Il déboucha sur une prairie luxuriante, contenant plein de pommiers, de poiriers, et d'autres arbres fruitiers. Avec ça, il pourrait se ravitailler pour le reste du voyage. Il s'approcha d'un magnifique bananier et tendit le bras, lorsqu'il entendit un vrombissement et sentit la terre trembler. Il observa les alentours et repéra au loin un nuage de poussière qui se levait. Puis il se rendit compte que la nuée grossissait à vue d’œil à mesure qu'elle se rapprochait de lui. Il se concentra pour observer plus attentivement et aperçut deux yeux rouges et furieux, surplombés d'une paire de cornes immenses. Il s'apprêtait à affronter un taureau, mais au fur et à mesure qu'il arrivait, sa taille se faisait de plus en plus impressionnante. Le dragon réussit à esquiver la charge de l'animal de justesse et se tourna pour mieux jauger la situation. Il vit le taureau se dresser sur ses deux pattes arrières. Il avait une silhouette humanoïde et des membres à la musculature impressionnante. Soudain, le flash d'une image qu'il avait vue dans son livre préféré lui revint en tête ; elle parlait d'une créature possédant un corps d'humain extrêmement poilu et massif, et d'une tête de taureau : le minotaure. La bête le fusilla du regard et le questionna de sa puissante voix :

- De quel droit oses-tu cueillir les fruits de mon jardin ?

- Je suis désolé monsieur, s'excusa le jeune dragon apeuré. Je voulais seulement en prendre un ou deux pour m'aider pendant mon voyage.

- Hors de question ! Répondit-il sèchement. Je les fais pousser pour mon hibernation !

- N'y a-t-il pas moyen que je puisse en prendre un peu ?

- Voyons voir... je veux bien t'en donner un seul, mais il me faut quelque chose en échange.  Qu'est-ce que tu peux me proposer ?

- Il ne me reste pas grand chose. J'ai une boussole, une carte, une bouteille…

- Ça ! C'est ça que je veux.

- Ma torche ? Impossible, j'en ai besoin pour sauver mon village.

- Tes explications ne m'intéressent pas ! Il fait froid dans ma maison et allumer un feu me demande trop d'effort. Ceci me facilitera grandement la tâche.

- Écoutez monsieur, ils ont tous mangé un feu glacé et ils se congèlent au fil du temps, je dois...

- Attends un peu, ils sont tous refroidis à cause d'un feu empoisonné sauf toi ? Tu es donc le seul qui n'en a pas mangé. Serais-tu le fameux dragon non-pyrotarien ?

- Vous me connaissez ? Demanda-t-il les yeux écarquillés par la surprise.

- Ah ah ah ! Tout le monde connaît la légende du dragon qui ne supporte pas le feu ! C'est une veine que je tombe sur toi aujourd'hui. Il se trouve que ton père a réduit une bonne partie de mes terres à cause de ses flammes il y a longtemps. J'ai depuis toujours cherché un moyen de me venger. Je suis sûr que kidnapper son fils devrait faire l'affaire.

 Il tenta de l'attraper d'un geste rapide mais Usif, sauvé une fois de plus par ses réflexes incroyables, se mit hors de portée de l'animal et courut se mettre à couvert derrière l'arbre fruitier. Il entendait le minotaure grogner et se préparer à charger puissamment, lorsqu'une idée lui vint à l'esprit : il savait que le point faible des créatures bovines se trouvait sur le coté de leur tête. Il sortit donc sa torche, prêt à l'abattre d'un coup bien placé. Lorsque le taureau fonça sur lui, il s'écarta in extremis et lui asséna une volée derrière l'oreille gauche. La créature stoppa, et le dragon s'attendait à le voir tomber.

Mais ce qui suivit lui glaça le sang.

 Sa torche s'était brisée sous la puissance du choc ; il n'avait plus aucun moyen de ramener la flamme éternelle dans son domaine. De plus, son ennemi se mit à ricaner de plus en plus fort, puis se tourna vers lui avec un méchant sourire aux lèvres.

- Tu croyais m'avoir comme ça ? Toute ma famille a été assassinée de cette façon par les dragons il y a des décennies, lorsque je n'étais qu'un enfant. Je me suis depuis entraîné pour supprimer cette faiblesse. Ça ne fonctionnera pas contre moi !

 Il lança une autre charge que l'aventurier évita d'un cheveu. Mais le minotaure, habitué aux déplacements du dragon, réussit à changer de direction au dernier moment et le blessa à l'aile droite. Usif cria de douleur et voulut s'envoler pour échapper au massacre, mais l'air, pas assez dense, ne supportait toujours pas son poids. Il marcha difficilement jusqu'à un mur de pierres puis s'adossa et fit face à son adversaire. Quand il le vit foncer, le dragon ferma les yeux, s'attendant à un impact mortel.

 Qu'est-ce qui lui avait pris d'entreprendre ce voyage ? C'était évident qu'il n'y arriverait pas. Son père lui avait confié une mission impossible, il n'avait aucune chance. Ça le faisait enrager. Pourquoi était-il aussi faible ? Pourquoi cette infirmité était tombée sur lui ? Qu'est-ce qu'il avait fait pour mériter ça ? Avait-il été un monstre dans une autre vie ? Il allait mourir comme il a vécu. Comme un paria, sans avoir eu le temps de faire ses preuves. Dans quelques instants, il serait délivré de tous ses tourments. Son âme s'envolerait, condamnant ainsi toute son île. Ça en était probablement fini des dragons. À cause de lui.

 Un énorme choc retentit à coté de lui, mais aucune douleur ne survint. Les cornes du minotaure s'étaient enfoncés dans la pierre des deux cotés de sa tête et leurs visages n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Il pouvait sentir le souffle puissant du taureau sortir de ses naseaux et ce dernier lui annonça fièrement :

- Tu ne penses tout de même pas que je vais te tuer ? Mort, tu ne me serviras à rien, j'ai besoin que tu restes vivant pour que je t'utilise comme rançon.

 Il armait son bras pour l'assommer lorsqu'il poussa un assourdissant hurlement de douleur et détala en courant, une marque de brûlure sur les fesses. Usif, encore étonné par ce qui venait de se passer, n'eut que le temps d'apercevoir une forme humaine qui s'enfuyait en courant, une torche allumée à la main. Il ne demanda pas son reste et décampa lui aussi, sans penser à cueillir un fruit de l'arbre qui n'était désormais plus protégé.

 Il avait traversé la moitié la plus facile avant midi, mais il n'avait plus de quoi ramener la flamme, ni de ravitaillement ; le manque commençait à se faire sentir. Il était désormais dans la partie haute de la montagne, où l'atmosphère était glaciale.

- Même sans torche, je dois aller jusqu'à la flamme, pensa-t-il. Je trouverai une solution en route.

 Il sortit un petit manteau spécialement fabriqué pour lui, conçu en écailles de dragons verts, connus pour être les plus chauds. Il arpentait des sentiers enneigés, changeait de voie pour éviter les pentes raides ou traversait des ravins à l'aide d'arbres qu'il abattait. Peu après midi, au détour d'une corniche fine qu'il dut traverser très précautionneusement, il tomba nez à nez avec un imposant monstre vert, dont les canines inférieures sortaient de la bouche. Ses yeux étaient jaunes, et l'absence de cheveu sur le crâne confirma à Usif que c'était un orc. Mais à sa plus grande surprise, le colosse ne bougeait pas. Le dragon lui asséna un coup qui ne toucha pas sa cible. Il s'attendait à une contre-attaque, mais rien ne se produisit. Il lança un autre coup qui n'eut aucun effet, puis un troisième, un quatrième, et un cinquième, sans jamais faire de dégâts. Il voulut frapper une dernière fois, mais suspendit son geste lorsqu'il se rendit compte qu'il luttait contre une vision due à son manque de nourriture. Il continua donc son chemin, conscient de la difficulté dans laquelle il se trouvait. Il atteignit le pied d'une falaise et n'eut pas d'autre choix que grimper. Après une heure d'escalade de plus en plus laborieuse, la fréquence de ses hallucinations augmentait, et l'ascension se faisait moins rapide. Il se surprit à tituber, reculant de deux pas lorsqu'il en faisait un, puis l'absence de vivres eut raison de lui. Il lâcha prise et s'effondra sur le sol, épuisé. Il jeta un dernier regard désespéré vers le sommet avant de perdre connaissance.