Chapitre 7

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La sensation de marcher avec un pistolet dans le dos n’était franchement pas palpitante. Hermen aurait bien voulu s’enfoncer dans sa vie plate et monotone à observer des lépidoptères des heures durant sous un soleil d’été. Il était quelqu’un de réputé dans son domaine, un chercheur spécialisé dans le maintien et de la protection des populations d’animaux sauvages. En fait, il était un biologiste de la faune passionné par les papillons.

Déjà à huit ans, il collectionnait les espèces dans sa chambre avant de les relâcher dans la nature. À douze ans, il gardait des chrysalides en hibernation dans des terrariums. À dix-huit ans, il avait plaqué ses études d’économies pour se consacrer à ce qu’il aimait. Klek avait été surpris de cette décision, mais il l’avait soutenu jusqu’au bout. D’ailleurs, ils avaient mené le début de ces péripéties ensemble.

Klek… Que devenait-il ?

Oui, Hermen réfléchissait à sa vie pendant les minutes infinies à rejoindre la fameuse pièce. Est-ce qu’il regrettait certains actes ? Non. Par contre, il relativisait sur les choses ; As n’était pas si coincé qu’il le paraissait.

Bon, il n’aimait toujours pas les militaires, encore moins quand ils s’associaient avec le gouvernement. Enfin, blanc bonnet, bonnet blanc. Mais As n’était qu’un naïf qui voulait servir à quelque chose. Il avait réussi son coup, il était sûrement le seul idiot qui aurait accepté cette mission.

Ils tombèrent enfin nez à nez à cette merveille. Ce chef-d’œuvre qu’aucun homme n’aurait pu produire tant il était parfait. C’était un bijou, non, mieux. Mieux qu’un diamant, que de l’argent, que de l’or, c’était unique.

As fut stupéfait de la taille de la bête, elle était bien plus grande que sa main. Il n’avait jamais vu un papillon aussi gros avant de venir dans ce pays. Ça n’était pas en France qu’il aurait pu diversifier sa culture visuelle.

— Wow. C’est donc ce truc. Hermen, je comprends pourquoi t’étais prêt à sacrifier ta vie pour ça. C’est magnifique.

— Grandiose, tu veux dire.

Le nez collé contre la baie vitrée, les yeux du lépidoptériste brillaient de futures larmes trop sensibles pour se canaliser. Il avait admiré des centaines d’espèces jusque-là, mais jamais quelque chose d’aussi différent.

Les quatre ailes du papillon attiraient le regard. Elles étaient trichromes, peu importait là où l’on se plaçait, la couleur n’était jamais la même. Un coup rose pastel, puis il tirait vers le pêche, un beau orange chaleureux. À sa droite, c’était un violet froid comme le lilas. À sa gauche, un bleu ciel. Elles étaient toutes nacrées comme des perles, plutôt comme de la nacre, la vraie, celle qu’on trouvait dans les huîtres et qui coûtait une fortune.

Elles renvoyaient la lumière comme des diamants, flamboyantes, incroyables si tu ne les voyais pas de tes yeux. C’était le genre de couleur que tu ne savais décrire autrement que par un « Faut l’voir pour l’croire ! » Et ça, Hermen le comprenait enfin. Oui, il fallait le voir, l’admirer, l’aduler. Il fallait le sacraliser comme la créature d’une divinité suprême.

Si Hermen devait associer ces nuances à une variété de lépidoptères connue, ce serait le maculinea arion, ou plus communément l’azuré du serpolet. Surtout parce que son thorax était aussi beau que ses ailes, avec ces tonalités similaires qu’on retrouvait sur ses poils. Mais le comparer serait l’insulter. Celui-là était infiniment plus extraordinaire.

Il trouvait tous les papillons beaux à leur manière, mais d’en voir un aussi exceptionnel. Pas forcément par sa beauté, mais c’était quelque chose qu’il n’avait découvert qu’une semaine auparavant. Il ne se remettait pas de la découverte d’une nouveauté. C’était ça qui le prenait à la gorge, qui lui faisait monter les larmes et perdre la voix. Les autres espèces, il les avait étudiées pendant tant de temps avant de les voir de ses propres yeux. Celle-là lui offrait une tout autre approche.

Et ces yeux blancs qui le fixaient comme une menace. Non, il ne fallait pas qu’il ait peur, Hermen ne lui ferait jamais de mal. Au contraire, il fera tout pour le sauver. D’autant plus depuis qu’il était face à lui. Il se promit de faire de son mieux.

Pour l’heure, il avait un réflexe de professionnel de le nommer. Trompe recourbée pour se nourrir, six pattes pour le goût, deux antennes pour l’odorat, un abdomen pour la reproduction et la digestion. Bon, c’était bien un lépidoptère, au cas où il y aurait encore un doute.

Par contre, au vu de la taille, il pensait à une femelle. La face des ailes était plus claire et colorée que le dessous, oui, il se rapprochait des nympalidae. Et les ocelles sur leurs extrémités sous-entendaient la sous-famille des satyrinae. Il n’en était pas sûr, parce que les motifs étaient aléatoires, jamais vus, indescriptibles.

Le déclic. Il se tourna brutalement vers le lieutenant ; tu ne l’auras pas. Il le vit déstabilisé par la sensation de mirage devant ce papillon, comme tout le monde. Mais il constata aussi son effort pour retenir toute émotion de passer à travers son visage. Oui, mais on était tous pareils, des enfants fascinés par quelque chose de beau.

— Si vous voulez le récupérer, il faudra me tuer.

— No seas estúpido. Pourquoi ne l’ont-ils pas enfermé dans une pièce sans accès ?

— D’après toi. Vous ne saviez même pas ce que vous protégiez. Il n’avait rien à craindre.

Ça pouvait paraître surréaliste de laisser des milliards traîner dans une serre géante au beau milieu de la forêt, mais la guerre n’avait pas encore débuté. L’homme avait ce réflexe d’être dans un déni dès lors que l’avenir paraissait menacé. Chaque fois qu’une future crise était évidente, on disait : « Non, ça va aller. Les gens sont trop sensibles. », puis quelques années après, on s’excusait par regret.

Les générations d’antan avaient hurlé à la gravité du réchauffement climatique, mais on les ignorait. On les avait catégorisées de susceptibles, d’agaçants, d’extrémistes, de ces gens-là qui prenaient la tête à tout le monde. Alors quand les catastrophes naturelles s’étaient amplifiées au point de foutre en l’air le capitalisme tant il se fragilisait, on s’était retrouvés comme des idiots. Ils avaient raison, et oui.

Le déni était un phénomène incroyable que les psychiatres étudiaient avec joie. C’était un moyen de défense du cerveau pour éviter à son hôte d’encaisser un évènement traumatisant. Celui-ci supprimait le souvenir, tout simplement. Enfin, il n’était pas miraculeux non plus. Il le mettait dans un coin, perdu dans le subconscient, la mémoire l’excluait, mais le corps le subissait toujours. C’était ce qu’on avait fait avec la crise économique.

C’était une évidence que le monde flanchait, qu’il n’avait plus d’autre fatalité que de foncer droit dans le mur. Mais bon, l’homme et son ego. On avait réfuté l’hypothèse, malgré les recherches, les études, les statistiques, les exemples dans l’histoire, tout, on se disait que demain ne pouvait pas être pire.

Bref, en 2137, on niait encore l’existence de la fin du capitalisme. On se persuadait qu’une solution existait par ci ou par là, et qu’elle finirait par tomber du ciel pour nous sauver. Papillon ou pas, milliards ou rien, ça n’allait pas arranger la situation de base.

De toute façon, pour régler un problème, il fallait admettre sa présence. Même si la population avait été divisée, le PIB aussi, même si on avait déserté les villes, car elles devenaient trop chères, même si tout tendait à prouver que rien n’allait, on pensait être sur la bonne voie. La bonne voie vers l’extinction de l’être humain, oui.

Alors à quoi bon sceller le trésor avec cinquante portes blindées et mille militaires quand les nations n’étaient pas encore prêtes à combattre ? Peut-être que dans deux, trois, allez, six semaines, la guerre éclatera, mais pour l’instant, il n’y avait que Hermen pour être assez lucide sur la situation. C’était bien pour cette raison qu’il s’était précipité pour l’attraper avant que le monde s’en charge et qu’il soit inaccessible. C’était maintenant ou jamais.

— Qu’allez-vous en faire ?

— Le sortir de cette merde. Il faut que je l’étudie avant pour être sûr qu’il aille bien.

Il retira son sac à dos et y sortit une boite transparente carrée. Dites bonjour au nouvel habitat du papillon. Il fallait être soigneux, le moindre mouvement brusque abîmerait l’insecte, pire, le tuerait. Les écailles étaient fragiles, rien qu’un frottement et elles s’arrachaient sans ne jamais pouvoir repousser. Il n’y avait que lui pour le faire, un spécialiste avec des mains aussi précises qu’un chirurgien.

Question de vie ou de mort. Que se passerait-il s’il le tuait ? Tout finirait ainsi. En fait, non. La matière précieuse persisterait et les nations se battraient pour obtenir le peu dont il restait. Puis toutes commenceraient une lutte pour chercher d’autres papillons de cette espèce. Après tout, si celui-là était une femelle, il devait bien y avoir un mâle quelque part.

Il fut prêt à agir, ouvrir le conteneur pour y agripper le trésor. Sa main tremblante s’approcha doucement, pas un geste brusque, pas une erreur, lentement…

— ¡ Basta ! Je ne peux pas vous laisser faire ça.

Le lieutenant pointa son arme sur eux, le regard sévère accentué par les sourcils rabattus vers ses paupières. Compliqué. Il avait été employé pour empêcher que ce qu’il se passait arrive. C’était un militaire, formé pour être fidèle à la Colombie. Les laisser faire serait une trahison. Il n’en avait sans doute pas envie, mais il ne pouvait pas risquer sa place pour deux inconnus excentriques.

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