Chapitre 8
Le lieutenant venait de découvrir l’impensable, certes, c’était une chose incroyable et il n’en revenait toujours pas. Oui, le papillon était magnifique et sûrement qu’il valait une fortune au vu de ses reflets tels un saphir, mais il restait un pactole à un billion de pesos.
Il avait ce brin d’égoïsme qui le poussait à garder cet argent pour lui, plutôt pour son pays. Lui aussi aimerait avoir un mode de vie décent, avec des courses plusieurs fois par mois à la place de se restreindre tant il ne gagnait pas assez. Il aimerait aussi utiliser plus souvent sa voiture au lieu des transports en commun, partir en voyage, aller à un concert, bref, vivre. Mais toute la Colombie était devenue modeste, alors…
— La Colombia en a besoin.
— Vous ne comprenez pas. Personne n’en a besoin, au contraire ! Si on le laisse à quelqu’un, c’est le monde entier qui va flancher. On ne peut pas donner un billion de pesos à un gouvernement sans que ça ne crée une inflation. C’est de l’argent inventé. Le lépidoptère, en soi, ne vaut rien. C’est nous qui faisons en sorte qu’il vaille une fortune, parce qu’on invente l’argent.
Il était vrai que la monnaie n’était qu’une construction sociale. Elle avait beau être banalisée, elle était indéniable parce qu’on voulait qu’elle le soit. L’homme avait produit une société, puis un jour, il s’était dit qu’un moyen d’échange faciliterait les choses. Autrefois, les tribus n’avaient ni pièces ni billets.
Peut-être que sa nature le poussait à chercher le pouvoir et que celui-ci ne se trouvait que dans la domination, mais le résultat fut qu’il avait inventé l’argent pour assouvir ses camarades. Il s’était levé un matin et avait pensé : « Tiens, et si l’on créait un besoin indiscutable en échange de soumissions ? » Et ça avait marché.
On avait pensé au troc, mais il était trop compliqué et pénible à entretenir. Alors on avait remplacé les objets par des pièces, plus petites et surtout plus définissables. Elles étaient l’argent et l’argent était elles. Il n’y avait plus d’hésitation, on la faisait devenir obligatoire jusqu’à ce qu’elle soit une nécessité et que son besoin soit une évidence.
Et oui, l’homme était aussi intelligent qu’idiot. Il avait inventé un mode de domination sorti de nulle part et c’était lui-même qui avait accepté son asservissement. En 2137, on ne pouvait plus imaginer sa vie sans cet argent, tout comme depuis des siècles parce qu’on avait fait en sorte que ce ne soit plus possible. Comment penser autrement ? Il en fallait pour chaque besoin primaire alors forcément, on avait fini par assimiler que la survie avait obligatoirement un coût.
La révolution industrielle avait transformé la valeur de l’argent en façonnant le travail comme un nouveau besoin primaire. Manger, boire, dormir, travailler. Toutes les normes avaient été modifiées de sorte que l’individu ne soit plus qu’un produit vendable et productif.
L'homme était le seul animal qui objective le besoin de se protéger, de consommer, de tout. Il était un créateur de monde et avait besoin de construire pour se trouver à travers une extériorité comme le travail. S'il ne se réalisait pas lui-même alors, il se perdait lui-même et redevenait animal. Mais avec l’invention du capitalisme, il n’était plus que son esclave.
Il fallait travailler pour vivre et vivre pour travailler. L’existence humaine ne se réduisait plus qu’à rapporter de l’argent, encore de l’argent et toujours plus d’argent. Puis la technologie moderne avait remplacé les hommes par des robots. Merde alors, si l’on s’était imaginé qu’ils deviendraient obsolètes.
C’était la suite logique que les populations ne soient plus dupes. En cette ère, elles commençaient sérieusement à douter de l’importance de la monnaie. Après tout, tout ça n’avait mené qu’à l’autodestruction. Tout ce qu’on connaissait en ce vingt-deuxième siècle n’était que la production de l’être humain. Et la nouvelle génération ne le cautionnait plus.
Hermen n’oubliait pas la réalité des choses, la vraie, celle innée et qui ne découlait pas de la corruption humaine ; le papillon était un animal. Un être vivant avec une vie qui ne méritait pas d’être possédée par autrui. Pourquoi légitimait-on les hommes à s’approprier les animaux ? Lui était contre ces égos surdimensionnés qui se pensaient supérieurs à la nature.
Mais le lieutenant se montrait tiraillé par une vérité. Malheureusement, il subsistait grâce à l’économie et celle-ci avait une grande place dans le cœur des gouvernements.
— Si vous l’emmenez, ça va créer de grosses tensions.
— Elles sont déjà créées. Depuis qu’on a posé les pieds sur cette terre, la France et la Colombie sont en guerre. Ce n’est qu’une question de temps pour que ça devienne officiel.
— Ce n’est pas que ça. Si ma mission est un échec, on va le payer. Le gouvernement colombien va s’en prendre à la population. No es seguro.
— Eh bien, il faudra nous tuer, car moi, je pars avec le lépidoptère.
Hermen avait été clair, même un peu trop. Il campa sur ses positions, prêt à sacrifier sa vie s’il le fallait. De toute façon, s’il partait en faillant à ses valeurs, ses remords le rongeraient jusqu’au suicide. Alors qu’il meurt.
Si lui s’en fichait de son sort, As avait lâché un léger sursaut. Sa respiration fut coupée par l’angoisse de tout perdre aussi bêtement. Bon sang, il y avait plus important que l’insecte, leur vie par exemple.
Peut-être que le vieux croûton n’avait pas d’autres raisons d’exister, mais lui, il avait une famille. Il imagina déjà ses supérieurs annoncer à sa mère sa perte au téléphone, avec cette distance déshumanisée qui la laissera pleurer seule dans son salon. Oh non, il ne pouvait pas se permettre de telles imbécilités.
— OK, calmons-nous. Tout va bien se passer. Lieutenant, il faut que vous compreniez une chose ; nous ne faisons pas ça pour nous. Si nous sommes venus sur le champ de bataille, ça n’est pas par plaisir. Vous vous rendez compte que si nous risquons nos vies pour le papillon, c’est pour une raison bien plus conséquente que le pur égoïsme.
— Vous ne le faites pas pour vous, mais pour la France.
Oui, c’est exact. As agissait pour son pays. Mais bon, il n’allait pas l’avouer.
— Non. On ne va pas le donner à la France. On va le cacher dans la nature pour que personne ne puisse se l’approprier.
C’était faux. En tout cas, pour lui. Il était persuadé qu’ils le jetteraient au gouvernement français et qu’ils le laisseraient se débrouiller avec cette bombe à retardement. Fallait dire qu’il faisait le même métier que ce type, forcément, ils détenaient des qualités similaires.
Ils étaient tous deux aveuglés par la propagande militaire subie depuis leur entrée dans les forces de l’ordre. On leur disait que leur vie n’avait d’importance que s’ils servaient la nation, qu’ils n’avaient plus d’intérêt en tant qu’individus, et qu’ils n’étaient plus que des soldats déshumanisés. Et eux l’avaient accepté.
— Es complicado, râla le lieutenant. No sé qué hacer. Je veux la justice.
— Écoutez, je n’en savais pas plus que vous avant de rencontrer ce lepitruc. Il m’a tout expliqué avec un économiste. Je vous garantis qu’ils savent de quoi ils parlent. Si l’on n’agit pas maintenant, la troisième guerre mondiale va débuter au cours de l’année. Ça paraît gros, je sais, mais c’est vrai. Nous sommes tous sous tension à cause de la crise économique, et ce papillon est une raison suffisante pour que tout le monde pète un câble. Des lepitruc, il y en a partout. Ceux américains doivent déjà être en train de harceler leur gouvernement. Pareil pour tous les autres.
— Bien. Tómalo. Même si je vais le regretter, allez-y. Je vous conduirai à la sortie.
Tout alla très vite. As appela des renforts et le lieutenant C’estquoisonnom les embarqua vers un couloir qui s’apparentait à un guet-apens. Et puis quoi ? Qui pouvait garantir que ce type qu’ils connaissent depuis trente minutes était sérieux ?
Il n’était pas n’importe qui, mais un haut placé qui avait travaillé dur pour en arriver là. Quoique le travail ne devait pas suffire, il avait dû faire preuve de ruse. C’était forcément un malin puisqu’il organisait des stratégies pour évincer l’ennemi.
À tout moment, une horde de soldats colombiens sortiraient des recoins pour les fusiller. Les deux Français auraient préféré vérifier et s’assurer que tout était sûr. À la limite, reculer et fuir en courant pour se sauver seuls. Mais la mitraillette était toujours pointée sur leur dos, prête à s’enclencher d’une simple caresse.
Ils auraient pu faire semblait de s’intéresser à lui, lui poser des questions, tenter de déceler s’ils pouvaient lui faire confiance, mais à quoi bon ? S’ils pouvaient mentir pour s’en sortir, le lieutenant aussi.
C’était peine perdue, ils n’avaient pas d’autre choix que de suivre ses ordres comme des chiens affamés. Il y avait quand même des éléments qui les rassuraient dès lors qu’on faisait un peu de psychologie ; Hermen avait enfoui le pactole dans son sac à dos et As avait appelé des renforts. Si c’était bien un piège, ça ne serait vraiment pas de pot.
Le lépidoptériste soufflait depuis qu’il avait détenait le papillon près de lui. Il ne pensait qu’à ça, et tout le reste, même le pistolet braqué sur lui, ne comptait plus. Dans sa tête, il avait déjà gagné. Enfin, ça sera le cas quand il le placera dans un terrarium chez lui, à l’abri des obsédés du fric, comme il les appelait.
Quand ils descendirent les derniers étages et qu’ils revenaient enfin les pieds sur la vraie terre, ils passèrent une porte de sécurité et la libération. Les rayons du soleil sur leur chair, cette chaleur étouffante qui brûlait leurs joues, les faisaient suer jusqu’à la déshydratation, cet air qui accroissait leur température corporelle. Ah, quelle joie. Quelle magnifique sensation. Celle d’être libre, d’être en vie, d’avoir survécu à une putain de bataille militaire.
As se sentit stupéfait de sentir encore son cœur tambouriner dans sa poitrine. Oui, il était bel et bien vivant. Il ne savait pas comment ni pourquoi, peut-être le destin, mais merde, il était vivant.
Il avait sérieusement cru y passer à peine une heure auparavant. Quand il avait entendu les premiers coups de feu qui suggéraient des morts, certainement des siens, quand il avait passé les balles, grimpé les escaliers dans un silence de mort, quand le lieutenant avait ramené ses potes pour le menacer.
Oh oui, il aurait dû y passer si Hermen n’avait pas été là. Enfin, c’était aussi à cause de lui s’il avait été embarqué dans cette galère. Il eut l’envie de se rouler dans la terre, de se jeter au sol pour ne plus jamais se relever. De retirer le poids de son uniforme et courir faire un câlin à ses proches. Non, il fut tant pressé d’exprimer sa joie qu’il aurait fait un câlin à son allié le spécialiste bizarre qui s’agitait étrangement.
Tiens ? C’était vrai ça, il le vit tapoter du pied comme s’il combattait une envie pressante. Celle de quitter cet enfer au plus vite. Compréhensible. Ils ne gagneraient pas tant qu’ils ne seraient pas dans l’hélicoptère pour rentrer en France. Non, tant que toute cette histoire ne sera pas entièrement résolue.
As détourna son regard vers le lieutenant, ben oui, ils étaient accompagnés d’un ennemi. L’arme était baissée vers le sol et sa mine paraissait inquiète. Ses yeux furent fuyants, ses lèvres se pincèrent comme s’il intériorisait un tracas qui désirait s’échapper, ses sourcils affichèrent sa ride de lion. Ah… Chacun ses problèmes.
— Je vais y aller.
— Et mes soldats ?
— Considère qu’ils sont déjà morts.
Quand il fit un pied en arrière, un adieu fracassant, malgré les rivalités, l’aperçu du papillon les avait rapprochés par un sentiment commun ; la fascination. Ils étaient émerveillés par une chose interdite que tous voulaient, mais c’était eux qui le possédaient. Ils étaient privilégiés, liés par un secret qui tuerait sûrement le Colombien.
Un adieu, oui. Hermen ne reverra jamais celui qui lui avait permis de réussir sa mission. Dommage. Il s’était épris de lui, car il savait qu’il détenait une sensibilité que peu n’avaient. Son instinct lui criait d’organiser une fin digne de ce nom. L’ennemi n’était pas tant dans les origines, mais dans la personnalité et ce type lui ressemblait beaucoup.
— Attends ! Ils vont te tuer. Ils sauront que tu nous as aidés et ils vont te tuer. Tu devrais venir avec nous.
As tira une tronche comme s’il venait de voir un fantôme passer sous ses yeux. Le regard hagard, le teint pâlot par l’excentricité, non, la stupidité de cette demande. Et puis quoi encore ? Invitons-le à boire un thé avec nous. Et puis qu’il devienne le parrain de nos gosses. N’importe quoi.
— Ça ne va pas ou quoi ! C’est un ennemi. Et puis c’est le meilleur moyen pour le tuer.
— Tiene razón, reprit le lieutenant. Je me débrouillerai ici.
Hermen était du genre à dire les choses franchement même dans le pire contexte. Un jour, durant un enterrement, il avait avoué qu’il détestait le défunt, car il était arrogant et prétentieux. Il avait ce manque de tact et de compassion qui le rendait, ma foi, unique. En réalité, il était détestable pour beaucoup. Il n’avait pas le temps de tergiverser, si les choses devaient être dites, alors soit.
Non pas qu’il ne ressentait rien. À cet instant, il fut peiné de ne rien pouvoir faire pour ce soldat qui acceptait sa fatalité. Personne ne devrait consentir à mourir, tu devrais te battre jusqu’à la dernière seconde, prouver que tu méritais de vivre, et ce même si ça devait t’achever. Il aurait voulu l’aider à lutter parce que le laisser dans cette merde était injuste.
Il n’y avait que peu de personnes sensibles aux insectes. On pourrait croire l’inverse, que l’homme est bon et chaleureux, qu’il protégeait les animaux, même les plus laids et futiles. Mais non. L’homme n’était qu’une ordure égoïste et antipathique. Mais il paria que ce lieutenant n’en était pas une.
— Tu pourrais encore nous tuer et récupérer le lépidoptère.
— No. Je veux que le monde soit meilleur. Je ne pense que le laisser à des hommes avares d’argent soit la solution. Adiós para siempre.
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