Chapitre 6
Quelle était la situation ? Hermen était dans les bras d’un fichu lieutenant colombien avec un canon pointé sur son crâne. As, qui devait garder en vie son camarade à tout prix sous peine de vouer le monde à la tuerie, avait trois autres armes braquées sur sa tête vulnérable avec sa mitraillette à deux mètres de lui à terre. Bon, la situation n’était pas jouasse. S’il tentait de se jeter sur n’importe qui, que ce soit son arme ou l’un des ennemis, il n’aurait qu’à peine le temps de faire un pas.
Pas le choix, il n’avait plus que la négociation. Il n’avait jamais réfléchi à la Colombie, la population était-elle sympathique ? Indulgente ? Compréhensive ? Prônait-elle davantage la paix que l’égoïsme ? Y avait-il un véritable passif avec la France qui le tirait vers le bas ? Il regretta de ne pas s’être informé sur leur culture avant d’entrer dans l’avion. Il pria pour que l’humanité prime avant la guerre. Allez, un peu d’efforts.
Il ne sut plus où regarder ; Hermen, le lieutenant, les soldats, encore Hermen, non, le lieutenant, non, Hermen. Merde. Il constata son allié se décomposer à mesure que les secondes passaient. Peut-être même qu’il faisait un malaise. Son visage blanc comme s’il était déjà mort le sous-entendait. Point positif, ses yeux au bord des larmes et ses lèvres tremblantes certifiaient qu’il n’avait pas encore trépassé.
— Écoutez.
— ¡ Cállate ! Vous cherchez le trésor. Vous êtes des voleurs, Franceses.
Le lépidoptériste retrouva une force oubliée quand il entendit cette ineptie. Un trésor ? Un papillon était avant tout un être vivant qui méritait d’être un peu plus qu’une monnaie d’échange. C’était toute sa vie de les défendre. Il considérait la vie des animaux égale à celle des humains, et il n’était ouvert à aucun débat à ce sujet. Non, ce n’était pas un trésor, pas même de l’argent, c’était un lépidoptère qui avait le droit d’être libre.
Est-ce qu’eux aimeraient être enfermés, maltraités et troqués en échange de quelques pesos ? Non. C’était de la pure décence humaine. Hermen pensait de la même manière avec les insectes. Ça paraissait risible, voire insultant pour les hommes, mais il était très sérieux. Il les défendrait quitte à se faire exploser la tête.
— Ce n’est pas un trésor.
— ¡ Cállate, j’ai dit ! Vous voulez voler les millions enfermés ici. Estén preparados.
— Wow. C’est pas de l’argent. C’est un animal !
As fut surpris de voir l’acharnement de son camarade dès qu’il s’agissait de sa passion. Pour une fois, il avait raison. Il était clair que le gouvernement colombien avait caché certaines choses. On leur avait fait croire qu’ils défendaient des briques d’or par centaines. En fait, c’était compréhensible. Personne n’aurait voulu risquer sa vie pour un papillon. Enfin, personne sauf Hermen.
Une goutte de sueur glissa le long de son front, l’angoisse avait été évacuée par l’adrénaline de rester vivant. C’était une sensation nouvelle qu’il découvrait. Son cœur battait aussi vite qu’une formule un pendant une course, la douleur des crampes ne signifiait plus rien face à la concentration menée. Il aurait pu être accro à ce genre de situation si sa vie manquait de piquant.
Le choc de perdre le peu de contrôle qu’il possédait dégagea pour laisser place à l’admiration. Il était fan de ce spécialiste des papillons pour son obstination à imposer coûte que coûte ses valeurs. Merde quoi, combien de chance y avait-il pour qu’il ne soit pas exécuté dès lors qu’il ouvrait la bouche ? Sa stupidité était en réalité du culot. De toute façon, ils étaient en position de faiblesse. Quoi qu’il fasse, ils pourraient mourir alors autant tenter.
— Vous ne protégez pas un trésor. On est dans une réserve animale, entourés de vivariums. C’est un papillon que vous protégez.
— Cualquier cosa, marmonna-t-il.
— C’est une espèce plus rare que de l’or. C’est sa poudre, elle est unique. Et puisque c’est un animal, ils vont le faire se reproduire pour en créer encore plus et ainsi de suite.
Faites que ça passe. Ça manquait de crédibilité, mais c’était la vérité. Une idée pareille, ça ne s’inventait pas. Le lieutenant n’avait pas l’air borné comme un tyran qui ne cherchait qu’à savourer son sadisme. Ses doigts relâchèrent doucement la gâchette, son bras desserra le torse de Hermen, son souffle se détendit. Oui, il fut intrigué par cette histoire à raconter pendant un repas de famille ; « C’est comme ça que j’ai failli crever pour un insecte ! Vous imaginez ? ».
Pourquoi avions-nous décrété un tel prix pour un pauvre papillon ? Même s’il était rare, il existait d’autres espèces de ce genre. On calculait la valeur d’une matière selon plusieurs critères et celle-ci les détrônait toutes. Elle était rare, on ne l’avait jamais vu ailleurs que sur ce lépidoptère, mais pas assez pour créer une pénurie.
On n’avait qu’à l’insérer dans un élevage avec un mâle ou une femelle, si tant on en savait plus sur leur reproduction. Ou bien en chercher d’autres, il devait forcément en exister. D’ailleurs, la Colombie avait sorti les grands moyens pour en faire la chasse, la zone où on l’avait trouvé était fermée au public et des milliers d’individus étaient envoyés sur place.
Quelques écailles avaient été prélevées et elles semblaient malléables, on pouvait en faire ce qu’on voulait. Des bijoux, de l’art, quoique ce fût, sa maniabilité la rendait utilisable sous tous les aspects. Bientôt, on en ferait des pièces qu’on produirait par unité. Cent mille euros pour une seule, pas mal, non ?
Sa composition était du jamais vu. On avait beau tenter de la reproduire pour la contrefaire, le résultat n’était jamais identique. Son authenticité était une évidence que personne ne pourrait feindre. C’était une propriété qu’on accordait à l’or, d’une telle rareté qu’on en définissait le luxe ultime. Dans la même lancée, sa couleur se différenciait du monochrome qu’on percevait souvent. Mais ça, Hermen ne le confirmera que lorsqu’il le tiendra entre ses mains.
— Prouvez-le.
— Je suis un lépidoptériste. Un spécialiste des papillons. Je ne suis pas armée, voyez par vous-mêmes. Je n’y connais rien à toutes ces histoires de guerre.
— Pourquoi risquer sa vie pour un papillon ?
— C’est ma passion. Je refuse de le laisser à un gouvernement. Ils vont détruire le monde. Je veux le libérer des hommes.
Le libérer ? As n’avait jamais discuté de la suite de l’opération avec lui. Il était un soldat loyal à sa nation. Il avait naïvement déduit qu’ils auraient ramené l’insecte à la France pour qu’ils en fassent on ne sait quoi, car on s’en fichait de ce qu’il deviendrait. Plutôt, il avait confiance en son pays. Il était persuadé qu’ils en feraient quelque chose de bon. Mais Hermen voulait le libérer ?
Il ravala le choc d’apprendre en même temps que leurs ennemis l’avenir de ces milliards d’euros. Ils auraient pu aider tant de personnes, les pauvres avant tout. C’était complètement idiot de le relâcher dans la nature. Non, la France en avait besoin.
Ça devait être une stratégie pour endormir l’ennemi ; s’ils ne pouvaient pas l’avoir alors, personne ne le pouvait. C’était plutôt malin d’attendrir leurs futurs assassins en effaçant les équipes. Plus de Français, plus de Colombiens, juste des êtres, pour l’instant vivants, qui désiraient sauver un animal. On s’en cognait de la guerre, des rivalités, de tout ce que ça signifiait, eux, tout ce qu’ils voulaient, c’était de l’humanité.
Mais ça, ce n’était que du vent. As le savait, ils allaient le récupérer et le ramener chez eux. Voilà tout.
— Écoutez, mon camarade dit vrai. Nous ne sommes pas là pour produire une guerre, au contraire. Nous voulons la paix. On vous a dit que vous gardiez plusieurs millions, non ? Plus précisément, sept cent trente-deux millions d’euros. Merde, ça fait combien en pesos. Mais en réalité, il vaut largement plus. Ça doit bien valoir, quoi, un billion de pesos peut-être. Non, mais imaginez un billion de pesos dans les mains du gouvernement. En cette période de crise économique, c’est la catastrophe.
— No es possible.
— Sí, sí, es possible.
— Nous n’avons pas vu autant de pesos depuis une éternité. D’où sortirait-il ?
En fait, c’était vrai. As était en train de sous-entendre qu’ils détenaient le triple, le quadruple, non tellement plus que le PIB colombien. C’était une somme d’argent que plus personne n’espérait en voir l’existence tant le monde avait été foutu en l’air. À contrario, le prix d’une baguette de pain avait atteint les quinze euros, mais la richesse nationale coulait à flots. C’était justement parce que les fonds de caisses étaient vides qu’on dépouillait la population jusqu’à ce qu’ils meurent de faim.
Il fallait bien comprendre que toute cette histoire était surréaliste. Depuis trente ans, on vivait avec la certitude que le concept de l’argent allait s’anéantir tant il n’avait plus de sens. Si les pauvres n’en vivaient plus, la classe moyenne devenait pauvre et les aisés, eux, n’avaient plus de grand intérêt. La France avait perdu trente-six pour cent de ses habitants, et elle n’était pas la plus à plaindre.
Il était certain que les gouvernements avaient vu en ce papillon la libération. C’était la certitude que le capitalisme allait revenir en force, que les riches allaient s’enrichir et que les pauvres le seraient suffisamment pour exister sans périr. C’était la solution pour retrouver la domination sociale, pour hiérarchiser les vies en fonction de leurs capitaux, de ressentir la sécurité de l’équilibre d’antan. Enfin, tout ça, c’était le point de vue des politiciens déconnectés de la réalité.
N’importe qui pensait la même chose. Le lieutenant douta, ses yeux ne surent plus où se poser, ses mains fléchissaient, son corps entier voulut lâcher l’otage, mais il résistait pour garder la face. Au fond, il comprit la gravité de la situation. Animal ou briques d’or, les conséquences étaient similaires. On donnait une fortune à un pays pauvre dans un monde pauvre. Autant offrir la suprématie nécessaire pour dominer la Terre.
Quiconque gagnerait ce gain en ferait quoi ? Acheter et produire des tas de services militaires. Peut-être que le nucléaire reviendrait. Puis tu serais si puissant que tu coloniserais tes voisins, puis encore d’autres, puis tout le monde. Alors tu t’enrichirais encore et vaincrais davantage. Les lois internationales ? Ça te sera égal, car plus aucune nation n’avait la capacité de les faire appliquer. Non, ça sonnerait vraiment la fin du monde.
As fut tout aussi ébahi que lui. Si l’on avait longtemps cru qu’une famine ou une pandémie achèverait les sociétés, cette fois-ci, la thèse la plus probable était le lépidoptère. Il plongea ses yeux dans les siens, l’air de vouloir transmettre ses pensées par télépathie, « Vois-tu comme je suis aussi dépassé que toi. »
— La poudre sur ses ailes a toutes les qualités requises pour valoir bien plus cher que l’or. Voyez-le de vos yeux. Venez avec nous admirer la beauté de ce papillon. Après, si vous voulez nous tuer, vous pourrez le faire. Mon arme est perdue par terre, la vôtre est braquée sur mon ami. Je ne pourrais rien faire contre vous.
— Váyanse. Yo me ocuparé de ellos.
Que venait-il de dire ? Ah, cette satanée langue. As n’y comprenait rien. Peut-être qu’il venait d’ordonner de les déchiqueter à coup de balles dans le torse. Une montée d’angoisse parcourut son organisme, des pieds à la tête, jusqu’à ses bras dont leurs poils se rehaussèrent. Son cœur battit si vite dans sa poitrine que ses tympans s’en crevaient et sa migraine lui explosa le crâne. Il fut persuadé qu’on pouvait entendre son rythme cardiaque à plusieurs mètres de lui.
À la place, les trois soldats ennemis se regardèrent entre eux. Était-ce sûr d’obéir à ces ordres ? Ils auraient préféré agir autrement. Mais le regard insistant de leur supérieur les fit céder. Ils partirent après un doute, bon, il n’y avait rien de mieux à faire.
— Estamos solos. Vous allez me montrer le… papillon, ajouta-t-il perplexe.
Hermen se détacha de lui, son dos put enfin ressentir l’air frais de l’édifice et sa tempe put se soulager de ne plus être menacée. Il aurait pu mourir. Il hésita à cacher son sourire niais du survivant, mais bordel, il aurait pu mourir. Dès l’instant où il avait ouvert la bouche, non, quand il était monté dans cet avion de l’enfer, sa vie avait été mise en péril. C’était un miracle.
Pas trop vite. Rien n’était gagné. Il avançait dans le couloir avec une mitraillette tendue vers son dos, le lieutenant était resté en retrait derrière eux. Le spécialiste apporta un coup d’œil interpellant à As tandis qu’ils s’approchèrent du moment critique. Le genre de regard vaniteux qui oubliait les circonstances. Allez, qu’il se calme. À trop se satisfaire rapidement, il va s’en mordre les doigts.
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