Chapitre 2
Jour quatre.
Trois foutus jours pour avoir un rendez-vous. Ça paraissait court, mais pour une situation de crise de ce genre, c’était une éternité. On pourrait même le hurler, une ééééternité ! Et encore, c’était grâce à Klek et ses nombreux contacts dans la politique qu’ils avaient pu rejoindre le ministre de la Défense. Sans lui, on pouvait continuer d’attendre.
Cinquante ans auparavant, avoir l’occasion de discuter avec ce grand Dieu ministre, même pour une urgence, n’aurait pas été concevable. Il fallait avouer que les temps avaient changé. Pour faire simple, le capitalisme s’était écroulé. Bon, pas totalement, mais la valeur de l’argent avait drastiquement chuté.
Le réchauffement climatique s’était étendu en longueur, les catastrophes naturelles s’enchaînaient et se défoulaient contre l’homme. Les incendies dévoraient des villes entières, les tsunamis en engloutissaient, les canicules asséchaient les productions, l’être humain n’avait plus les outils nécessaires pour vivre confortablement.
Les normes avaient été transformées, la population mondiale divisée par deux, la hiérarchie sociale ne signifiait plus grand-chose. En fait, si. Parce que même si le monde était pauvre, les moins pauvres restaient moins pauvres que les plus pauvres.
Depuis vingt ans, on cherchait à tout prix à retrouver une richesse perdue. Alors quand Klek Isarra, économiste renommé qui avait prédit le pic du capitalisme, avait dit que l’on avait déterminé qu’il détenait peut-être la solution pour rehausser le PIB de la France. Merde quoi, il avait baissé sous la barre du billion, tout était à prendre pour augmenter le niveau de vie.
On les avait conviés dans un bureau au jaune tant présent qu’il en donnait des nausées. Sur les meubles, le papier peint, partout. Et quand ce n’était pas le cas, c’était de l’or qui s’associait à l’acajou du bois.
Le ministre était en retard de dix minutes, un long temps où le cœur de Hermen faillit imploser. L’angoisse le faisait perdre l’équilibre, ses jambes étaient lourdes et souffrantes, ses pieds se ratatinaient, son dos lui brûlait, ses mains transpiraient à flot, son visage devait être rouge écarlate. Il aurait pu croire à une crise cardiaque, au mieux un malaise, mais s’il s’asseyait quand… Monsieur Quelestsonnomdéjà les rejoindrait, il manquerait de politesse.
Toutes les chances devaient être mises de son côté, et si ça devait passer par des courbatures sur chaque centimètre de son corps, alors soit. Il ne pensait qu’à ça, ce papillon, en espérant qu’il aille bien. Et s’ils le tuaient ? On ne savait pas s’il était un mâle ou une femelle, dans tous les cas, pour le reproduire, il en fallait un deuxième. Ils pourraient lui voler toutes les écailles et les revendre le prix d’un pays.
— Comment il s’appelle déjà, ce ministre ?
— T’exagères. Monsieur Périllard. De toute façon, il va te prendre pour un fou. Enfin, nous prendre pour des fous. À cause de toi, je mets ma réputation en péril.
— On n’en a rien à foutre de notre réputation. Les enjeux sont trop gros pour rester là sans rien faire.
Le grincement de la porte le fit tressaillir. Ça y était, c’était le moment. Les claquements de la semelle sur un parquet ancien lui donnèrent des frissons. Il pouvait sentir la pression s’écraser sur son crâne, le poids d’un avenir lui compressait l’estomac, son corps suffoquait, la claustrophobie accéléra son cœur. Wôw, il n’avait jamais éprouvé une telle angoisse.
Il patienta debout dans un silence de mort, priant pour que ce type respecté brise cette tension assourdissante. Il aurait pu croire qu’il était sourd s’il n’avait pas entendu les pas, une sensation qu’il ne voudra jamais éprouver à nouveau.
Il constata avec impatience le ministre contourner son bureau avant de s’y asseoir. Lui aussi aimerait s’asseoir, mais il attendait sa permission. Être réduit à un enfant qui devait obéir au doigt et à l’œil était loin d’être satisfaisant. Il fut surpris de voir un homme d’une trentaine d’années à la tête de ce ministère. Il s’attendait à voir une ressemblance avec Klek, ridé sous tous les angles. En fait, le coup de vieux qu’il venait de se prendre agit comme une claque. Pourtant, lui n’avait que quarante-deux ans, mais voilà qu’il devenait un pauvre croûton face à ce jeune homme.
Le premier mot ne fut ni une salutation, ni rien de futile dont il se fichait. Non, ils furent incités à s’asseoir et Hermen en fut si heureux. Enfin, bon sang ! Il afficha son soulagement avec un sourire stupide qui l’éloignait de la réalité éprouvante. Et oui… Tout allait se jouer durant cette conversation.
— Écoutez, Monsieur Périllard, c’est très urgent. J’ai insisté sur l’urgence de la situation pour qu’on se voie au plus tôt. Maintenant, vous devez savoir. Il est question d’un paquet de fric. Quoique, moi ça m’est égal, mais l’argent a de l’importance pour tous les autres.
— Veuillez abréger. On m’a parlé d’une espèce animale. En quoi est-ce urgent ?
— Je sais pas si vous avez suivi, les journaux en ont parlé. On a découvert un lépidoptère très rare.
— Qu’est-ce donc, un lépidoptère ?
— Un papillon.
Quand il vit les gros yeux qui le foudroyaient jusqu’à ce qu’ils puissent le tuer, il sut que la tache allait être bien plus difficile que ce qu’il s’était imaginé. C’était vrai ça, qui voudrait perdre son temps pour une saleté d’insecte ? Lui s’était dit qu’il en ferait son métier quand il avait compris que personne ne s’y intéressait. Il avait eu de la peine, ben non, elles sont mignonnes ces petites bêtes. Et les papillons étaient intrigants. Il avait toujours été passionné, ça oui, mais ce n’était pas le cas de ce Périllard le rabat-joie.
— Vous m’avez fait venir pour un papillon ?
— Oui, mais pas n’importe lequel. Celui-là n’a jamais été vu auparavant.
Klek le coupa dans son élan avant qu’il se mette à déblatérer toute sa vie.
— Et surtout, il peut coûter jusqu’à des centaines de milliards d’euros.
Son métier à lui, c’était l’argent. Tout ce qui intéressait les gens, qui passionnait, animait, créait la société. Il étudiait le marché pour en appréhender les futures crises économiques. Si jamais il avait su un jour qu’il serait ami avec un lépidoptériste, il aurait ri aux éclats. Mais voilà, ils se connaissaient depuis le lycée et les liens avaient persisté.
Il était probablement le seul à assurer que Hermen n’était pas qu’un fou furieux des insectes. Il reconnaissait en lui une intelligence que beaucoup sous-estimaient, y compris ce Périlourd. Oui, ils venaient de forcer un rendez-vous avec le ministre de la Défense pour défendre un papillon. Et oui, c’était important.
— Cette espèce à la particularité d’avoir une poudre semblable à des diamants visuellement. Elle a déjà été étudiée par un gemmologue en Colombie, là où elle a été découverte par un citoyen lambda. Il en a conclu qu’elle valait sept cent trente-deux millions d’euros.
— D’accord, c’est une chose… extraordinaire. Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
— On veut récupérer ce papillon. Il n’est pas en sécurité en Colombie. Ils vont sans doute prendre sa poudre sur ses ailes. Ça va le tuer. Une espèce rare comme celle-là, on ne peut pas se permettre de la foutre en l’air.
— Et ? Je ne peux rien faire pour vous.
Hermen cacha tant bien que mal la colère qui s’emparait de lui, mais sa veine sur le front et ses doigts compressés dans son poids le trahirent. Oh ça, il lui en aurait bien collé une s’il le pouvait. Il avait redouté l’ignorance qui poussait au rejet, parce que le ministre n’y connaissait rien aux êtres vivants et à l’économie, il était incapable de prendre la gravité de la situation au sérieux.
Quand il s’agissait de s’en mettre plein les poches, les politiciens étaient les premiers à briser les règles. C’était lamentable d’en arriver là, mais puisque c’était le seul moyen, tant pis.
— Vous ne comprenez pas. Ce papillon vaut en réalité facilement plusieurs milliards d’euros ! Mais pour ça, encore faudrait-il se l’approprier pour l’estimer correctement. Pas comme ces abrutis de bons à rien.
— Plusieurs milliards ? Un pauvre insecte de ce genre ? Mais comment ?
— La poudre sur les papillons est des écailles. Et ces écailles sont similaires à des diamants visuellement. Mais cette matière ne ressemble à rien que nous connaissons dans le monde entier. Mais c’est ce qu’on vous répète depuis tout à l’heure !
— Très bien. Ramenez ce papillon ici. Je vous envoie le Colonel Juhl se charger de cette mission, vous vous débrouillerez avec lui pour les détails. Mais je vous préviens, il appartiendra à la nation, pas à vous. Compris ?
La satisfaction d’avoir eu justice fit balayer par le dédain auquel il fit face. On parlait d’une potentielle guerre civile, internationale, mondiale. Ce n’était pas qu’un vulgaire insecte, c’était la porte ouverte à l’immoralité. Les nations allaient se l’approprier, le vendre, l’asservir, reproduction sur reproduction, c’était des billions d’euros en jeu. Et tout le monde, tous, serait impacté par leur stupidité.
Ce n’était pas une surprise d’apprendre que l’homme était obsédé par l’argent et que pour quelques milliards, il était prêt à tout. Si Périllard avait accepté de risquer une guerre avec la Colombie, d’affronter le culot en envoyant des soldats sur place pour récupérer une chose qui n’appartenait à personne, c’était par cette addiction à l’enrichissement.
Qu’allaient-ils en faire de cet argent ? La Colombie avait nettement perdu en force ces dernières années. Les sécheresses s’étaient emparées d’une bonne partie des récoltes, la population avait réduit jusqu’aux trente millions d’habitants, ce papillon était un miracle de la nature pour se relever. On leur donnait cette énorme somme pour rebâtir une puissance qui rivaliserait avec les grosses nations. En était-elle au moins capable ?
Le ministre avait vu là une occasion en or de devenir la première puissance mondiale. Enfin, tous les pays devaient se dire ça. Voilà pourquoi Hermen se pressait pour attraper le papillon avant que d’autres grosses nations ne le fassent. Il devinait que tous allaient s’en emparer au prix de déchirements. Si jamais son véritable prix venait à sortir, c’était la troisième guerre mondiale qui s’enclencherait. Plus d’alliances, ce ne serait plus que la course à cette mine d’or.
Oui, ce papillon valait sûrement plusieurs centaines de milliards d’euros. Si des vies devaient être sacrifiées pour le posséder, on n’hésiterait pas une seconde.
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