pas trop. Non seulement je vais louper mon entraînement de handball pour la deuxième semaine consécutive, mais en plus, j’ai une sorte de pressentiment, comme si j’allais m’ennuyer ou me casser une jambe. Ça me rappelle quand mes parents m’envoyaient trois semaines à Malte pour apprendre l’anglais chaque été.
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