L'enfant roi
Usif fut réveillé par son père qui, comme à son habitude, l'appela pour le petit-déjeuner. C'était maintenant un bel enfant de 110 ans au physique encore plus précieux que celui du roi. Son corps ne contenait pas une seule tâche et sa couleur était d'un éclat époustouflant. Sa queue jaune comme l'or, son dos bleu comme le saphir, ses ailes rouges comme les flammes de la montagne et son visage d'un argent impeccable lui auraient octroyé la place de chef suprême et de dragon divin si seulement il était capable de cracher du feu, l'attribut le plus important pour classer un dragon. Il était donc, malgré son apparence, tout en bas de l'échelle sociale et n'avait pas un grand destin devant lui. Seul son statut de fils de roi faisait qu'il était traité comme les autres enfants.
En traînant des pieds, il descendit dans la salle à manger pour prendre son repas avec Ysil. Sur la table étaient dressés plusieurs feux de tailles et de couleurs différentes pour son père et les domestiques, ainsi qu'une assiette de melons, pastèques, bananes, fraises et autres baies en tout genre pour lui. Il était connu dans tout le pays pour être le seul dragon non-pyrotarien, celui qui ne mange pas de feu. Il engloutit son repas en vitesse et se dirigea vers sa chambre pour préparer ses affaires, mais son père l'interpella de sa puissante voix :
- Fiston ! Cria-t-il. Comment ça se passe à l'école ?
- Comme d'habitude, soupira-t-il en guise de réponse.
- Tu sais ce que j'en pense, tu ne dois pas te laisser faire ! Tu es un dragon divin, ne te laisse pas martyriser parce que tu es différent !
- Je le sais papa, même si je ne suis pas vraiment un dragon di…
- Je t'interdis de prononcer ces mots-là ! Tu es le fils du dragon divin Ysil « le plus grand et le plus puissant », tu es donc forcément un dragon divin au fond de toi ! Tu dois accepter qui tu es !
- Et toi tu dois accepter que je n'en suis peut être pas un !
À ces mots, le roi se tut et finit de manger ses flammes en silence. Usif savait que son père était sensible à ce sujet, et qu'il était allé trop loin. Ses rapports avec Ysil étaient très particuliers. Il le protégeait en permanence du monde extérieur, mais ne passait pas beaucoup de temps avec lui, trop occupé à faire la guerre aux satyres.
Sans savoir pourquoi, il sentait que son père n'était jamais réellement présent, que son esprit était constamment occupé. Durant les premières années de sa vie, ça ne l'avait pas marqué, même s'il n'avait jamais passé de moment en tête-à-tête avec lui. Il passait la majeure partie de son temps à jouer avec les domestiques sans jamais sortir de la demeure. Pour lui, c'était normal, après tout, il ne savait pas comment fonctionnait la vie hors de sa maison. Jamais avant ses 70 ans, âge pour rentrer à l'école, il n'avait côtoyé d'autres dragons qui n'appartenaient pas à la famille royale ou au personnel d'Ysil. Ainsi, son enfance avait été très solitaire sans qu'il ne s'en rende compte. Mais le second du roi avait insisté pour le sociabiliser car c'est ce que sa mère aurait voulu. Ainsi, ce n'est que lors de son entrée en classe pour la première fois qu'il avait compris que quelque chose clochait. Aucun des autres enfants n'étaient entourés par quatre ou cinq domestiques. Pour la plupart d'entre eux, seuls deux dragons les accompagnait constamment et leur déposait un bisou chaque fois qu'il les voyait. Drôle de comportement pour du personnel de maison. Ce n'est qu'après quelques jours de classe qu'il comprit ce qu'étaient des parents, et que lui n'en avait jamais réellement eu.
Ysil avait changé. Les premiers jours qui suivirent la mort de sa femme furent les plus compliqués. La moindre odeur, le moindre son ou la moindre sensation s'apparentait incroyablement à un souvenir désormais douloureux. Mille fois il aurait préféré retourner sur les champs de bataille plutôt que de vivre ce calvaire continuellement sans savoir quand sa souffrance prendrait fin. Tout ce chagrin l'empêchait de travailler tant son esprit repassait en boucle le jour fatidique. Son deuil était tellement intense qu'il lui était dans un premier temps impossible de tenir son fils. Certains jours, il voyait les yeux d'Usif exactement comme ceux de Trea, d'autres jours, ils étaient totalement différents. Il avait l'impression de perdre la tête tellement il la voyait partout. Les sentiments envers son enfant changeaient par période ; à certains moments, il ne pouvait s'empêcher de le fixer mais le lendemain, il aurait voulu l'abandonner sur une route déserte. Toute cette situation était trop pour lui. Cette guerre intérieure qu'il menait à chaque seconde l'avait fait succomber aux flammes alcoolisées. Au fur et à mesure que le temps passait, il ne souhaitait pas infliger à son enfant cette vision de son père. Par conséquent, il l'évitait de plus en plus, le confiant très souvent à Yugo, son domestique favori. Au fil des années, ça devenait de plus en plus dur de faire un pas vers Usif, si bien qu'il avait renoncé à passer du temps avec lui en dehors des repas, pensant qu'il s'y était habitué. Il s'en voulait de ne pas avoir la fibre paternelle et était honteux en repensant à Trea. Il se sentait comme un traître envers feue sa femme et souhaitait se rattraper en élevant son fils comme un dragon divin.
Usif voulut se réconcilier avec son père en lui demandant de l'emmener à l'école, mais ce dernier refusa car il devait enquêter sur le meurtre de sa femme. Il ne savait toujours pas qui avait commandité l'assassinat de son fils lors de sa naissance, ni comment les satyres avaient su qu'elle était enceinte. Usif fut donc conduit à l'école par Yugo et Dina, une nourrice, ainsi que trois gardes du corps supplémentaires, comme tous les autres jours. Ils passèrent sur la place Trea, où trônait une statue de sa mère. Arrivé devant le portail, il salua mollement ses accompagnateurs qui se retirèrent sans lui jeter un regard et il entra dans la cour en volant le plus rapidement possible vers sa classe. Mais il fut intercepté par les trois dragons qui l'embêtaient sans cesse : Arti, Lugi et Juki. Ils étaient respectivement un dragon nain à courtes pattes de 124 ans, un dragon sans queue de 99 ans et un dragon à deux têtes de 127 ans.
- Tu sais quoi ? commença Lugi, aujourd'hui il y a des magnifiques flammes bleues à la cantine, je t'en laisserai une part. Ah mais non, c'est vrai que tu n'en manges pas !
- T'as pas trop froid sans ton feu intérieur ? demanda le plus vieux. Attends je vais te réchauffer !
Il lui cracha à la figure mais Usif, grâce à un réflexe salvateur, échappa à la brûlure in extremis et lui jeta un regard mauvais, comme s'il voulait se battre.
- Qu'est-ce qu'il y a ? interrompit le dragon nain. Tu veux nous affronter ? Tu as beau être un dragon céleste, tu n'es pas de taille !
Malgré son gabarit imposant, il savait qu'il allait perdre à cause de sa sensibilité au feu. Il ne suffisait aux trois dragons que d'un souffle pour le mettre hors d'état de nuire.
- Au fait, dit Lugi, ce soir, tout le village fête mes 100 ans. On va faire un banquet flamboyant ! Je t'aurais bien invité, mais il n'y aura que des flammes à manger, tu risques de mourir de faim, ou même d'être brûlé ! Tu devrais rester chez toi, ça sera plus sûr !
- Tu ne mérites pas d'être le fils du chef, ni celui de la reine Trea. Tu n'es qu'un moins que rien, tu ne vaux rien !
Les trois camarades volèrent vers leurs professeurs en riant aux éclats. Usif savait qu'ils avaient raison. Il baissa donc la tête et se rendit en classe sans broncher. Il s'assit au fond, et suivit les cours d'Histoire des dragons, les cours de vol et ceux de défense satyrique avec une grande passion. Il était cependant dispensé des cours de tir de flammes qui avaient lieu en fin de journée, et terminait donc l'école plus tôt. Il en profitait systématiquement pour se rendre en haut de la colline qui surplombait l'île ; elle faisait face à la montagne noire, dont la flamme était visible de loin et dont il sentait la chaleur arriver jusqu'à lui. Il passait des heures à contempler ce paysage qui l'apaisait mystérieusement, le seul endroit où il se sentait à sa place. Il lui semblait même parfois entendre la flamme murmurer son nom. Il redescendit à la tombée de la nuit en passant par les chemins des bananiers, les vergers de pommes ou encore les champs de raisins. Il en profitait toujours pour en cueillir une poignée qu'il mettait dans son sac.
Ce jour-là, en rentrant chez lui, il avait oublié qu'avait lieu la fête de passage séculaire de Lugi. Les rues étaient toutes enflammées et des centaines de dragons soufflaient un feu d'enfer dans toutes les directions. Usif dut plusieurs fois changer de chemin ou esquiver une flamme de justesse pour ne pas finir calciné. Il parvint finalement à atteindre sa maison sain et sauf et se prépara à se mettre à table avec son père, mais il ne trouva qu'un mot disant : « Je suis à la fête, ton repas est dans la cuisine ». Il mangea donc son plateau de fruits seul et alla dans sa chambre. Il observa la célébration par la fenêtre, et vit tous les dragons danser, boire et manger ensemble, dans un esprit de camaraderie sans pareil. Il aurait tant aimé pouvoir y participer, se mêler à toute cette profusion de joie et d'amitié. Il se coucha, la larme à l’œil, se sentant plus isolé que jamais avec toujours les mêmes questions en tête : allait-il un jour être accepté ? Pourrait-il agir comme un jeune dragon normal ? Il ferma les yeux empli d'une profonde tristesse, persuadé de rester pour toujours un paria. Avant de s'endormir, il entendit une dernière fois les bruits de la soirée et, déchirant le ciel, le puissant cri de tous les dragons à l'unisson.
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