2. Terres de lune
« Il y a quelque chose dans le sentiment de ne pas connaître son environnement, de ne pas voir la couleur des choses telles qu’elles apparaissent, mais telles qu’elles sont réellement. Il y a quelque chose à propos de l’inconnu, du calme et du froid. Quelque chose de non dit dans le noir, que je ne peux pas vraiment exprimer, à la fois terrifiant et beau.
— Auteur inconnu »
Londres, 2011
— Camden enfin ! s’exclama Alex.
Julie sauta du car et regarda autour d’elle avec curiosité. Une légère déception l’envahit. Après toutes les histoires qu’elle avait entendues sur ce quartier et son marché unique au monde, la réalité s’avérait quelque peu moins colorée. Avec à peine quelques livres sterling en poche, elle ne comprenait pas vraiment l’enthousiasme général de ses camarades devant les magasins et les cafés. Mais la vue de l’immense dragon sur la façade en face dissipa immédiatement ses doutes.
Elle leva la tête pour découvrir un ange sombre et décalé au sommet de la maison suivante. Absorbée dans la contemplation de l’architecture, Julie n’entendit qu’à moitié les mots prononcés par son professeur.
— Tout le monde a noté mon numéro ? On se retrouve ici à dix-huit heures alors. Et par pitié, faites attention en traversant !
Leur classe de rhéto se dispersa dans la foule dense de la matinée avec des cris d’excitation. Alex entraîna son amie du côté des boutiques. La jeune fille aurait voulu commencer par les étals de l’autre côté de la rue, plus accessibles, pensait-elle, à son maigre budget. Mais son amie ne voulut rien entendre. Une liste de magasins en main, elle semblait avoir une idée précise de l’endroit où elle songeait à aller.
L’étudiante, distraite par l’agitation ambiante et les odeurs de nourriture qui titillaient ses narines et la faisaient déjà saliver, la perdit rapidement de vue. Elle jeta un regard inquiet autour d’elle et finit par découvrir Alex non loin de là, à l’entrée d’une petite friperie.
— Mate-moi ça ! s’enthousiasma-t-elle. C’est le manteau de mes rêves !
Julie examina le long vêtement gris d’un œil circonspect. Elle n’en apprécia ni la coupe ni le style.
— C’est vrai qu’il t’irait bien, se força-t-elle tout de même a dire.
— Tu trouves ?
— Évidemment ! Avec ce pardessus en similicuir, il ne te manquerait plus que le pieu en bois pour ressembler à une véritable chasseuse de vampires !
Alex lui lança un regard noir. Elle s’esclaffa et lui pointa l’étiquette du vêtement.
— Oh purée ! protesta son amie. Plus de cent livres, la bonne blague ! Je n’ai même pas autant sur moi.
— Tu as tout dépensé au McDo hier, lui rappela Julie.
— Ne m’en parle pas ! Je suis trop dég là !
— Et si on continuait ?
Alex s’éloigna à regret du mannequin. Une fois la boutique dans leur dos, ils reprirent leur marche, plus lentement. À l’entrée d’un magasin de babioles, Julie acquit une tasse blanche ornée du slogan « I ♥ London ».
— Ça me fera au moins un souvenir à ramener à mes parents, se réjouit-elle.
— Mouais… Tiens ! Qu’est-ce qu’il vend lui ?
À l’entrée d’une ruelle perpendiculaire se tenait un homme vêtu d’un imperméable beige. Julie ne le remarqua pas immédiatement, fascinée par l’immense sculpture dans son dos. Elle se demandait ce que pouvait bien représenter cette créature étrange suspendue dans les airs. Un croassement la ramena au moment présent.
Alex avait rejoint le curieux vendeur et sa minuscule table faite de caisses en carton empilées. Son regard était focalisé sur le corbeau perché sur l’épaule de l’individu. Mais l’homme ne lui prêtait pas la moindre attention. Ses prunelles vertes fixaient Julie sans ciller.
— Moonstones, annonça-t-il avec un geste vers sa marchandise. Very helpful for any new beginnings. Come and see, young girl.
Julie s’approcha de l’étal de fortune à pas prudents. Son amie avait délaissé l’oiseau pour se concentrer sur les cailloux dispersés devant eux. Alex en souleva un à hauteur de ses yeux.
— Ça n’a pas l’air de pierres de lune, grommela-t-elle.
La jeune fille se pencha pour observer elle aussi les pierres. Beiges, rosées ou jaunâtres, elles ne ressemblaient en effet pas à l’idée qu’elle s’en faisait.
— Pourtant, celles que vous voyez là sont des vraies, intervint le vendeur en français. Celles à l’aspect bleuté sont en réalité des contrefaçons.
— Vraiment ? s’étonna Julie.
— Oui, malheureusement. Ce sont pour la plupart des labradorites blanches, quand il ne s’agit pas d’une vulgaire imitation en verre teinté !
— Je ne m’y connais pas assez en pierres, avoua-t-elle. Comment savoir que vous n’allez justement pas nous vendre du faux ?
Un sourire illumina les traits de l’homme. Il passa une main fatiguée dans ses cheveux en bataille avant de replier la nappe d’un geste sec.
— Un livre sur le sujet doit se cacher quelque part dans mes étagères. Pourquoi ne viendrais-tu pas vérifier par toi-même ?
— Kraaa, approuva le corbeau.
La jeune fille pencha la tête de côté, un peu mal à l’aise. Un regard autour d’elle lui apprit qu’Alex avait une nouvelle fois disparu dans la foule.
— Je n’ai pas pour habitude de suivre des inconnus, commença-t-elle.
— Allons, la librairie n’est située qu’à deux pas, la rassura-t-il. Au fait, je m’appelle Jason.
— Julie.
— Voilà nous avons fait connaissance à présent ! dit-il avec un clin d’œil.
Son baluchon de pierres en main, il ouvrit la voie.
Sans surprise, Julie constata que son guide avait dit vrai. Une centaine de mètres plus loin se dressaient en effet quelques étagères abritées sous un auvent de bois. Les ouvrages s’empilaient sur les planches et dans les caisses un peu partout autour de l’entrée. Un panneau, d’une belle écriture curviligne, annonçait que la boutique reprenait les livres d’occasion.
Julie hésita sur le pas de la porte. À l’intérieur, les bibliothèques s’élançaient jusqu’au plafond. Tout était ici plus ordonné qu’à l’extérieur. Les différentes sections traitaient surtout de philosophie et de psychologie, mais d’autres sujets comme l’art ou les romans jeunesse étaient représentés. Elle remarqua la statuette de corbeau perchée au fond du magasin. Le véritable volatile avait quant à lui disparu.
— Tea ? lui proposa Jason.
La jeune fille saisit distraitement la tasse qu’il lui tendait. Elle secoua la tête pour dissiper le trouble qui l’avait envahie. Dans un éclair de lucidité, elle se demanda soudain pourquoi elle était venue dans cette partie du marché. La pierre qu’elle tenait encore serrée dans sa main lui rappela qu’elle devait voir un livre.
Elle reposa l’objet sur le comptoir.
— You may keep it, intervint son hôte. Garde-la, elle pourrait te servir par la suite.
— Je ne comprends pas, murmura Julie après une gorgée brûlante.
— C’est normal. Et je ne m’attends pas à ce que tu comprennes.
Les haut-parleurs diffusaient du Led Zepplin. Julie se perdit dans les notes de Stairway To Heaven. Le regard consterné qu’elle adressa à Jason n’eut comme effet que d’arracher un soupir à celui-ci.
— Que voulez-vous réellement ? finit-elle par demander.
— On y vient enfin ! Je souhaite juste t’aider. Tu en aurais bien besoin pour calmer ces rêves, n’est-ce pas ?
De surprise, Julie lâcha sa tasse. Elle se fracassa au sol et répandit le liquide sucré sur leurs chaussures.
— Je…
— Ce n’est pas grave, l’arrêta Jason. Ce n’est pas le plus important.
Elle recula de deux mètres.
— Comment savez-vous pour les cauchemars ? souffla-t-elle.
— Disons que je l’ai senti, répondit-il avec un sourire. À quoi ressemblent-ils donc ?
— Vous n’allez pas me croire…
— Try me !
— Ce sont… je ne peux pas vraiment les décrire. Ce sont des monstres, des créatures aux longues dents acérées. Leur corps est fait de cette brume noire, et il ne cesse de changer de forme. Ils arrivent, dès que je ferme les yeux le soir. Ils m’étouffent toutes les nuits, sans que je puisse les chasser ! Le psy a affirmé que ce ne sont que des angoisses liées aux examens qui approchent.
— Désolé de te contredire, mais ton docteur est un idiot.
Julie se déplaça encore de quelques pas vers la porte.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que vous en savez plus que lui ?
— Assieds-toi à la fin ! Personne ne t’empêche de partir, mais tu y gagneras à découvrir ce que j’ai à te dire.
— Alors cessez de tourner autour du pot ! s’emporta la jeune fille.
— Bien, puisque c’est ce que tu veux. Écoute-moi attentivement parce que nous n’avons que peu de temps.
Julie accepta à contrecœur de poser ses fesses sur le bord d’une chaise encombrée de magazines. Cet étrange personnage commençait à l’intriguer au plus haut point.
— Notre monde est bien plus que la partie visible que tu connais depuis ta naissance. Comme un mille-feuille, la réalité est constituée d’une infinité de dimensions superposées. Aucune n’est plus importante qu’une autre, elles s’imbriquent toutes, reliées entre elles sans l’être entièrement. Leur contenu est cependant différent. Me suis-tu ?
Julie fronça les sourcils.
— Pas vraiment non.
— Ce n’est pas évident à comprendre, je sais. Mais si tu peux concevoir que tes yeux ne peuvent te montrer la totalité de ce qui existe dans les nombreux plans, ce sera déjà un bon début.
— Alors, ces monstres…
— Ce que tu appelles « monstres », nous les nommons « entités » ou « ombres ». Ce sont des créatures semi-pensantes. Elles peuvent être neutres ou, comme tu l’as découvert, malveillantes. Elles vivent dans une facette différente du monde. Un univers parallèle, en quelque sorte. Malheureusement, le ratio est tel que tu as bien plus de chances de tomber sur les mauvaises que sur celles qui ne tenteront pas de te nuire.
La jeune fille leva timidement la main.
— Oui ?
— Vous avez dit « nous ». De qui parlez-vous ?
— J’y viens, patience, sourit Jason. Que connais-tu du monde occulte ? Pas grand-chose, je suppose. De notre côté, deux organisations secrètes se partagent le pouvoir. Il s’agit de la Fondation et de la Confrérie. Soumis à des règles archaïques, leurs membres évoluent dans des cercles très fermés et ne se mélangent en général pas au reste de la population. Leur influence n’en demeure pas moins certaine, que ce soit au niveau local ou international. Peut-être crois-tu n’avoir jamais rencontré un adhérent de l’une ou l’autre ? Laisse-moi te dire que si. Même si tu ne t’en es pas rendu compte au premier abord, ils gangrènent l’ensemble des institutions officielles. Dès que tu as à faire avec une quelconque administration, tu croises forcément des sorciers.
— Vous voulez dire que je suis aussi une sorcière ? s’enthousiasma Julie. Comme Harry Potter ?
— Non. Et encore non, s’esclaffa Jason. Oublie un peu ces romans ! Cette histoire complètement fantaisiste est à double tranchant. D’un côté, elle nous protège des regards trop inquisiteurs. Mais d’un autre, trop populaire, elle a dénaturé la véritable essence de notre art. La magie est avant tout question de manipulation d’énergies, pas de sorts lancés de la pointe d’une baguette. Mais toi, tu es différente. Une fois que tu auras dominé tes ombres, tu auras accès à tellement plus…
— Parce que je peux les contrôler ?
Le libraire acquiesça, comme si cela lui paraissait évident.
— Et si nous partions en balade à présent ? suggéra-t-il. J’ai quelque chose à te montrer.
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