De Charybde en Scylla
Il emprunta le petit chemin de terre qui passait entre la rivière et un verger de pommes, cueillit un maximum de fruits et en mangea une partie. Il alternait entre la marche et le vol pour se fatiguer le moins possible jusqu'à arriver aux confins de l'île Ladon. Là, il observa un paysage qui lui était jusqu'ici étranger : devant lui, à quelques kilomètres, il voyait la montagne au sommet enflammé dont la base était plongée dans l'océan, grouillant de monstres aquatiques. Sur sa droite ne se trouvait que l'horizon azur, déformé de quelques petits îlots flottants, inhabités pour la plupart, inhospitaliers pour les autres. À sa gauche, il distinguait à peine l'île des satyres, plus petite que la sienne, mais toute en longueur. Il aperçut aussi des ballons de transports qui chargeaient des troupes et s'envolaient en direction de son domaine. Il savait qu'il devait faire vite avant qu'ils ne débarquent dans sa cité devenue vulnérable. Il repéra un pont et l'emprunta en faisant attention de ne pas tomber. La passerelle tanguait sous l'influence du vent, et Usif dut redoubler d'efforts pour ne pas passer par dessus le cordage. Il entendit le passage craquer plusieurs fois et courut se réfugier de l'autre coté avant que tout ne cède sous son poids. Une fois sur le flanc de la montagne, il voulut voler jusqu'à la cime, mais ne parvint pas à décoller.
- C'est vrai, d'après mon manuel scolaire, l'air ici n'est pas assez dense, pensa-t-il. Je vais devoir y aller à pied.
Il commença l'ascension en empruntant le sentier qui semblait conduire vers le sommet. Il marcha pendant deux heures, tournant à plusieurs reprises pour ne pas se prendre les pattes dans des crevasses, utilisant des pistes qui montaient puis redescendaient pour mieux remonter encore, le conduisant dans un véritable dédale de routes sinueuses. Au bout du chemin, il aperçut une colonie de chevaux qui dormait. Les sachant inoffensifs, il voulut s'en approcher pour récupérer la nourriture qui traînait à coté d'eux, mais plus il arrivait à proximité, plus ce qu'il voyait l'étonnait. Des carcasses d'animaux étaient entassées au centre du groupe, pourtant il avait lu dans ses livres que les chevaux étaient herbivores. De plus, ces créatures ressemblaient de moins en moins à des chevaux. À la place de leur tête se trouvait un torse humain et Usif comprit immédiatement qu'il était tombé dans la tribu des centaures. Il stoppa et recula tout doucement, soucieux de ne pas les réveiller. Chacun de ses pas était très minutieux et il surveillait où il marchait pour ne pas faire craquer les branches qui traînaient au sol. Il avait atteint la sortie de l'enclos lorsqu'il se cogna dans un mur derrière lui. Instinctivement, il se figea, apeuré qu'un centaure ne fut alerté par ce bruit. Il vit au loin une créature remuer, se lever sur ses pattes, scruter les alentours puis se rendormir aussitôt.
Il soupira de soulagement et s'apprêta à partir, lorsqu'il se rendit compte que le mur dans lequel il s'était cogné était mou et poilu. Étonné dans un premier temps, il comprit rapidement qu'il s'agissait du torse du chef des centaures. Il se tenait debout derrière lui, les bras croisés, et le fixait du regard. Il poussa un cri tellement effrayant qu'Usif ne put retenir un hurlement de terreur avant de prendre ses jambes à son cou. Il entendait les galops d'une dizaine de chevaux, maintenant réveillés, qui le pourchassaient férocement. Il zigzaguait dans l'espoir de les semer à travers les chemins alambiqués qu'il avait parcouru plus tôt, mais les créatures connaissaient cette montagne bien mieux que lui. Il ne parvenait pas à les distancer. Il aperçut dans sa course l'orée d'une forêt à sa gauche et s'y enfonça le plus rapidement possible sans réfléchir. Il courait tout droit, tournait à gauche puis à droite, revenait parfois sur ses pas quand il tombait sur une voie sans issue, sans jamais se reposer. Il ne se permit de regarder en arrière qu'après cinq minutes de course effrénée. Il suait à grosses gouttes mais ne voyait plus personne à l'horizon.
Il souffla avant de se remettre en route pour sortir de cette jungle, mais il lui était impossible de se repérer à travers tous ces arbres. Chaque chemin ressemblait au précédent, lui donnant la sensation de tourner en rond. Il avait déjà mangé le tiers de ses provisions et commençait à s'inquiéter de la suite de son voyage. Était-il vraiment de taille pour un tel périple ? Après tout, ce n'était encore qu'un jeune enfant dragon qui ne pouvait pas cracher de feu.
- C'est grâce à ça que tu es le seul qui ne soit pas en train de geler, pensa-t-il pour se rassurer. Si j'avais pu manger du feu, j'aurai été comme eux à l'heure qu'il est, et le village aurait été perdu.
Il continua sa traversée à la recherche de la sortie, galvanisé par ses pensées réconfortantes. Après une heure de fouille, de bataille avec les plantes grimpantes et les insectes, et d'esquive des branches trop basses, il visualisa enfin le bout de la forêt. Il s'y précipita, mais tomba nez à nez avec un groupe d'humanoïdes mesurant plusieurs mètres de haut, pourvus d'un seul œil au milieu du front : les cyclopes. Il était encerclé. Impossible cette fois de fuir. Il tremblait de peur à la vue de l'immense chaudron qui bouillonnait ; il s'y voyait déjà plongé puis servi en guise de repas.
- Les centaures nous ont prévenus de ton arrivée, nous t'attendions.
Leurs yeux pétillaient à l'idée du festin qu'ils allaient déguster et ils salivaient abondamment en regardant leur proie.
- Attendez, dit-il avec une idée derrière la tête. Vous ne pouvez pas me manger comme ça, vous passeriez un terrible moment ! Je ne suis pas très savoureux si je ne suis pas accompagné des bons ingrédients.
- Tu essayes de gagner du temps, dit un cyclope en ricanant.
- Pas du tout, je sais que je n'ai pas d'issue. D'un coté il y a vous, de l'autre les centaures. Mon sort est scellé. Mais quitte à être englouti, autant que vous m'appréciiez comme il se doit.
- Que suggères-tu ? Questionna le cyclope à sa droite.
- J'ai repéré des bons ingrédients dans la forêt, qui iraient parfaitement avec moi dans votre bouillon, je peux aller les chercher pour vous si vous voulez.
- Ma foi, je n'y vois pas d'inconvénient. Pour te remercier, je te promets de te cuisiner de la meilleure façon possible !
Usif les salua et s'enfonça de quelques mètres dans la forêt avant de sortir tous les fruits de son sac et de les arranger de manière à ce qu'ils lui ressemblent. Il se souvenait avoir lu que les cyclopes avaient une très mauvaise vision et qu'ils étaient intolérants à tout ce qui n'était pas de la viande. Et particulièrement aux fruits qui avaient un effet soporifique sur eux. Il plaça sa sculpture sur des rondins de bois, remplit ses bras de diverses choses trouvées par terre ou dans les arbres et la poussa jusqu'à ses ravisseurs :
- Voila ce que j'ai pour vous ! Cria-t-il depuis un buisson. Avec ça, je serai délicieux !
- C'est très aimable à toi, dit le chef avant d'empoigner la pile de fruits et de la jeter dans la marmite. Il laissa le tout mijoter pendant une trentaine de minutes avant de servir la mixture à tous ses congénères qui tombèrent l'un après l'autre dès qu'ils eurent mangé. Une fois le dernier cyclope au sol, Usif sortit de sa cachette et traversa le campement en courant.
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