Chapitre 7 : Médecin des neiges
Vous ne comprenez absolument rien à ce qui vous arrive. Les loups sont toujours là, la tête baissée dans la neige, comme s’ils se prosternaient devant vous. D’après les paroles de Nero, ils ont besoin de vous, mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’un ancien dépressif comme vous pourrait bien leur apporter ? La réponse ne se fait pas prier puisque le loup noir continue, d’une voix tremblotante qui ne saurait cacher la honte qu’il ressent à vous supplier, lui qui doit être d’une si grande fierté.
- En fait, il se pourrait que nous mourions tous.
- Q-Quoi ?!!
- Tu m’as bien entendu, grogne-t-il en relevant la tête, il y a quelques jours, certains des miens ont subitement commencé à succomber, et la plupart de ceux encore en vie perdent peu à peu leurs poils.
- J-Je vois… Mais pourquoi m-me demander à m-moi ?
- Tu as réussi à soigner Ginro alors qu’il a été blessé par ces humains de malheur...
Ainsi donc, le loup gris que vous avez sauvé s’appelle Ginro… Vous réfléchissez un moment, tentant de trouver une réponse. Ces bêtes vous prennent pour un médecin ! Vous n’étiez qu’un simple technicien en informatique dans votre ancienne vie, mais il est vrai que votre intellect est largement supérieur à celui de simples animaux, même si les loups ont toujours été intelligents… Vous ne savez plus quoi faire, mais tout ce rituel et ces prosternations ne vous laissent pas le luxe de refuser, vous souhaitez venir en aide à ces pauvres créatures, souvenez-vous : plus de cruauté.
- Euh… Je veux b-bien, mais que p-puis-je y faire ?
- Pourrais-tu commencer par examiner mes frères ?
- Euh… Oui… P-Pourquoi pas…
C’est ainsi que tous les animaux se lèvent et se positionnent en file d’attente dans une synchronisation digne d’une armée. Vous vous sentez étrangement bien. Vous avez l’impression d’enfin être utile à quelqu’un, ce qui vous procure une énorme satisfaction. Connille, quant à elle, reste muette. Elle est allongée à plat ventre sur votre dos et semble pensive.
L'un après l'autre, vous auscultez vos « patients ». Vous vous prêtez au jeu et adoptez un air de spécialiste. Il ne manquerait plus que l’ordonnance, la carte vitale, et l’écriture de cochon pour faire de vous un véritable médecin. Les loups malades ont effectivement une densité de fourrure bien inférieure à la normale, c’est pourquoi leur corps tremble sous les assauts du vent gelé. Malheureusement, vous n’avez pas de connaissances assez profondes en médecine pour pouvoir diagnostiquer quoi que ce soit, mais vous en êtes sûr : ils sont bel et bien malades.
Vous retournez voir Nero pour lui faire un rapport. Il est là, sur son rocher habituel, à fixer le ciel avec une pointe de mélancolie. En vous sentant arriver, il se reprend et saute pour vous rejoindre.
- Alors, peux-tu les sauver ?
- J-Je… Je ne sais pas, il n’y a qu’une p-partie d’entre eux qui sont s-souffrants…
- Oui, c’est vrai, mais je me demande bien pourquoi… Si cette malédiction se répand à toute la meute, alors ça pourrait signer la fin du Clan !
Une malédiction… Vous croiriez entendre un vieux paysan du Moyen-Âge… Cependant, il y a une part de vérité, personne ne sait d’où vient la maladie, et elle se répand petit à petit...
- Euh… Est-ce qu’il y a un p-point commun entre les v-victimes ?
- Hmm… Maintenant que tu le dis, ce sont tous des chasseurs de la zone nord…
- La z-zone n-nord ?
- Oui, nous nous divisons en quatre groupes pour chasser, c’est plus pratique…
Si vous étiez resté humain, jamais vous n’auriez cru que les loups étaient aussi intelligents et pragmatiques. Vous réfléchissez un instant puis vous prenez une décision.
- J-Je vais aller dans la zone nord pour y t-trouver des indices…
- Je vois, c’est une bonne idée, mais au fait, pourquoi portes-tu un lapin sur ton dos ? Il a l’air appétissant…
À ces mots, Connille sort enfin de son silence.
- Hé !! Je suis une femelle d’abord ! Et je suis pas à manger !!
- C’est juste une a-am-amie… ajoutez-vous.
Vous avez hésité à employer le mot « amie ». Après tout, personne ne vous a jamais considéré comme tel auparavant… C’est pourquoi vous vous demandez si ce n’est pas par intérêt que Connille reste avec vous, pour être protégée du danger par un puissant loup. Lorsqu’elle découvrira que vous êtes tout sauf puissant, va-t-elle continuer de vous suivre ? Vous l’espérez de tout cœur, mais rien n’est jamais sûr.
- Une amie ? Haha ! Ne dis pas de bêtises, comment un loup pourrait être ami avec un herbivore ?
Le sombre canidé fait une pause puis change de sujet.
- Bien, jusqu’à ce que notre problème soit résolu, je t’autorise à fouler mon territoire, mais puisque tu ne veux pas te soumettre, tu ne pourras pas rester plus, compris ?
- C-Compris… répondez-vous avant de partir silencieusement.
Vous voila donc en route vers le nord, selon les indications de Nero, toujours accompagné de la petite lapine. Est-ce vraiment le nord ? Comment ces animaux font-ils pour le savoir ? Peut-être l’instinct... Le blizzard redouble de plus en plus ses efforts, vous procurant des difficultés à avancer dans cette mer de flocons qui vous barre le chemin. Connille ne cesse de discuter, comme à l’accoutumée, lorsqu’elle aborde finalement le sujet principal.
- Dis, pourquoi tu veux tant aider les autres ?
- P-Pourquoi ? C’est m-mal ?
- Non, au contraire, mais c’est juste bizarre venant d’un loup… Et puis tu sais, moi je suis une pauvre petite lapine, alors les carnivores comme ça… j’ai peur quoi ! Hihi !
- J-Je sais pas v-vraiment pourquoi… Mais je veux juste les aider, c’est tout…
À ce moment, vous ne dites pas ce que vous avez compris depuis longtemps : si vous souhaitez tant sauver autrui, c’est parce que vous avez toujours ressenti le besoin d'être sauvé vous-même. Personne ne vous a jamais tendu la main, personne ne vous a jamais considéré comme quelqu’un digne d’intérêt, vous n’avez jamais eu d’importance. C’est pourquoi, inconsciemment, vous éprouvez l’ardent désir de ne pas ignorer les autres. Vous ne voulez pas que quelqu’un subisse ce qui vous a poussé à en finir. Ainsi, vous pourrez avoir un semblant d’infime importance aux yeux de quelqu’un, et enfin obtenir votre salut.
- Bah ! T’es juste gentil je pense ! conclut Connille.
Juste gentil… Oui, c’est bien vrai, vous êtes juste gentil, la seule qualité que vous ayez jamais eue…
Tout en continuant à discuter de tout et de rien, vous avancez péniblement à travers la bourrasque et vous arrivez dans une zone que vous avez déjà vue. Vous n’avez pas reconnu l’endroit à cause de la tempête, mais vous êtes bel et bien déjà venu ici lorsque vous aviez décidé de visiter la région après une récolte de genévrier. Il s’agit de la clairière où un ours avait failli vous repérer. Sans regarder où vous marchez, intrigué par les trente centimètres de neige recouvrant le sol, vous vous engouffrez à nouveau dans la forêt. La lapine ne parle plus, elle semble s’être endormie sur vous, insouciante de ce qui pourrait lui arriver. Elle est cependant secouée et éjectée contre un arbre au moment où vous heurtez quelque chose. Vous baissez la tête pour prendre connaissance de ce que vous avez bousculé. Ce que vous découvrez vous laisse sans voix. Il s’agit d’un enfant humain. Il est tombé sur les fesses et se caresse le front en plissant les paupières.
- Ouille ouille ouille…
Il lève les yeux et ouvre la bouche, tétanisé par ce qui se dresse devant lui. Un loup, c’est un loup !
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