Alice
Samedi 21 octobre 2023
Dans la voiture, attendant que cette putain de barrière veuille bien s'ouvrir, mes doigts tapotent d'impatience sur le volant. Avant même qu'elle termine sa course, j'enclenche la première et démarre en trombe. Le parking s'avère quasiment plein. Par chance, je possède un petit gabarit, j'arrive à me garer entre deux monospaces. Rapidement, j'attrape mes affaires, verrouille la voiture et je fonce vers l'entrée principale, car le portail des employés se ferme à dix heures pétantes.
Aujourd'hui, premier week-end des vacances de la Toussaint, les deux caisses sont prises d'assaut par les clients. Je fouille dans mon sac pour en retirer mon polo rouge avec le logo du parc. Je l'enfile maladroitement par-dessus mon haut et tout en m'excusant, je me faufile à travers la foule.
Pour me rendre au bureau, je dois traverser une partie du parc, défiguré pour la fête Halloween. Je repère l'énorme citrouille que j'avais repeinte un mois plus tôt. Lors de cette activité, faute d'avoir trop trempé mon pinceau, la peinture avait coulé en dehors de l’œil. Ne pouvant pas reprendre ma connerie, j'ai ajouté une larme noire à l'autre œil. Si vous voyez une citrouille pleureuse, avec une bouche de traviole, c'est mon œuvre.
Devant l'attraction « Les chevaux express », je prends quelques minutes pour admirer ma décoration préférée du lieu : la maison de la sorcière d'Hänsel et Gretel. Selon le côté où vous arrivez, vous verrez la partie enfantine, colorée, avec des sucettes géantes pour les arbres, des pots de fleurs en forme de cupcakes, des poteaux devant la porte en sucre d'orge et des fenêtres en réglisses multicolores. Ou la partie cauchemardesque, avec un chemin de pierres grises menant à une forêt d'arbres calcinés habillés de toiles d'araignées. Le sentier se termine devant un énorme chaudron d’où s'échappe une fumée verte. D'un rire hystérique, une sorcière cabossée, au nez crochu, mélange la mixture dégoûtante, à l'aide d'un grand bâton.
Je sors de ma contemplation lorsqu'une personne me bouscule sans ménagement. Elle continue sa route sans un pardon, ni un « merde ». Tout en levant les yeux au ciel, je souffle d’exaspération. Je reprends ma marche jusqu'au local à clé. J'en récupère un trousseau sans un regard sur le tableau d'attribution des manèges, puis me dirige vers le bureau pour récupérer la radio. Quand je pénètre dans le bâtiment, Gary raccroche sans précaution le téléphone fixe.
— Une mauvaise nouvelle ? Questionné-je en m'avançant avec précaution vers lui.
— Je dois réorganiser le planning, j'ai deux absents, explique-t-il d'une voix embêtée.
— Je ne m'inquiète pas pour toi. Si Christophe arrive à faire tourner la machine avec un verre dans le nez, toi, tu vas cartonner, rassuré-je en déposant mes fesses sur son bureau, tout près de lui.
Il jette son stylo et prend une position nonchalante au fond de son fauteuil.
— Et puis ce n'est qu'une semaine, ajouté-je.
— Une semaine de trop !
— Ce n'est pas gentil pour nous, opérateurs manèges.
— Tu sais bien que je préfère être au poste. C'est mon métier, aider, soigner les gens.
— Mais attends, tu feras la même chose. Tu vas nous aider. Tu es le seul dans ce parc à faire attention à nous, à prendre en considération nos problèmes. Si l'un de nous est blessé, malade, tu es le premier sur les lieux. On est tous contents que ça soit toi qui remplace Christophe. On a confiance en toi.
Il ne répond pas. Il se contente d'afficher un sourire.
— Et toi, comment vas-tu ? me demande-t-il.
— Ma cheville va bien et pour les migraines, elles se reposent.
— Si ça ne va pas, tu viens m'en parler.
— Yes !
— Sinon, rien d'autre ?
— Va droit au but.
— Tes études, ça va ?
— Magnifique ! Mon père a ouvert sa bouche.
— En effet.
— Je n'ai pas eu le choix.
Je remarque de l'incompréhension dans son regard, alors je lui explique ma situation.
— Je vais faire court. Pour continuer ma formation, je devais avoir un stage, mais il s'avère que le directeur du lieu où j'étais a refusé de me reconduire. Pas de stage, pas de deuxième année. Je n'ai pas pu l'expliquer à mon père. Tu le connais, c'est une tête de mule.
— J'en connais une autre, me rétorque-t-il en riant. Je lui rends son sourire, puis je continue.
— Et puis ça me plaisait pas. J'ai repris les études pour ne plus avoir mon père sur le dos. En ce moment, je cherche du travail, vu que la saison au parc est bientôt terminée, mais ce n'est pas facile. Sans parler du fait que je suis obligée d'entamer mes économies pour payer mon loyer. J'espère trouver assez rapidement.
— Je sais que tu vas trouver. Tu as de grandes capacités, tu dois avoir un peu plus confiance en toi. Je t’admire pour ton courage, ta générosité, ton professionnalisme et ta force. Tu es un rayon de soleil.
Sur ses paroles réconfortantes, une chaleur me monte aux joues. Je le remercie en bégayant des mots indéfinissables. Un sourire apparaît sur son visage marqué par l'âge. Je ne peux plus m'empêcher de suivre ses lèvres du regard. Il me parle, sa bouche remue, mais je n'entends rien. Je me demande bien quel goût elles peuvent avoir. Je me mords doucement la lèvre, pour m'empêcher de faire une grosse connerie. Raté ! Mon cerveau dit une chose et mon cœur une autre. Je décide de suivre ce dernier.
Je pose mon index sur sa bouche, le stoppant net. Je m'approche, mon regard cherche le sien. L'ayant capté, je dépose timidement mes lèvres sur les siennes. Elles sont si douces ! Sa moustache me chatouille agréablement. Il ne réagit pas. J'accentue mon baiser. Soudain, il se raidit, je me retire. Je baisse les yeux, car je discerne son regard surpris sur moi. Avant qu'il ne dise mot, je me lève et sors précipitamment du bureau.
Je m’appuie contre la porte avec un sourire béat. Je me remémore notre baiser, son regard et... Subitement, sans crier gare, ma respiration et les palpitations de mon cœur s’accélèrent, une chaleur suffocante m'envahit, mon ventre réagit aussi. De la honte ! Voilà ce que mon corps me fait comprendre. Je réalise ce que je viens de faire.
— Et merde !
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